J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal.
(« La mer au plus près », L’été)
Maria Casarès [9 mars 1951] :
[…] je crois que tu es là simplement pour dire d’une certaine manière des choses qui lues par des êtres amis, « solidaires » – comme tu dis – auront le charme nécessaire pour recréer dans leur esprit ce qui régnait dans le tien lorsque tu les as écrites, et non pour les dessiner fidèlement – laisse ce dernier soin aux littérateurs qui se bornent à décrire ; toi, tu es là pour créer, pour prévenir, pour annoncer, et sur ce terrain on ne peut pas tout dire ; souvent il faut se soumettre à suggérer.
Oh ! que j’ai envie de lire ce livre ! Que j’ai envie de te retrouver toi, que j’aime tant en dehors de toi !
J’ai d’abord été du côté de Ponge mais j’ai vite ressenti le poids d’une autorité par trop fascinante par sa maîtrise rhétorique, « une science prestigieuse du langage » disait Camus de lui. Cette belle rhétorique pongienne me rendait mutique. C’est, entre autres, Camus qui m’a permis non d’attendre voire d’atteindre « une parole absolue » (Lettre au sujet du Parti pris de Francis Ponge, 27 janvier 1943), mais de chercher avec tout un chacun un poème-relation par une écriture en « je-tu ». Aussi, je partage avec Camus un rapport au langage lié aux insuffisances respiratoires où l’emballement, la volubilité, l’énergie de vivre, s’associent avec la retenue, la solitude, l’angoisse, le désir de solitude mêlé au dégoût de la solitude. Alors, ce qui me prend chez Camus, c’est L’Homme révolté. Et même si je lis avec bonheur L’Eté, je vais tout droit à « L’énigme », à ce refus d’une « littérature désespérée » qui, précise Camus, « est une contradiction dans les termes ». J’aime alors la puissance de sa réflexion sur Eschyle à la fin de ce très fort texte qui est à contre-temps du nihilisme des « fins » (de la littérature, de la langue française, de la poésie…) trop répandu chez les littérateurs !
l’énigme heureuse
ton silence noir comme si je criais
et alors je m’abaisse comme ton dos
penche
tu as mal et m’éblouis
sans savoir mais le siècle
y tient les brûlures de tout l’insoutenable
indicible qui pousse à dire
puis une caresse et toute ta peau brune
m’illumine juste
t’appeler et me retourner
pour entendre dans ta voix
mon nom un soleil enfoui
je te réponds avec toutes
tes clartés
dans ma bouche ton nom
On a tort de séparer l’écrivain du journaliste, l’homme de l’œuvre, etc. Camus est indéchirable ! C’est comme dans un poème, on ne peut rien retirer et surtout quand c’est la jubilation qui tient tout. Avec Camus, on retrouve dans le contexte français ce qui souvent reste séparé : la liberté et la justice. Il y a chez Camus une reprise de bien des combats certes souvent perdus – ceux d’abord des syndicalistes révolutionnaires (voir « La pensée de midi ») – mais qui ont constitué les interférences décisives de notre histoire : encore une fois, tenir ensemble liberté et justice – voyez son premier article dans Combatle 8 septembre 1944 ! Camus sait faire entendre les incertitudes du passé, ses possibles qui travaillent encore sous nos yeux, dans nos voix. Dans le feu de l’action, ou comme on dit dans le flot des actualités, il sait souvent faire entendre la force de l’inaccompli qui rompt avec les continuités historiques construites par ceux qui croient maîtriser le passé au service d’un présent qui en dépendrait. Aussi Camus tient ferme : « c’est la justice qui devrait représenter la France » (Combat, 10 mai 1947) !
au plus près
j’ai lu que le printemps exagère
comme toi j’ai envie de tuer le temps
et si nos anciens amis de Nanterre
la folie Djibouti et les Aurès voisinent
en terre étrangère ma frontière
ira loin avec toi
aucun détail dans nos histoires la petite
jusqu’à Cergy la contagion
d’un je t’aime et nous revenons
nous ravaler dans les cabanes
sous le RER c’est la grande qui meurt
quand on surplombe
mais tu es l’égalité avec tous les visages
que tes yeux voient jusque
dans ma voix tout en bas avec
leur dignité
Camus lutte contre l’éloquence : il sait toutes les pentes des facilités rhétoriques et j’aime dans sa volubilité, la pente des phrases, toute la retenue, ses incises, reprises, qu’il organise pour « un été invincible ». Alors il n’est pas plus poète qu’écrivain, son métier est celui de vivre. Aucune hauteur ou distance autre qu’une responsabilité qu’il nomme artistique quand elle est au fond éthique – pas sans mains comme la plupart, mais avec les mains du langage, même quand ce sont « les mains vides » (« L’exil d’Hélène »). Voilà le poète de la vie, de sa vie, de la vie de qui continue sa force – et c’est comme une orientation pour tout un chacun : « Et si nous ne sommes pas des artistes dans notre langage d’abord, quels artistes sommes-nous ? » (« L’artiste et son temps »). Ce que j’aime chez Camus, contrairement à la grande majorité des intellectuels français (citons toutefois Péguy qui la refuse obstinément), c’est sa répugnance absolue pour la séparation naturalisée et tellement bien organisée des régimes tant scolaire (primaire et secondaire) que linguistique et littéraire (populaire et savant), depuis le siècle de Louis XIV, et que la République n’a pas vraiment défait – parce qu’elle est si peu sociale dans une tenue du langage et de l’éthique, des discours et des actes. Alors, avec Camus, c’est l’enfance non pas retrouvée mais entretenue (voir la lettre à René Char du 30 octobre 1953) ; c’est l’enfance continuée sans cesse pour que l’égalité soit posée concrètement, exactement comme Baudelaire conclut « le joujou du pauvre » !
des garnements confus
mais j’ai grandi et tu as toujours
l’âge de me remuer
l’émerveillement sur des plages
sales nous nagions tous les cris
la neige pour ne plus voir
ta nudité et la mer pure
ont prodigieusement duré
un peu plus loin la vie
dure t’éloigne légère je ne respire
plus quand
l’enfance est impossible
alors je cours toute la République
heureux comme avec
ton enfance le doux voile
auquel je crois et me voilà
dans l’odeur d’un café du matin
chez toi réfugié chez toi
interdite toute
l’humanité
J’aime Camus pour le rapport fort qu’il entretient, à chaque phrase, à chaque ponctuation, entre l’intime et le politique, son idéal et l’époque, l’amour et les solidarités, dans un dire qui dépasse le dit, un dire qui sur-dit, un rythme qui invente à chaque mot « un avenir encore inimaginable » (« Appel pour une trêve civile »), pas pour la galerie mais pour nos Algéries : « Demain, peut-être, nous partirons ensemble » (« Le Minotaure ou la halte d’Oran »)…
Pour les plus simples d'entre nous, le mal de l'époque se définit par ses effets. Il s'appelle l'Etat, policier ou bureaucratique. Sa prolifération dans tous les pays, sous le prétextes idéologiques les plus divers, l'insultante sécurité que lui donnent le moyens mécaniques et psychologiques d eta répression, en font un danger mortel pour ce qu'il y a de meilleur en chacun de nous. De ce point de vue, la société politique contemporaine, quel que soit son contenu, est misérable. […] C'est notre société politique entière qui nous fait lever le coeur. Et il n'y aura ainsi de salut que lorsque tous ceux qui valent encore quelque chose l'auront répudiée dans son entier, pour chercher, ailleurs que dans ses contradictions insolubles, le chemin de la rénovation.
("Pourquoi l'Espagne? Réponse à Gabriel Marcel", Combat, 25 novembre 1948)