samedi 2 mai 2009

Mandiargues: colloque et relecture


On peut lire le programme détaillé du colloque organisé à l'occasion du centenaire de la naissance de Mandiargues à cette adresse:
J'en profite pour publier ci-dessous un texte qui attendait depuis au moins dix ans de figurer dans un ensemble qui n'a pas vu le jour. Mais la modernité de Mandiargues est toujours active.

 

Du dégoût de l’art chez Mandiargues

ou les histoires sont toujours trop belles

 

Les têtes vont au panier comme des roses.

(La Marge)

 

 

Il n'est pas rare que la réputation de tel écrivain soit aux antipodes de son œuvre, c’est-à-dire de ce qui fait qu'il a transformé le langage de son époque et continue à le faire aujourd'hui et que nulle autre œuvre ne le fait comme elle le fait. Les lectures ne manquent généralement pas : surtout les lectures prescriptives[1] mais aussi les lectures savantes qui découpent l'œuvre en autant de facettes que l'Université s'est pourvue de spécialités, et encore les lectures empathiques, amicales mêmes, de celles qui font briller le lecteur plus que l’œuvre. Autant de lectures qui font souvent de l'œuvre d'écriture qui empêche ensuite d'écrire avec l'époque, autant de lectures qui en font souvent un cadavre, un squelette, une stèle, un tombeau.

Mandiargues, par exemple.

Mandiargues, dit-on, serait un esthète. Mais il suffirait de visiter le Palais National de Barcelone avec Sigismond pour (sa)voir que « le monde de l'art (... ) c'est comme une formidable boucherie ». Certes, « une boucherie spéciale, officielle et luxueuse ». Mais voilà : « les morceaux d'art sont aplatis contre les murs, incrustés parfois dans le ciment ou le crépi, tenus souvent par les crocs de fer ». Et Mandiargues nous tient fermement par la main, d'une fermeté aussi magnétique que l'est la présence de Sergine au côté de Sigismond. Il nous tient la main pour que s'entende le discours indirect libre de la narration de La Marge, en son centre même, sur l'hygiénisme des musées, ces lieux de « culte rendu à de charogneux restes » par « les dévots de l'art ». Aussi les barcelonais fréquentent-ils plus les quartiers de putes que les musées car « peut-être à Barcelone les gens sont-ils moins fous qu’ailleurs, ou peut-être sont-ils en retard sur les folies internationales ».  Ce roman date de 1967, les queues pour les musées (nationaux) ne faisaient que commencer à s'allonger !

Vingt ans auparavant, en 1946, après ce que l'on sait en l'oubliant toujours aussi vite, Mandiargues publie Le Musée noir. Il ne s'y arrête pas au constat de faillite d'une « civilisation », d'une « culture », le titre invite à un parcours, mieux à une plongée, une visite pour le moins.  Désormais, semble-t-il suggérer, il faudrait que « les petites orphelines » – qui ne l’est orphelin ? le lecteur l'est toujours quand il est à l'écoute, la main disparue de ses parents, ses tuteurs, ses « senseurs », car sa responsabilité[2], sa vie entière, faudrait-il dire, est engagée alors ; mais quelle éthique dans cette écoute ! et qui peut prétendre lire ? – il faudrait que « les petites orphelines » entendent « raconter une belle histoire qui fait frissonner au milieu de la nuit : une histoire de fourrure et de sang ».  Mandiargues ne fait pas dans la parabole chrétienne.  « Le sang de l'agneau » qui ouvre Le Musée noir, n'est pas une histoire de Rédemption. Et si l'héroïne se nomme Marceline Caïn, Mandiargues le dit vingt ans plus tard à propos de ces nouvelles : « Que des souvenirs bibliques viennent nourrir chez eux le goût de l'art, voilà qui n'est pas improbable ».  Mais, comme « chez Sigismond, qui fut élevé à lire la Bible au moins à l'égal d'un jeune yanki, c'est le dégoût qui domine ».

La sexualité d'une pré-adolescente de quatorze ans a ses jeux, ses rites mêmes - s'allonger et poser sur sa poitrine dénudée son « amour de lapin » – sans qu’« aucune image masculine, féminine ou simplement bestiale ne donn(e) à son trouble une forme précise ». Le père est pourtant un « ruminant » que sa femme a un jour qualifié de « bouc ». Toute initiation est passage comme ici la défloration : écoulement sanguin. Celle-ci est une boucherie. Du grand art donc ! Il y a d'abord les « trois cadavres de femmes colossales » qui font se raidir Marceline : « trois espadons géants saignés à la gorge » qu'accompagneront un peu plus tard, dans la mémoire visuelle de l'héroïne, les tortues « grimpant les unes sur les autres ». Si Éros convoque Thanatos, ce n'est pas chez Mandiargues pour décliner un cliché ressassé, un mythe rabattu : l'archi-connu est rendu au processus de connaissance. Les renversements font du récit une refondation des récits fondateurs : le lapin, objet d'amour, est mangé, certes après qu'on eut fait croire à Marceline d'abord à un « petit ragoût d'agneau de lait » avant de « tout » lui dire et de constater que « cette enfant n'a pas de cœur ». Cette eucharistie, ce repas qui « ne se prolongea pas plus qu'on pense », prélude à une Passion des plus complexes.  Passion puisque le destin gouverne.  Le récit n'est pas la démonstration d'une liberté de ses acteurs comme dans le roman bourgeois : le récit de Mandiargues est proche de la légende comme le récit de Faulkner est l'épopée sur les bords du Mississippi après le commerce triangulaire. Et Marceline va droit « vers le cabaret Corne de Cer et vers les cabanes du boucher Pétrus ». Ces cabanes qui sont des bergeries ! Ces dénominations ne trompent pas : la réécriture est celle des évangiles, celle de la Passion christique. Le boucher Pétrus est un « grand nègre barbu » et « il danse tout seul sur l'estrade avec les grâces d'un oiseau de paradis mâle au temps de l'amour ». Alors tout dans le récit, mais c'est toujours ainsi avec Mandiargues, tout participe à une fête du langage (« une fête magnifique et un peu sale ») qui est une fête érotique, poétique, politique et éthique : le sang et le blanc, le meurtre et le noir, la pénétration et l'innocence, les enchaînements et le destin, le sacré et le blasphématoire, la responsabilité et l'irresponsabilité, tout s'emmêle dans des figures redoutables : une confusion de l'humain et de l'animal, « un certain genre de bonheur obscur » aussi jusqu'à « cet embrassement hideux » qui « écartèle et rompt » Marceline. Jamais une pendaison ne fut comparée à une noyade : Mandiargues récite une détresse, celle de ce second Christ qui laisse à Marceline son couteau qu'elle n'utilise pas pour le sauver mais pour s'éloigner vers d'autres bords, d'autres meurtres que la société jugera bien vite puisqu'il lui faut un coupable.  Mandiargues ne confond toutefois pas tout quand il distingue « les hommes raisonnables, et les autres [qui] ne les contredirent pas » dans leur jugement, des « quelques vieilles femmes » qui « ajoutèrent que le nègre avait sûrement été frappé, cette nuit-là, par un "coup de lune" ».

Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas de faire sa part à l'irrationnel. Il s'agit bien plutôt de confondre, dans tous les sens du terme, nos assurances, nos fins et nos faims. Les légendes de Mandiargues sont pour aujourd'hui encore et « ses perpétuelles références à l'artistique dès qu'il est question de manger, au comestible dès que l’on entre au musée » sont, parmi d'autres qui les continuent, les redoublent, les répètent - au sens de Kierkegaard -, l'emblème de ce travail que son œuvre poursuit.

Mandiargues n'est pas un esthète : il fait avec la confusion du monde, la confusion des êtres, de l’art de la vie, ce qu'on peut essayer d'en faire qui transforme au maximum notre langage, notre être, notre vie : le poème d'une relation «une flèche d'amour ». Mandiargues est un poète, un artiste si l'on préfère, qui a au plus haut point le dégoût de l'art. Ce qui serait la seule façon de sauver les œuvres et, d'une certaine façon, notre vie avec elles ou, ce qui serait plus juste, de co-naître les œuvres et notre vie avec, car le salut évoque souvent un au-delà qui ne me semble pas du tout être la préoccupation de Mandiargues. Bref, Mandiargues, s’il est poète de son écriture, l’est aujourd’hui contre tous les esthètes et les esthétismes qui veulent sauver la poésie, la littérature, l’art. Vive le dégoût de l’art, de la littérature et de la poésie ! Qu’on ne nous raconte plus de belles histoires !

 

Serge Ritman

 

 


[1]. Mandiargues est toutefois absent des institutions scolaires étant donné la chape de plomb censurante sur tout ce qui peut envisager un tant soit peu une érotique du langage sans compter la censure ouverte à l’encontre de tout ce qui vit sexuellement...

[2]. Mandiargues utilise le mot à la fin de « Mil neuf cent trente-trois »,  cette longue nouvelle qui ouvre Sous la lame (Gallimard, 1976) : il faudrait ne pas taire cette part(icipation) du politique résistant à tout ce qui dans l’époque et au-delà atteint à l’intégrité humaine. Les charges d’une virulence inouïe contre le « furhoncle » (Franco) dans la Marge tout comme les débordements des chemises noires de Ferrare, de l’église au bordel, qui font l’acmé de cette nouvelle dont le titre fait date dans l’histoire européenne, nouvelle dans laquelle le héros s’identifie à « ce beau pays », l’Italie, son avenir : « cela finira mal… Et pour moi, comment cela finira-t-il ? Ou plus sérieusement comment vais-je finir ? » Où la fascination érotique (le fascinus est ici un bel cazzo) est également fascination politique, fascination poétique : l’hymne fasciste se mêle à l’ouverture du Triomphe de Bacchus et d’Ariane de Lorenzo de Medici.

 

Aucun commentaire: