vendredi 23 décembre 2022

Alice Neel ou la (re)naissance de la peinture à Harlem

 


du clair au foncé

la main bien parée

répond au poing 

ou à la cigarette entourée

comme si les livres 

et les carreaux de la chemise

se répondaient dans le regard

lointain et les lèvres

prêtes à te dire 

dans les ombres des corps 

qui viennent se tenir 

serrés prêtes à 

se soulever ensemble

pour une renaissance

à Harlem ou ici

 

                        Rita and Hubert (1954)

 

 


le visage fait l’humanité avec

sa robe chamarrée et surtout

sa main

travaillée par les soins prodigués

jusque dans les yeux puissants

et les rides du front brillent

d’une espérance qu’un seul

sein peut donner

pas à cette petite prise

dans la folie du monde

injuste la bouche en demande

mais comme encore le tableau

s’inachève dans une peinture

vive comme

sa main 

je te la donne

par-dessus nos années

ta république en 1972

avait ses yeux

 

 

                        Carmen and Judy (1972)

 

lundi 12 décembre 2022

tu es parti avec - vers l'ami Jérôme Roger (1950-2022)

 tu es parti avec

 

à l’ami Jérome Roger qui nous a laissé sa voix le 30 novembre 2022

avec toute la force de ses lectures de Charles Péguy

 

 

tu es parti avec

le rêve d’un

livre qui traverse l’air

de se dire encore

la vie la mémoire

vive d’un penser

en vers quand tu lis 

les ballades

du cœur qui a tant 

battu

 

 

tu es parti avec

l’ordre même du cœur

devant les dunes et l’arrondi 

d’un océan le fracas

en désordre des vagues

qui recommencent

comme les battements

de ton cœur en plein

vent tout contre 

l’ordre la commotion

du souffle l’organique 

d’un désordre résonnant

 

tu es parti avec

leurs voix aux plus anciennes

chansons qui font la ronde

des signatures ces mêmes

recommencements d’appel

en appel du cœur des lectures

bien loin de la littérature

tous les humbles psaumes

qui tiennent

voix debout 

debout dans l’inquiétude 

invincible

 

tu es parti avec 

ce point de voix le cœur 

d’un enfant qui joue 

aux billes

dans l’air d’une ritournelle

pour mordre la bête

et rire d’un grand coup

d’aile avec l’espérance

des destins fraternels

jusqu’en la folie

de nos carnavals 

de rimes

 

tu es parti avec

la rage d’amour et la joie

dans ce grand bois

où vivre une cicatrice

un effondrement une

inquiétude un point

de suture mal joint et le ciel 

profond le seul océan le seul abîme

sans fond toute la divine

folie pour que culbute

cul par-dessus tête

la morale hypocrite

 

tu es parti avec

tirées des tripes arrachées

du cœur les improvisations

en échos entrelacés dans un réseau

de tu bouleversant nos habitudes

de lecture renversant l’éloquence rendue

à son impuissance son

imposture pas un jeu

ce trouble des reprises

des airs rejoués

dans les déliaisons de nos

rencontres inattendues

 

tu es parti avec

ce vase mal délavé d’une oreille

tendue dans le labyrinthe de ton

écoute entre la détresse

et le rire appel et rappel

toujours ces jeux de ta mémoire dans

mes oublis dans ce fatras

comme un cheval époumoné craignant

plus que tout un ordre mort quand

c’est le ton de ta matière

qui organise le corps

de nos recroisements

 

tu es parti avec

un affleurement perpétuel

de voix qui s’entendent 

au présent de la relation

la reformulation en pleine vie 

déroutante

quand l’épopée toute ma petite vie

trouve des délires pour 

chanter la complainte

à ton cœur la légende

à tes jours et ces

œillets aussi à la chaleur du jour

 

tu es parti avec

le flot désendigué

trop trempé de soupe

en excroissances rebelles

et acharnées pour dégorger mon

amertume alors délavée

dans toute l’écume d’un certain malheur

sans céder sur ton désir

qui me hante dans toute

ta retenue blanche

une amitié désormais songeuse

dans cette nuit cruelle

 

tu es parti avec

tout le royaume de la perdition quand 

la rupture à la verticale 

de la multitude crie le secret de cette 

psalmodie toute l’évocation

organique des accents bibliques à corps

perdu de ton amour

à la croix des deux

routes quel chemin monte quand

l’autre en contre-bas résonne encore

ma passion de te dire

sans aucun plan

 

tu es parti avec

sans tomber dans l’oreille

d’un sourd un air chanté un air

très simple un air populaire toute l’horreur

du magistère et le bonheur

la joie de bafouer ce qui y prétend de défier

les maîtres de la parole

dite alors de pic en pic

ma jubilation danse tout le long de ton

carnaval le rire le meilleur de la vie

qui ne s’épuise pas jamais ne s’épuise

à ces recommencements

 

 

 

On peut écouter une conférence de Jérôme Roger à Cerisy-la-Salle (colloque Charles Péguy qu'il a dirigé avec Claire Daudin en 2014): https://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/2899.
 

vendredi 25 novembre 2022

Poèmes avec des dessins de Jean Anguera

 

Deux poèmes avec des dessins de Jean Anguera, deux fois trois livres manuscrits dans la collection d’Éric Coisel, 2022

 

pluie de plis, dans ta main

 

immenses dans la plaine 

argileuse les lignes 

emmêlées de ta main

 

dans une pluralité de plis

où se perdre sans savoir

avec tout l’inconnu de ton

 

cri

 

il survient comme surgit

une alouette en travers

de l’horizon

 

ce peuple de silences

revenu en gerbe dans

ta main

 

 

ton air explosé, sous mes pas

 

je ne sais pas

si je verrai encore

le paysage de ta peau

quand se répète

l’immense germination sous

mes pas tu me

 

traverses dans les interstices

d’un grand vent

je vois l’air

de ton sourire explosé

et le grain de ta 

beauté en plein milieu de nos

 

incertitudes

 












vendredi 12 août 2022

Motifs en spirale

 Motifs en spirale

                            pour Claire le 11 août 2022

 


Tes enroulements font-ils

mes circonvolutions ?

 

Ta croissance infinie 

m’enivre tous les jours.

 

Tu montes, tu montes

et je deviens ton escargot.

 

Combien de révolutions 

pour t’approcher en m’éloignant ?

 

Encore une giration et me voilà

dans ta courbe de poursuite.

 

Mon empreinte digitale correspond

exactement aux spirales de ton âme.

 

Ton enroulement amoureux génère

combien de circonvolutions poétiques ?

 

J’aime les torsades de ta voix

pour donner élan à ma phrase.

 

La spirale de mes rêves dessinera-t-elle

la gidouille de ton royaume ubuesque ?

 

Mes timbres, tes espaces, nos mouvements,

la matière des tourbillons d’une nuit étoilée…


(extraits d'un livre en cours)

mercredi 27 juillet 2022

Jean-Luc Parant nous a laissé sa main pleine de boules et de textes sur les yeux

Et je continue mais je ne continue rien. Ce qu’il y a surtout c’est que je ne suis pas encore mort, et que ces boules ne pourront pas s’arrêter tant qu’il fera jour puis nuit, nuit puis jour tout autour de moi et qu’il y en aura une sous mes pieds et une infinité au-dessus de moi.

Jean-Luc Parant, Mes yeux ne s’arrêtent jamais de voir ni mes mains de toucher (texte publié dans la revue Triages en 2012, texte qu'il m'avait envoyé)

Jean-Luc Parant nous a laissé sa main le 25 juillet à Caen, sa main pleine de boules et de textes sur les yeux. 

J'embrasse Kristell et tous les siens. 

Nous continuerons à rouler tous nos yeux dans ses boules pour mieux voir l'infini du langage.



Ci-dessus un dessin qu'il m'avait confié pour le numéro 72 de la revue Nu(e).

Ci-dessous  un texte publié dans Le Bout des Bordes à sa demande, puis une recension de sa trilogie (publiée chez Corti) dans Europe parmi bien d'autres paroles à lui redire pour mieux le garder en pleine terre ce grand poète de l'uni-vers - oui, d'un seul vers par lequel toute son expérience immense tenait

                                                                        les yeux en boule 

tu 

trouves le trou 

blanc de l’univers

avec le monde qui 

me perd la boule et les routes 

déroutées tout autour ta projection 

cartographique emboulée me met sur 

les frontières tournantes et les poètes sans tête 

et sans vers avec tout le monde dans un chapeau

tout le monde ronds comme un sou puis le village 

planétaire a rendez-vous au manège il tourne tourne jusqu’au

débordement le troublant poème des yeux sans bords et des boules 

sans tour ni pour ni contre un réseau routier il rougit décroûtez 

la terre 

jusqu’à la boule de feu la houle de ceux qui foulent 

à fond pour les fous de lieux ronds sans bords

débordez les itinéraires les téméraires

les héritiers les métiers sans boule

construisez le trou blanc 

de tout un chacun

sa chacune boule 

dans les yeux 

les yeux


Jean-Luc PARANT : Les Yeux. L’Envahissement des yeux (José Corti, 18 €) ; Les Yeux deux. L’Accouplement des yeux (José Corti, 18 €) ; Les Yeux trois. Le Déplacement des yeux (José Corti, 16 €). Kristell LOQUET, Le Chant des Cigalessuivi de Le Lundi au Soleil avec des illustrations de Jean-Luc Parant (Tarabuste, 12€20).

Il y a de fortes chances pour que Jean-Luc Parant se répète. Ces chances sont mêmes doubles : il fait des boules et des textes sur les yeux et il ne fait que cela puisque toute sa vie semble revenir à cette double répétition ! Donc, cet individu corrobore la version traditionnelle de l’artiste : obsessionnel et maniaco-dépressif. Aussi nous faut-il accepter avec quelque condescendance ses productions qui rendent compte de la face cachée de l’homme installé : la femme, le fou et l’enfant, les trois vieilles ficelles de l’esthétique philosophique pour la « modernité »… Ajoutons pour son cas quelques particularités, appelées ailleurs procédés, et nous en aurons fini avec le style Parant : des parallélismes thématiques, syntaxiques et prosodiques jusqu’à l’épuisement, des reprises que Kristell Loquet appelle judicieusement « nouvel angle du regard » (quatrième de A la trace des yeux, éd. Voix, 2001) qui cherchent à épuiser un filon ou, si l’on préfère, à faire boule de neige – et la critique aura à poursuivre à l’avenir les métaphores qui nourriront grassement son travail besogneux… Bref, il faudrait en finir avec Jean-Luc Parant ! Il est « envahissant » : son public est féminin (ne parlons pas de sa famille, voire de sa tribu), ses enfantillages casse-pieds et sa folie démentielle… Voilà maintenant un peu trop de livres qu’il est inutile de lire tellement ils se ressemblent. 

J’aurais écrit ici ce que toute critique à ce jour n’est pas loin de penser. Mais les livres vous travaillent ou vous jouent ou vous jouissent ou… et tout cela indûment, inconsciemment, imperturbablement, imparablement ; ils vous font plus que vous les faites : et vous vous faites être (pas seulement avoir : ce sont les critiques du premier paragraphe qui sont seulement eus… et pas [t]étés). Oui, vous êtes faits être, plus être, plus humain (c’est bête mais c’est comme ça et ça ne se réduit pas à un humanisme abstrait : voyez comme vous marchez avec vos yeux et sur une boule après avoir été roulé par Parant, ses yeux, ses boules !).

Les livres travaillent comme les yeux quand ils sont fermés et, comme les yeux quand ils sont ouverts, ils cherchent l’infini qu’ils ont aperçu quand ils étaient fermés. Un livre de Parant n’est ni ouvert ni fermé. Il est en boule ! Il met en boule ! Il fait la pensée dans la boule comme Tzara disait « dans la bouche ». Mais aussitôt il faut mettre cela au pluriel : « dans les yeux ». Au pluriel du continu unique : jusqu’au bout (des bordes – n’oubliez pas de visiter Le Bout des bordes, Le Journal de La Maison de l’Art Vivant, n° 7-8, chez Al Dante), jusqu’à ce que ça déborde. Et ça ne fait que déborder, que recommencer. Ce n’est pas pourquoi mais comment qui intéresse ici. Le débordement est continu : renversement toujours encore. La liste des procédés est un ratage de ce que fait Parant : une assignation au connu. Son renversement est à la fois infime, intime et infini : il intimide. On est tout petit : on devient enfant, on rougit devant ses yeux, devant son sexe parce que c’est l’invisible que nous touchons. Mais tout cela nous échappe comme nos mains, comme l’amour (envahissement, accouplement, déplacement). Et tout cela est vrai sans que la vérité (celle des philosophes, des scientifiques, des disciplinés…) ne soit le critère. C’est le poème Parant qui est vrai : il est pour de vrai ! Il est infiniment jouissance : « et jouir c’est comme se mettre debout et voler dans la matière » (Les Yeux deux, p. 75). Avec Parant le lecteur n’est pas assis : il vole dans la matière : le langage-relation. Il est envol. Pour cela il faut se laisser prendre, se faire être. Il faut décoller nos yeux qui croient que Parant se répète quand il ne fait que nous reprendre dans et par le corps-langage entièrement fait relation. Aucun terme (catégorie et autres assignations, désignations), aucune borne (pôle et autres limites, définitions) : un mouvement incessant, énervant : renversant ! 

 J’aime Péguy et Parant parce qu’ils sont renversants : l’un et l’autre mettent le contemporain sens dessus dessous : sans eux, il m’aurait eu : en quoi ils sont l’un et l’autre modernes. Et se faire avoir par le contemporain, par ses contemporains, c’est ne jamais pouvoir « v’ivre » (Ghérasim Luca) une telle expérience : « Accouplés, nous sommes complètement renversés : le sexe est devenu la tête, les jambes sont devenues les bras, les bras nos jambes, la tête notre sexe » (Les Yeux deux, p. 260). Chacun comprend la force évidente qu’une telle expérience porte dans notre contemporain : bien des discours sur (le sexe, le regard, le langage, la poésie, le monde…) s’effondrent dans leur répétition même et le poème Parant jubile, dans ses reprises mêmes, de ne jamais s’arrêter. De ne jamais s’arrêter même dans la (telle) lecture (c’est-à-dire la vie) « qui, se souvenant de son commencement, se rend compte qu’elle s’étend déjà infiniment loin pour infiniment longtemps », ainsi qu’écrit Kristell Loquet à la fin de ses deux expériences (je préfère ce terme à « récits ») qui continuent sa lecture de Jean-Luc Parant. Je continue avec eux parce qu’avec eux « tout est dans un temps d’embrassement » (Les Yeux trois, p. 139). Oui, comme dit Parant de ses textes dans ses dédicaces : nous sommes nous aussi « éclairés, éveillés, allumés » par eux ! Le renversement (re)commence. Encore encore.

                                                                         Serge Martin

                                                                          

 

 

dimanche 24 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (12) avec Eric Demelis



le sang noir de mon supplice s’achèvera

demain quand tu pousseras un cri pur

dans la surchauffe sociale dont le théâtre te

fait croire au roman russe et me dilate le cœur

 

jeudi 21 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (11) avec Eric Demelis



le sang noir de tes sourires en dit bien plus

que toutes mes paroles enfouies sous l’écri-

ture dépouillée de mon silence même si

tes efforts de composition la redynamisent

 


mardi 19 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (10) avec Eric Demelis



le sang noir de ta patience ne joue 

pas avec mes impatiences démesurées

mais retourne mon enfantine balourdise

pour qu’enfin nos correspondances arrivent

 


lundi 18 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (9) avec Eric Demelis




le sang noir de ton puits intérieur 

m’empêche de désobéir à ma voix

intérieure tellement pleine des évan-

géliques soubresauts de ta résonance

 


dimanche 17 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (8) avec Eric Demelis



le sang noir de tes rêves livre mon

pain quotidien dans la maison du

peuple que hantent nos utopies afin

que courent encore plus vite ta vie

 


samedi 16 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (7) avec Eric Demelis



le sang noir de nos emmêlements 

les yeux dans les oreilles jusqu’au

suicide de tout moralisme garde un 

œil fixé sur la grandeur de ta vérité 

 


 

vendredi 15 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (6) avec Eric Demelis



le sang noir de tes refus serrent mes 

dents contre les propagandistes

de l’arrière pendant que mes mots

réfractaires cherchent ta sororité

 


jeudi 14 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (5) avec Eric Demelis



le sang noir de ton jeu aux échecs

renverse les dogmes de mes rictus

et dégèle toutes les dents de ton anar-

chisme jusqu’à nous mettre ensemble

 


mardi 12 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (4) avec Eric Demelis


 

le sang noir de tes aréoles pointées

vers quel ciel beethovénien ensauvage

la forêt de mes doigts qui cherchent

l’indésirable dans tout ce que tu es

 


lundi 11 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (3) avec Eric Demelis

 le sang noir de ton corps muet

remplit mes yeux d’enluminures

et tous les plissements de ta peau

illuminent mes lèvres sabbatiques



 


dimanche 10 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (2) avec Eric Demelis


 le sang noir de tes jeux de patience

ouvre grande ma gueule métissée

au musée des imaginaires maudits

comme si tu me mangeais tout cru

 


vendredi 8 juillet 2022

Douze cris purs dans ton sang noir (1)

  

Serge Ritman

 

Douze cris purs dans ton sang noir

 

 

avec des encres d’Éric Demelis

 

Elle avait envie de crier, de courir quelque part pour échapper au vertige du sang qui battait violemment dans sa tête.

Louis Guilloux

 

le sang noir de ton paradis trouvé

tire ma langue jusqu’au fond retrouvé

de tes yeux tout pleins des larmes

héroïques de nos batailles perdues




 


samedi 4 juin 2022

"Nos silences animaux" lu par Joël Frémiot

Un grand merci à Joël Frémiot pour cette recension parue dans la revue Europe n° 1118-1119-1120, juin, juillet-août 2022, p. 357-358.

(son site : https://sites.google.com/site/joelfremiottextesetpeintures/home?authuser=0)

 Serge Ritman, Nos Silences animaux avec six dessins de Laurence Maurel, Mers-sur-Indre, Collodion, 2021.

Que de savoureuses impertinences dans les méandres de ces mille pistes tracées par nos silences animaux ! Une poésie qui nous tire la langue, nous tire par la manche, nous retire de notre langue ; une poésie qui se tait parfois sans faire défaut.

Une injonction de lire dans l’urgence et de relire minutieusement entre chien et loup. Rien que des signes à la frontière du corps, là même où s’arc-boute l’écriture. Et le poète espiègle recrute ses partisans lecteurs pour aller fourrager dans les tiroirs de nos incapacités à sauter le pas.

Lire est rebroussement, éloignement depuis un début confié aux sueurs froides d’une grammaire remise en liberté. Un arrachement instantané, puis la glissade du mot au fin fond de sa rébellion. Infiniment plus qu’une gambade parmi les césures, c’est l’ébriété retrouvée ; c’est le jour qui tremble, les nerfs d’une invention qui a perdu pied. Des précipités s’entrechoquent, un empressement se remémore la halte de la page blanche sur son lit de rumination, les syllabes ciselées trouent par leurs allers et retours les appareils de transactions secrètes, le poème s’ébranle, il affole son vers brusqué.

Une ébauche charbonne son dérapage sur le crépi d’un mardi-gras crayonné en coulisse. Il y a de l’indénichable dans ce chassé-croisé de cambrures et de torsions. Des bêtes s’étirent et bâillent à l’avant-scène d’une dixième dimension. Des bêtes interdites trament des drames au creux d’un empierrement. Des bêtes empiètent sur le caillot du silence. Des bêtes tisonnent leurs entêtements et survolent une béance. La mélodie d’un essor.

D’ailleurs, ne s’agirait-il que d’un passage de l’alcôve au ring ; une ruelle où se ruent des ponctuations fantômes ; le ru du poème charriant son lot de bestioles alphabétiques. De nasses endommagées en cages saccagées, ce ne sont qu’escapades, trocs d’étreintes contre uppercuts, tandis qu’un filet de voix zigonne entre glotte et dents, ailleurs.

Encore faudrait-il que le lecteur ait l’ouïe assez fine pour entendre ce bruissement de tripe, ces coups de consonnes répétés dans le thorax de la strophe, ces susurrements vocaliques des livres qui épèlent à contre-temps les lettres amadouées d’un ébrasement de l’air. L’œil également devrait être de la partie parce que ça vibrionne du côté de ce papier Olin Naturel. Une rage pour en finir avec l’image, pour en découdre avec l’empreinte jumelle d’une illustration limogée. Ici, il n’est question que de ricochets, du geste initial, de l’éraflure tombée à pic sur la page. Une démangeaison de la page, un désir de sentir la page, une fringale de taches, de traits, de mine de plomb, de fusain, de lavis. Rebondir de page en page ; reluquer, se goinfrer, picoler. Être un lecteur, un goujat, une bête qui crève de soif.

Une grande envie de brandir ces dessins, de brailler le texte. Sans vraiment savoir, nous dit Serge Ritman, sans arrêt de parole, nous dit-il plus tard.

À tire-larigot, nos silences animaux tire à vue sur les tire-au-flanc de l’écriture, sur les tire-au-cul de la lecture. Nos silences animaux fait mouche.

 

Joël Frémiot