Le dossier de synthèse et de travaux que j’ai réalisé sous la direction du Professeur Emmanuel Fraisse a pour titre général « Voix et relation. Essais pour le poème, la poétique avec la littérature contemporaine de langue française (œuvres, enseignement, revues et archives) ».
Il comprend trois éléments complémentaires :
- un essai récapitulatif de mes recherches depuis ma soutenance de thèse : « Poétique de la voix Poétique de la relation. La voix-relation, le poème » (tome 1), 222 p.;
- une présentation commentée de mes travaux de recherche, « Documents à l’appui », sous la forme d’une « Relation de voix » en deux tomes (tomes 2 et 3), 668 p. ;
- un essai inédit « Les Cahiers du Chemin ou les fines attaches de Georges Lambrichs. Histoire d’une revue littéraire au temps des avant-gardes (1967-1977) » (tome 4), 258 p..
Du langage à la voix : tel serait le déplacement effectué depuis la soutenance de ma thèse dans le cadre d’une anthropologie relationnelle avec la littérature contemporaine de langue française. Selon le point de vue adopté, la problématique s’en trouverait donc soit étendue soit réduite. En effet, la voix porte tous les risques d’une sortie du langage par le sonore si ce n’est par la musique et par l’efficace de la parole si ce n’est par la philosophie de l’action. De puissants motifs concourent à cette extension puisqu’il s’agit d’en finir avec les « limites de la littérarité[1] » et de participer ainsi directement au tournant discursif et énonciatif et plus largement au retour du sujet dans les sciences sociales[2]. Par ailleurs, la voix semble réduire la parole à l’une de ses qualités : elle participe alors à une augmentation du nombre de ses valeurs discrètes quand, par exemple, chez Gérard Genette dans le cadre d’une « technologie du discours narratif », la voix vient après l’ordre, la durée, la fréquence et le mode[3]. Plus vraisemblablement tout recadrage conceptuel par la voix s’avère incertain par la force des choses ou des habitudes : la force métaphorique légendaire de la voix fait souvent préférer une recherche de l’origine ou développer le thème de la présence (vs. l’absence) en lieu et place d’une attention au fonctionnement de gestes langagiers que n’enregistrent pas les prises coutumières. En outre, les dangers de transversalité éclectique et d’imaginaire débridé se trouvent amplifiés quand la voix oblige à répéter les clichés d’une réflexion ancrée dans les antinomies traditionnelles de l’intériorité et de l’extériorité, de l’affect et du concept, du proche et du lointain, de la tradition et de la modernité. Alors si « la voix est ce qui demeure[4] », elle se doit ici d’être ce qui change comme mouvement de la parole organisant un passage de sujet et, dans ses intensifs, comme poème inventant une relation de voix. Aussi, le changement de problématisation que j’opère demande-t-il d’augmenter encore plus l’attention critique – ce doublon reprenant ce qu’un Jean Paulhan signalait : « Critique est l’un des noms de l’attention[5] ». Tout comme la relation prise à son acmé dans la relation amoureuse avait permis, lors de mon travail de thèse, d’engager une critique du langage et de la relation, la voix qu’on cherchera dorénavant dans ses intensifs, des sans-voix aux voix dans la voix, devrait également ouvrir à une critique réciproque de la relation et de la voix. Il ne s’agira donc pas d’abandonner le langage mais de mieux le considérer du linguistique à l’anthropologique pour et par la poétique. La voix dans et par la relation constitue ici par hypothèse l’opérateur de cette nouvelle attention critique.
Ma thèse soutenue en 2002 auprès de l’Université de Cergy-Pontoise sous la direction du Professeur Daniel Delas, Langage et relation. Anthropologie du sujet amoureux et poésie contemporaine de langue française, prenait comme angle d’analyse le sujet amoureux dans la poésie contemporaine. Ayant constaté que les théories relationnelles les plus en vue (« praxéologie », « sociologie de la médiation », « relation esthétique », etc.) ne considéraient pas vraiment la « théorie du langage » initiée par Saussure, elle observait que pareillement les catégories interprétatives des discours poétiques dit amoureux (« amour », « poésie », « sujet », « lyrisme », « posture élégiaque », etc.) référaient toujours la relation à des antinomies essentialistes : le même et l’autre, la présence et l’absence, le lyrisme et l’objectivisme. Considérant un corpus d’œuvres d’une cinquantaine de poètes contemporains, la thèse proposait l’attention aux rythmes relationnels subjectifs, divers et mouvants, que les poèmes inventent pour « faire l’amour » dans un même mouvement de parole hors de tout dualisme. Ces systématiques relationnelles dégagées toujours empiriquement assuraient la conceptualisation d’un « signifiant-relation » comme activité spécifique du continu corps-langage amoureux dans et par le discours. La thèse concluait alors sur la possibilité d’observer dans chaque acte de langage un poème-relation en puissance, initiant une anthropologie de la relation pour repenser les liens du poétique, du politique et de l’éthique dans trois domaines d’activité inséparables : le langage, la société et l’amour. La poétique de la relation ainsi esquissée augurait une meilleure attention à l’infini des subjectivations (individuelles et sociales) au cœur des discours et d’abord dans l’exercice de la critique littéraire (enseignement et recherche).
Depuis 2002, bien des points à peine esquissés lors de la rédaction de ma thèse ont été approfondis dans plusieurs directions. La dimension monographique absente de la thèse demandait d’abord de vérifier plus avant dans l’œuvre de tel ou tel auteur les hypothèses parfois vite esquissées à partir d’une seule œuvre d’un auteur. La participation à des collectifs de travail autour d’un auteur et parfois leur organisation même autour des œuvres de Ghérasim Luca, Henri Meschonnic, Bernard Noël, James Sacré et Bernard Vargaftig ont permis de confronter, tant du côté des littéraires que des spécialistes d’autres disciplines des sciences de l’homme, les problèmes de l’approche relationnelle dans et par le langage. Ces échanges m’ont demandé de préciser la conceptualisation du « corps-langage » à travers des notions telles que celles de « phrasé », de « rythme », d’« oralité » ou encore de « gestes » ou d’« appel » en reconfigurant des recherches antérieures dans l’approche relationnelle. Pour l’essentiel, j’ai essayé d’approfondir la problématisation ouverte par la notion de « poème-relation » œuvrant ainsi au continu, comme point de vue épistémologique orientant l’ensemble de mes recherches en littérature. J’ai veillé à la tenue conjointe des deux notions par l’exigence de leur redéfinition critique réciproque dans la pluralité discursive en vue de reconsidérer les partages du littéraire et de l’ordinaire, de la pensée et du sensible, de l’écriture et de l’oralité, des genres majeurs et mineurs, des situations d’enseignement et de recherche. La critique par le poème de la narration réduite au récit et de la phrase arrimée à une structure syntaxique permettrait paradoxalement une reprise de voix par l’historicisation de gestes langagiers nouveaux et surtout infinis dans leur pluralité même, tout en promouvant empiriquement un universel du langage, le « poème-relation ».
C’est à ce point que j’ai dû opérer quelques déplacements qui dans un premier temps n’ont fait que poursuivre des activités antérieures à la rédaction de ma thèse et dans un second temps, depuis mon recrutement en 2006 à l’Université de Caen (IUFM) comme maître de conférences en langue et littérature françaises et mon inscription dans les axes de recherche du LASLAR-THL, m’ont offert de nouveaux terrains d’exploration. Engagé dorénavant dans le champ des études littéraires – ce qui n’était auparavant pas le cas puisque je tentais d’articuler des préoccupations linguistiques et littéraires qui m’ont conduit à une double qualification auprès des 7e et 9e sections du C.N.U. –, mes recherches se sont progressivement organisées autour de la notion de voix en essayant de la concevoir du point de vue d’une poétique relationnelle et d’une anthropologie du langage.
Le déplacement de corpus de la poésie contemporaine à la littérature dite de jeunesse, que l’ouvrage Quelle littérature pour la jeunesse ? publié au tout début 2009 a confirmé à sa façon, m’a permis d’approfondir la conceptualisation de l’oralité avec la notion de « racontage ». La multiplicité plus élargie de gestes relationnels parfois naturalisés parce qu’ad usum delphini ne pouvait que relancer « la question de la limite » que Marie-Paule Berranger a précisée s’agissant de quelques-uns des « genres mineurs dans la poésie moderne[6] » :
Qu’est-ce qui fait qu’un énoncé est ou non « littéraire », qu’il relève d’une littérature « populaire » authentique ou ironique ? : les jeux de décontextualisation et de bord à bord de la poésie moderne suggèrent que la réponse est dans la reformulation de la question : à quelle condition un énoncé sera-t-il lu, reçu comme « littéraire » ?
Toutefois, sans négliger le fait que cette « littérature » vient bien se fondre dans une culture de masse et donc demande de l’aborder du point de vue de sa réception autant que de sa production, il reste que « la question » demande de s’y reformuler et peut-être même d’y rebondir jusqu’à faire retour sur « la poésie ». Quand le « racontage » permet de dissocier voix et effets de voix, sa portée est loin d’être négligeable : « encore ! » disent les enfants justement parce que la réénonciation constituerait le moteur du racontage comme passage de voix. Une réduction de la transmission à la communication obérerait la relation de voix si les œuvres elles-mêmes n’obligeaient à considérer la voix comme relation non seulement cognitive mais aussi affective, l’une par l’autre. « L’évolution de la littérature au XXe siècle dépend profondément de ce détour par les petits genres qui font les grandes rivières[7] », conclut Marie-Paule Berranger, et j’ajouterai « de ce détour par » les genres pour les petits « pour le plus grand profit de la poésie » dont ils peuvent aussi « profiter ». C’est à ce point que j’ai tenu également à poursuivre le déplacement au sein de la didactique du français et dans la formation des enseignants. Par exemple, il s’est agi de prolonger « le bonheur des rencontres » (La Poésie à plusieurs voix) que chaque poème porte, jusque dans la classe pour ne pas cesser de faire de la lecture poétique le levier critique des apprentissages en français, langue et littérature (Le français aujourd’hui n° 169, juin 2010) : la poésie constituant un véritable opérateur critique des catégories habituelles de l’enseignement et de la formation des enseignants (prose/poésie ; son /sens ; discours/texte/phrase ; postures/registres/genres ; etc.).
Le déplacement problématique qui a suivi ma nomination à Caen est alors devenu plus conséquent. Mes nouveaux collègues m’ont doublement sollicité dans des voies qui m’ont permis de réexaminer au moins deux notions : la réécriture dont la pratique actuelle des performances poétiques demande de repenser la voix et le poème, et l’archive littéraire qui par-delà les approches génétiques des œuvres repose le problème de l’histoire de la littérature. Quelle voix continue dans les pratiques littéraires alors même qu’elles ne cessent d’évoluer, de se métamorphoser, de se jouer même de ce qui fait littérature, de ce qui délimite son expérience ? À cette question qui rassemble les nouvelles sollicitations évoquées, la voix qui continue permettait de relancer autrement mes recherches antérieures. Si une voix demande de penser le continu, son historicité est requise afin d’entraîner une multiplicité d’historicités et donc d’autres voix : le poème-relation ne peut alors s’arrêter à quelques stases définitionnelles. Son aventure est toujours à poursuivre aux deux sens du terme : le suivre en attachant la plus grande attention à tout ce qui fait son mouvement et sa poursuite dans sa réénonciation ; concevoir une théorie de la littérature qui ne soit jamais attachée à des essences pas plus qu’à des phénomènes dont l’homogénéité est requise, mais toujours éveillée par des relations dont la voix constituerait par hypothèse un test à privilégier.
On voit par là qu’une poétique de la voix semble requise à ce point de mon parcours afin que l’irréductible de l’expérience langagière comme relation inassignable y trouve peut-être (re)connaissance. Une telle poétique devrait alors se mesurer à une « poésie erratique, qui ne désigne ni direction ni horizon à atteindre, mais donne en partage ses égarements, ses tâtonnements, ses recherches[8] », comme dit Bruno Blanckeman de l’écriture de Philippe Jaccottet. Du moins devra-t-elle s’y ressourcer constamment… pour y reprendre voix et relation. C’est donc au plus près des œuvres et au risque de « la relation critique[9] » que l’activité du poème comme voix-relation peut vraiment entretenir la recherche dans son enjeu comme dans ses réalisations jusqu’à sa discussion tant par les pairs que par d’éventuelles reprises dans le cadre de l’enseignement ou de futures recherches à encourager.
Les documents à l’appui que j’ai rassemblés sous le titre de « relation de voix » tentent de rendre compte de ces déplacements en trois moments : une bibliographie analytique de mes travaux, quelques remarques sur les enjeux et réceptions des ouvrages publiés ainsi que les contextes et résonances d’un ensemble de contributions retenues. J’ai donc reproduit quelques-uns de mes travaux réalisés depuis ma thèse : travaux monographiques en poésie contemporaine autour de sept auteurs, travaux thématiques en théorie littéraire à partir de trois notions relevant de trois axes concomitants (la relation critique, le racontage et le poème-relation respectivement pour la critique, l’oralité et le poème) et travaux spécialisés dans des domaines impliquant la littérature (les archives, l’enseignement et les revues). La thèse soutenue, sa publication n’est pas à ce jour achevée d’autant que d’autres ouvrages plus spécialisés sont venus étendre son problème et que la conceptualisation a parfois été orientée vers des publications monographiques. En m’associant aux recherches de mes collègues, j’ai effectué des reprises et des déprises qui ont spécifié chaque fois objets et méthodes de la recherche. Ma recherche a été également sollicitée pour des transferts ouverts aux altérités et aux engagements sans compter les problèmes que lui posent en permanence les pratiques de transmission l’obligeant à des décentrements ou à des recentrages. Ces documents à l’appui de ma synthèse s’achèvent sur la notion de « recueil » associée à celle de « recueillement » en désacralisant cette dernière mais en tenant le pari que la poétique et l’éthique s’entretiennent mutuellement si l’écoute ne cesse de s’y inventer. Il me faut alors reprendre ce qui maintenant seulement peut faire sens, c’est-à-dire à la fois donner direction et préciser les enjeux, pour ces travaux recueillis depuis ma soutenance de thèse.
L’essai de synthèse que je présente pour cette habilitation ne présente qu’un état d’une recherche en cours. Il retient deux points de vue congruents sur la voix et la relation en littérature contemporaine. Dans un premier temps, il envisage un premier parcours problématique croisant des travaux contemporains qui offrent des conceptualisations de la voix : il s’agit d’une sorte de traversée qui partant de l’œuvre théorique d’Henri Meschonnic se poursuit autour de notions souvent conjointes aux problématiques de la voix, du rythme au style, de l’éloquence à la performance, du ton au phrasé sans reprendre les points déjà abordés dans ma thèse ou dans les ouvrages et articles qui l’ont suivie. La lecture de ces travaux n’est pas exhaustive et n’a pas pour objectif d’en évaluer l’intérêt ou la validité en soi mais d’en saisir les attendus, les cohérences et les saillances du point de vue de ma propre recherche, laquelle devient explicite dans un second temps. En effet, après ce parcours critique ayant permis de tester quelques-uns des opérateurs conceptuels dans certaines recherches en cours, je propose un autre parcours prenant appui sur quelques œuvres contemporaines. Après avoir tenté de rapprocher les deux notions, voix et relation, dans leur efficace conceptuelle réciproque au plus près des fonctionnements en discours, le parcours avec les œuvres suit une démarche spiralaire ou « en rosace », ainsi que Daniel Delas me l’a suggéré pour ma thèse. Il s’agit en effet de poursuivre une réflexion théorique avec les deux notions en tentant des reformulations que seules les œuvres permettent par leur spécificité : l’hypothèse d’une imbrication progressive de ces reformulations ne vise pas à trouver une formulation dernière ou, en m’appropriant les remarques introductives de Dominique Rabaté pour ses Poétiques de la voix, « un certain nombre de traits définitoires, car la poétique que je vise n’est pas d’ordre catégorique[10] ». Il s’agit plutôt d’augmenter la puissance du problème que tente d’entretenir la réflexion théorique : voix et relation avec les poèmes pour une poétique des œuvres inventant une relation critique comme relation de voix.
Les attendus d’une telle recherche concernent bien évidemment au premier chef la poétique des œuvres elles-mêmes : engager au maximum la rencontre des historicités, en écriture et en lecture, pour éviter tant les subjectivismes que les autoritarismes, les intrumentalismes que les réductionnismes, bref accompagner les œuvres dont la voix-relation continue. Une telle poétique a pour corollaire immédiat l’écoute des situations d’enseignement à tous les niveaux (de la classe au séminaire) puisque s’y multiplie la relation aux œuvres jusqu’aux résonances que celles-ci créent dans la relation pédagogique : les historicités y augmentent leur épaisseur notamment éthique et politique, constituant souvent autant de révélateurs des parcours et littéraire et pédagogique comme voix-relation continuée « se faisant » et non « toute faite[11] ». Je reprendrai sur cette question le constat et le conseil de Jean-Yves Debreuille pour les situations d’enseignement de la littérature : « investir une écriture contemporaine, qui ne saurait constituer un objet de savoir, est prise de risque, aventure dans la langue et en soi-même, et on ne saurait ni totalement prévoir, ni garantir le résultat[12] ». La didactique du français et de la littérature demanderait donc de préférence une heuristique de la « double entrée[13] » que ce soit en « grammaire » ou en « littérature » répondant à la double injonction d’un travail des historicités attentif aux mouvements et variations et d’une nécessaire stabilisation des savoirs. C’est en fin de compte penser une relation de relations, opérer un réglage des voix au plus juste avec l’inquiétude qu’introduit toujours l’œuvre littéraire quand elle n’est pas instrumentalisée c’est-à-dire rendue atone.
Il me faut mentionner l’implication sous-jacente de l’ensemble de ma recherche quant au refus de limitation a priori du corpus des œuvres. Si les champs littéraires, éditoriaux et scolaires sont à considérer et surtout à historiciser, l’attention critique se doit de veiller à ne pas soumettre la voix-relation à de tels cadres qui souvent naturalisent ou instrumentalisent des points de vue quand la voix-relation demande à la fois leur critique et leur transformation. Paradoxalement, les « nouvelles cultures » (littéraires, éditoriales, scolaires) permettraient de reconsidérer les cadres normatifs et en retour de reconfigurer les situations d’écoute de la voix-relation. Avec la littérature de jeunesse, la fable comme théâtre de voix peut retrouver la force du langage non sous la férule d’une moralisation ou d’une rhétorisation mais comme recherche d’un emmêlement démocratique des voix, d’une augmentation de l’écoute des altérités. Avec la poésie contemporaine, la narration comme histoire d’une voix pleine de voix peut associer l’intime et le commun en évitant aussi bien le lyrisme même désenchanté voire ironique que l’héroïsme même rédimé par un objectivisme testimonial ou infraordinaire.
Ce parcours avec les œuvres associant des approches plurielles (Jean-Luc Parant et Charles Pennequin et trois auteurs d’une même famille en littérature de jeunesse) ou se contentant de lectures monographiques (James Sacré, Sylvie Germain), finit sur une triple prise en compte de l’œuvre d’Henri Meschonnic qui participe d’un projet de biographie. Trois volets à la fois autonomes et complémentaires y contribuent. Ils prennent appui entre autres sur le fonds de l’auteur déposé à l’IMEC et l’organisation d’un colloque avec ateliers autour des archives du fonds en 2012, permettant de faire se rencontrer toutes les recherches actuelles avec son œuvre et d’en initier d’autres, qu’un numéro de la revue Europe à paraître début 2011 préfigurera.
Les Cahiers du Chemin constituent un des premiers cadres de ce projet biographique qui m’a demandé d’ores et déjà de travailler sur une période décisive dans l’itinéraire de Meschonnic mais en considérant une aventure collective, la revue dirigée par Georges Lambrichs aux éditions Gallimard de 1967 à 1977. Mon intérêt pour la revue comme lieu d’une histoire relationnelle de la pensée et de l’écriture est double : du côté de la didactique du français et du côté de la création poétique j’ai partagé avec de nombreux amis ou collègues l’expérience revuistique – je ne peux m’empêcher de mentionner ici ma participation au comité de rédaction de la revue Le français aujourd’hui depuis 1991 à l’instigation de Jean-Louis Chiss.
L’histoire des Cahiers du Chemin fait ici l’objet de l’essai inédit que je présente pour mon habilitation. Je ne suis pas historien et donc pour moi l’histoire d’une revue est d’abord la relation d’un rapport ou de multiples rapports dont l’historicité ne cesse d’être au travail jusque dans ma recherche. Toutefois, si celle d’autres revues a été faite, celle de cette revue pourtant éditée par les éditions Gallimard ne l’a pas été très étrangement. Il y avait à la fois urgence et rencontre heureuse pour ce qui me concerne puisque j’ai découvert et pense le faire découvrir à mes futurs lecteurs un homme de revue qui n’a cessé de penser la voix-relation dans son écriture propre et dans toutes ses activités éditoriales – je veux parler de Georges Lambrichs dont cet essai tente un portrait qui de l’individu s’étend à cette œuvre relationnelle pleine de voix qu’ont été ses Cahiers du Chemin. J’espère que cette contribution en mettant l’accent sur la poétique critique des écritures qui s’y sont rassemblées pourra quelque peu modifier le regard que l’on porte et sur cette période rapidement résumée à un situation antinomique (avant-gardes et traditions) et sur la maison Gallimard dont on va fêter le centenaire, sans oublier bon nombre de ses contributeurs sur lesquels il me semble utile d’attirer l’attention hors de tout isolement mais aussi de tout collectivisme.
En conclusion, je n’ai pas explicitement revendiqué le fait de travailler aux confins de domaines et de spécialités. Si la poésie n’a pas à revendiquer sa place dans les études littéraires au côté de celles des autres genres littéraires (roman, théâtre, essai, correspondances…), la tension entre son actualité et son inactualité[14] ne permet pas toujours qu’on lui consacre l’attention nécessaire. La littérature de jeunesse, dont seule une définition éditoriale ou éducative peut produire la marginalisation, reste néanmoins, comme d’autres littératures négligées académiquement, le lieu de revendications parfois considérées comme ancillaires. Par ailleurs, ce qu’on a coutume de désigner comme la didactique du français et de la littérature qui se voit de plus en plus considérée dans l’histoire littéraire ne l’est pas pour autant dans l’approche littéraire elle-même[15]. Je voudrais enfin signaler le champ des revues que l’histoire littéraire a certes toujours observé mais qui reste plus souvent investi par les sociologues de la littérature ou les historiens de l’édition que par les poéticiens.
Loin de me considérer en charge de questionnements nouveaux en littérature, ma préoccupation théorique dont les enjeux scolaires, éthiques et politiques importent, vise à augmenter l’interférence entre ces domaines, d’une part, pour y tester la validité du problème que j’ai appelé la voix-relation comme passage de sujet ou subjectivation relationnelle dans et par la voix avec les œuvres littéraires et, d’autre part, pour en montrer et surtout en inventer avec les différents acteurs la force transformatrice par le continu poétique. Le continu avec le poème l’emporte sur les stratégies du discontinu parce qu’il n’oublie pas l’attention à l’infime du langage, à l’éthique de la relation, à la politique des sans-voix et de la pluralité constitutive de toute voix au cœur des discours et exemplairement des faits littéraires y compris les moins reconnus ou les plus marginaux voire dont la reconnaissance institutionnelle n’est rien moins que certaine – mais n’est-ce pas là le défi constant que fait la littérature à la culture et à l’enseignement. Cette force du continu n’est pas un acquis mais une recherche toujours en cours demandant de penser sans cesse la relation critique, d’écouter la voix dans la voix et de tout faire pour que l’aventure de la relation ne s’arrête pas.
[1]. D. Chauvin, « Introduction » dans La Voix. Hommage à Pierre Brunel, Paris, Presses Universitaire de Paris-Sorbonne, 2009, p. 30.
[2]. Titre d’un colloque à Cerisy-la-Salle « autour d’Alain Touraine » en 1993 (Paris, Fayard, 1995). La direction était assurée par François Dubet et Michel Wieviorka.
[3]. G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972.
[4]. D. Chauvin, « Introduction » dans La Voix. Hommage à Pierre Brunel, op. cit., p. 31.
[5]. J. Paulhan, Petite préface à toute critique, Paris, Minuit, 1951.
[6]. M.-P. Berranger, Les Genres mineurs dans la poésie moderne, Paris, P.U.F., « Perspectives littéraires », 2004, p. 152.
[7]. Ibid., p. 250, ainsi que les citations suivantes.
[8]. B. Blanckeman, « Introduction. "Qui chante là quand toute voix se tait ?" » dans B. Blanckeman (dir.), Lectures de Philippe Jaccottet, Les Presses Universitaires de Rennes, « Didact français », 2003, p. 12.
[9]. J. Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970.
[10]. D. Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, Corti, 1999, p. 9.
[11]. J’emprunte à Charles Péguy et à sa Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne dans Œuvres en prose, 1909-1914, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1961, p. 1323.
[12]. J.-Y. Debreuille, « La question du recueil en poésie contemporaine », Cahiers Robinson n° 11, 2002, p. 141.
[13]. Voir J.-L. Chiss, « Langue(s) et grammaire(s) », postface dans Le Français aujourd’hui n° 162 (« Description de la langue et enseignement »), septembre 2008, p. 115-117.
[14]. Au sens de F. Nietzsche et de ses Unzeitgemässe Betrachtungen de 1873-1876 (Considérations inactuelles ou Considérations intempestives).
[15]. Voir, entre autres, pour une approche générale E. Fraisse et B. Mouralis, Questions générales de littérature (Paris, Seuil, « Points Essais », 2001), et, pour une approche plus linguistique, G. Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940 (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2002).