Henri Meschonnic avec Georges Lambrichs
et Les Cahiers du chemin (1967-1977)
Entretien avec Serge Martin (novembre-décembre 2008)
NB: A l'occasion du colloque international Paroles rencontres Ouvrir les archives Henri Meschonnic à l'IMEC (Caen) les 28 et 29 mars 2012, je redécouvre dans les miennes, d'archives, cet entretien avec Henri Meschonnic. J'étais en plein chantier Cahiers du Chemin...
Henri Meschonnic en 1970
Comment se fait le lien avec Georges Lambrichs ? Tu commences avec « La poétique » (n° 6) en 1969. Est-ce un envoi indépendant ou une prépublication en partie de l’ouvrage, Poétique 1, remis à Lambrichs pour sa collection « Le Chemin » ? Le besoin de ce contact, chez Gallimard, vient-il de la recherche d’éditeur parce qu’un livre est en cours d’achèvement, de la recherche d’une revue après Europe, Le nouveau Commerce, La Nouvelle Critique, qui ne peuvent publier tout ce que tu écris ? Y a-t-il eu des refus (La NRF) ?
Le lien avec Georges Lambrichs s’est fait par René Lacôte, poète et critique aux Lettres françaises d’Aragon. De proche en proche, c’est de la revue Europe, que dirigeait Pierre Abraham et où j’avais publié, qu’on m’avait conseillé de prendre contact avec René Lacôte, et j’avais été très généreusement accueilli par lui. Il m’avait ensuite, pour des choses plus importantes, adressé de sa part à Georges Lambrichs. C’était d’amitié en amitié, et pas pour une recherche d’éditeur. L’accueil ensuite des deux premiers livres, ensemble, parus en 1970, Pour la poétique et Les Cinq Rouleaux s’est fait aussitôt dans l’amitié, avec aussi Jean Grosjean.
Ce qui me laisse sans voix dans ta question, concernant la note de lecture sur Benveniste, en octobre 1970 dans Les Cahiers du chemin, c’est que j’avais complètement oublié ce que tu fais apparaître, et dont je n’avais plus conscience, c’était le contact ressenti déjà alors avec les textes de Benveniste, que je venais visiblement de découvrir, et que, tu le notes, car rien ne t’échappe, je ne connaissais pas dans Pour la poétique. Oui, cette conscience s’est développée après, puisqu’elle est présente dans Pour la poétique II. C’était une découverte de lecture. Il n’y a pas eu alors de rencontre personnelle.
Dans Dédicaces proverbes (p. 19, et c’est dans l’ensemble publié dans les Cahiers n° 13, p. 72), tu écris : « Je ne suis jamais fait je suis à faire ». N’est-ce pas d’une certaine façon ce qui oriente tout ce moment de ta recherche ? Tu commences par beaucoup de refus et tu tentes ce qui à l’époque paraît impossible : associer des termes qu’on oppose : « parole écriture » ; « « homogénéité du dire et du vivre » ; « forme-sens » sans parler de « dédicaces proverbes ». Tout ce chantier des interactions que tu ouvres est un vaste combat contre la science et le mythe, contre leurs inversions constantes d’ailleurs ; un vaste chantier pour la poétique comme rapport à des rapports… Peux-tu suivre les points d’ancrage de ce parcours en reliant tes contributions aux Cahiers ?
Je suis dans un état difficile à décrire, à lire ces citations que tu fais, de ce temps si éloigné et en même temps tellement en moi, tellement moi : « Je ne suis jamais fait je suis à faire ». C’est toujours vrai de moi, et de chacun, et j’en éprouve un grand sentiment de continuité, et de sens du continu, dont je ne savais rien alors, du continu corps-langage, et c’est ce qui me faisait faire ces associations de mots, comme « parole écriture », « forme-sens » et « dédicaces proverbes ». C’était bien « l’homogénéité du dire et du vivre ». Mais autant que je peux m’en souvenir, je ne sais pas si c’était ressenti comme des refus. C’était en fait un combat pour vivre, vivre ce qui m’arrivait. C’est un peu plus tard et graduellement que c’est devenu un « vaste combat », mais pas, ces grands mots, « contre la science et le mythe ». Et j’admire le relevé que tu fais de mes interventions aux Cahiers du chemin, car cela m’en apprend sur moi-même : c’était s’avancer expérience par expérience. Et ce non-savoir de l’aventure de pensée se faisait en même temps dans le pour de Pour la poétique. Un pour qui était par là même un contre.
Quant à Benveniste je venais de commencer à le lire et je ne pouvais en connaître alors que ce qui était dit dans les Problèmes de linguistique générale, et je rejetais l’opposition entre « langage commun » et « langage poétique ». Mais il y avait aussi la formule fameuse « sémantique sans sémiotique ». Oui il y a eu certainement pour moi une « impulsion Benveniste », comme tu dis, mais c’était alors inséparable de tout ce que je découvrais.
Je ne suis venu à la linguistique que très tard, à partir du moment où j’ai été à Lille l’assistant de Jean-Claude Chevalier, de 1963 à 1968. Avant, je n’en savais rien de rien, de mon agrégation de lettres classiques en 1959, et deux ans d’armée 1959-1961, puis deux ans prof de français au lycée de Fontainebleau, jusqu'à ce qu’il m’ait été donné « une place au soleil ». C’est ainsi que cela m’avait été dit. J’ai donc été un autodidacte en choses du langage. Et comme cela n’était pas séparable pour moi de ce que je vivais et qui donnait les poèmes qui sont devenus Dédicaces proverbes et dont je ne savais même pas si c’étaient de poèmes, j’étais loin, bien loin de savoir les choses comme tu les dis aujourd'hui, avec une telle hyper-conscience. Tout me semble alors plutôt brouillé. Je n’avais je crois aucune idée de ce que j’appelle et que nous appelons « théorie du langage ».
Lambrichs réunissait une diversité de singularités en écriture assez remarquable. Comment se passe de ton point de vue les rencontres, d’une part, en revue et, d’autre part, lors des repas hebdomadaires organisés par Georges Lambrichs et son épouse. Les amitiés se nouent, les discussions s’ouvrent : as-tu quelques souvenirs ? La discussion portait-elle sur la revue, la collection, les projets des uns et des autres, les actualités (littéraires, politiques…) ?
J’ai envie de dire qu’il y a eu une époque Lambrichs chez Gallimard. Mais nullement sur le plan de discussions théoriques, surtout sur le plan des amitiés que Georges Lambrichs réunissait et faisait naître. Et pourtant la conversation tournait toujours autour des choses de la littérature. Et il y avait un esprit des Cahiers du chemin. Cela a duré pour moi de 1970 à 1977, année où Georges Lambrichs renonce aux Cahiers du chemin pour prendre la direction de la NRF. Ce que nous avons tous regretté. Des souvenirs, oui, j’en ai, comme cette hilarité collective au cours d’un déjeuner, suscitée par la lecture de la première page d’un prix Goncourt qui venait d’être décerné, je ne sais plus à qui. L’oubli est plus charitable que la mémoire. Et on aimait être ensemble, grâce à Gilberte et Georges Lambrichs.
Pour revenir à Benveniste, je ne le connaissais pas personnellement et il ne m’était même pas alors venu à l’esprit de suivre ses cours au Collège de France. Rétrospectivement je ne peux même pas le comprendre. Aussi ta question « est-ce que tu as fait lire tes poèmes à Benveniste ? » résonne étrangement pour moi, me faisant comprendre que j’ai été en retard sur la vie. Il me semblait si loin de moi, inatteignable. Mais je lui envoyais mes livres, pas les poèmes mais ceux sur la poétique.
Et l’unique fois où je l’ai vu, c’est en 1976, huit jours avant sa mort. Parce que, malgré sa maladie, en 1969, je continuais de lui adresser mes livres par admiration. Et Jean Lallot est venu me trouver pour me dire que Benveniste souhaitait me voir. Parce que, ce que je ne savais pas, plus personne ne lui envoyait rien, le tenant pour mort intellectuellement. Alors qu’il était seulement aphasique. Jean Lallot et moi sommes allés le voir dans sa chambre d’hôpital, où sa sœur s’occupait de lui, et nous conversions, Lallot et moi, vers et avec Benveniste, et il me serrait fortement la main chaque fois qu’il était heureux de ce qu’on disait. On devait y retourner tous les samedis. Mais il est mort huit jours après. J’ai dédié un poème à Benveniste.
Oui, dans Le Signe et le poème je discute « avec Benveniste ». Mais je ne savais rien alors de ce que je découvre maintenant chez lui, « sa poétique en chantier » comme tu dis. Un avenir nouveau s’ouvre pour Benveniste. Et ce ne sera pas non plus sans combats, étant donné ce qui règne dans l’académisme philosophique, philologique et littéraire.
Dans la revue de Lambrichs, tu ne publies qu’une seule fois des poèmes (dans le numéro 13, certainement en prépublication de Dédicaces Proverbes). Pourquoi une seule fois sur tes dix-sept interventions dans la revue par ailleurs d’une importance considérable (nombre de pages : 385 environ !) et pourquoi aucune traduction (les réservais-tu au Nouveau Commerce ou Les Cinq Rouleaux avaient-ils permis de publier l’essentiel du travail accompli à l’orée de cette collaboration avec Lambrichs) ?
Tu as noté que je n’ai publié des poèmes dans les Cahiers du chemin qu’une fois, dans le n°13, en 1971. C’était une prépublication de Dédicaces proverbes. Pourquoi une fois sur (et tu as compté !) dix-sept interventions dans la revue, et tu as même calculé que cela faisait 385 pages « environ »… Mais je n’en sais rien. Pourquoi aucune traduction ? C’est parce que je les réservais en effet pour les Cahiers du Nouveau Commerce, où trois sur cinq ont paru avant que cela fasse les Cinq Rouleaux, chez Gallimard.
Et tu as bien perçu l’ « ensemble » Benveniste que réunit Dans le bois de la langue. Ce rassemblement fait partie du combat du poème contre le signe, du nominalisme contre l’essentialisme, du continu corps-langage-poème-éthique et politique contre ce qui reste du structuralisme, des formalismes et des dualismes qui croient opposer le langage à la vie au lieu qu’ils n’opposent que la représentation sémiotique du langage à la représentation biologique de ce que Spinoza appelle « une vie humaine ».
En quoi la poétique se fait une poétique de la société, et une anthropologie radicalement historique du langage.
Mais tu posais encore d’autres questions.
Lambrichs te consacrait-il comme « théoricien » et soutenait-il par ta liberté d’écriture une situation inventive en regard, par exemple, de Tel Quel, la revue du Seuil et de Sollers. Je note que Chaillou dans ses « mémoires » parle « d’eux » et de « nous », ce qui signale bien une situation si ce n’est conflictuelle, du moins différentielle (Guyotat qui est en tête du n° 1 des Cahiers passera de l’une à l’autre). Et le même Chaillou à ton propos parle du « feu de tes commentaires » et de ton « argumentation torrentielle », comme s’il se complaisait à te faire jouer ce rôle de « théoricien polémique » ?
Oui peut être que j’étais plus théoricien qu’autre chose pour Georges Lambrichs. Mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu pour lui conflit entre son équipe et Tel Quel. Et les souvenirs de Michel Chaillou disent un aspect du climat des discussions littéraires, où je passais pour polémiste. Je sais. J’ai l’habitude.
Dans ce « rôle » ou par cette situation au sein des rédacteurs de la revue de Lambrichs, n’y a-t-il pas eu rencontre obligée avec Michel Deguy ? Vous étiez presque sur les mêmes « terrains » : lui à partir de la philosophie, toi à partir de la théorie du langage. Puis le conflit semble assez rapide étant donné vos positions respectives que ce soit en regard des traductions de Celan si ce n’est de Celan (son papier dans le n° 10 et le tien dans le n° 14) mais plus généralement entre sa rhétorique figurale et ta poétique continue, avec ce moment singulier qu’est ton papier dans le n° 15 (prépublication de la préface au Poésie/Gallimard de Deguy, retirée depuis lors !). Mais Lambrichs vous « abrite » sous le même toit ( !) et cela s’est peut-être passé tout autrement…
Tu remues du passé qui est à la fois passé et pas passé. Lambrichs m’avait demandé une préface pour le premier recueil en poésie-poche de Michel Deguy. Nous étions alors amis. Je lui avais soumis mon texte et il m’avait demandé d’enlever deux lignes sur son catholicisme. Ce que j’avais fait. Cette préface était une étude sur son langage, son lexique. Mais la suite a montré que nous n’étions pas du tout sur les mêmes terrains. La rupture a été produite quand Lambrichs a publié dans le dernier numéro des Cahiers du Chemin, le n°30, un passage critique sur Heidegger, et qui était une pré-publication de Pour la poétique V, en 1978. Deguy m’avait invité à faire partie du comité de la revue qu’il créait, Po&sie. Quand ce texte a paru, j’ai reçu une lettre de rupture : « aux yeux du monde » nous ne pouvions plus être ensemble. J’avais écrit le liminaire non signé de Po&sie . Je lui dis, alors je reprends mon texte. Il me répond : « mais tu nous l’as donné ». Ainsi nous n’étions plus du même monde. Et depuis Deguy a fait retirer ma préface de son livre de poèmes. On m’a même rapporté que pour lui je serais son « pire ennemi ». Étrange conception de la vie intellectuelle.
Est-ce que Lambrichs associait tes interventions dans la revue et tes publications dans la collection (la maison Gallimard note encore à ce jour que tu es le troisième auteur le plus fidèle à la collection du « Chemin » après Butor et Le Clézio en nombre de titres) : il engageait vraiment avec toi un contrat au long cours te laissant grande liberté de pensée ? Toutes tes contributions reviennent dans tes livres du « Chemin ». Mais je me pose la question suivante : tu donnes l’impression d’un travail titanesque à ce moment-là, aussi est-ce que Lambrichs et ce qu’il offrait (avec la NRF par la suite) a été un aiguillon ou plus simplement une merveilleuse occasion de donner tout ce qui écrivait par ton travail une poétique en situation ? Question annexe : pourquoi ton nom disparaît-il des numéros 25-29 pour réapparaître dans le dernier avec le liminaire de Poésie sans réponse ?
Il n’est pas facile de répondre à tes questions parce qu’elles semblent présupposer du concerté, du voulu, là où il n’y avait peut être vraiment comme tu dis, qu’un « contrat au long cours » avec « grande liberté de pensée ». Bien sûr, il y avait du continu entre ce qui paraissait dans les Cahiers du chemin et dans la collection du « Chemin ». Oui, un aiguillon, et généreux. Et le passage de Lambrichs à la NRF, avec l’abandon des Cahiers, a été malheureux. Plus un lâchage de certains par Lambrichs. Mais je ne me rappelle pas pourquoi, comme tu dis, je disparais des n°25 à 29 des Cahiers. Il n’y a jamais eu la moindre brouille entre Georges Lambrichs et moi. De 25 à 29, c’est de 1976 à 1977, et je publie Pour la poétique V en 1978, je commence à travailler à Critique du rythme. C’est pourquoi il y a ce trou. Mais je publie « Langage histoire une même théorie » en 1977 dans le premier numéro de la NRF dirigé par Lambrichs.
Alors, quarante ans après, penses-tu que ce moment Cahiers du Chemin ait été un laboratoire de la poétique, un atelier merveilleux plein d’avenir ? Quel meilleur souvenir ? Quel regret ? Et surtout quel constat sur le chantier qui s’y est vraiment ouvert et que depuis lors tu as élargi aux dimensions d’une aventure intellectuelle dont je suis loin d’avoir parcouru tous les « cahiers » pour en apercevoir le continu du « chemin » ? Je m’arrête avec ce qui est peut-être le plus important : Les Cahiers t’ont-ils aidé ou tes contributions aux Cahiers t’ont-elles engagé encore plus qu’auparavant dans Europe… vers l’écriture de la pensée et la pensée de l’écriture, vers le rythme, le sujet, le poème contre tous les positivismes et dogmatismes ou conservatismes (même d’avant-garde) de l’époque ?
Et comme tu y vas, quarante ans après… Je crois que pour tous ceux qui y ont participé, toutes différences gardées, les Cahiers du chemin ont été un merveilleux lieu de liberté. Et d’amitié. Un atelier, oui. Mais pas un « laboratoire de la poétique », sinon que là j’entends mon aventure personnelle. Les Cahiers du chemin m’ont aidé, mais aussi la revue Europe, autre lieu de liberté où je suis encore. Et la revue Esprit. Chacun mène son aventure. Nul ne sait où il va. C’est le bonheur de vivre.
N.B.: Pour voir les interventions d'Henri Meschonnic dans Les Cahiers du Chemin, c'est ici: http://lescahiersduchemin.blogspot.fr/2010/01/henri-meschonnic-dans-les-cahiers-du.html