Yann Miralles, Méditerranée romance, Unes, 2018.
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Impossible
alors de prendre un ferry, pour des vacances en Corse (p. 17) vers « le lieu
/ amène[2] » (p. 12), sans
écouter, avec un mot comme « céruléen » (p. 21), « beaucoup d’histoires
ensevelies » (ibid.) et « tant
de voix tant de visages » (p. 23). Le poème ne va pas (on n’en manque pas !)
parler de réfugiés qui traversent
et/ou meurent en Méditerranée mais il va chercher « jusqu’à ce lointain de
nos voix et de nos visages » (p. 42) : pas l’Autre mais une altérité
fichée dans nos identités, une inquiétante étrangeté ici-même ! De quoi
faire bouger la « romance » elle-même qui devient alors « la
romance / de ceux qui ne sont qu’au pluriel / […] / ceux / dont on ne parle /
qu’à la place » (p. 26). Et cela jusqu’à réénoncer la Todesfuge de Paul Celan (p. 30) parce que le poème peut « résonner
dans / la bouche de l’autre la bouche / nôtre ». Alors le poème devient un
plongeon non dans LA mais dans « une méditerranée / […] / dans le
plein milieu » (p. 35) du palimpseste « comme une mer une romance /
continuées » (p. 36). Oui ! c’est bien d’un principe d’énonciation
continuée que ce poème est fait, nous fait, pour qu’une écoute advienne (« la
mémoire auriculaire ») dès le plus simple « voir la mer » (p.
40) parce que dorénavant « je ne sais plus jusqu’où va / la méditerranée »
(ibid.). C’est cet inconnu, ce
non-savoir actif, qui demande au palimpseste de s’augmenter d’une pluralité
vocale emportant le tout de la vie, y compris ses morts, ses « commérages »
(p. 43) mais aussi ses images – le poème relève ainsi le défi des images en
lui faisant remonter le temps, comme écrit Georges Didi-Huberman avec Niki
Giannari dans Passer quoiqu’il en coûte
(Minuit, 2017, p. 60) : et c’est tout simplement, avec la couverture de Télérama et la photographie d’Alfredo
Damato que les poèmes des pages 45 à 49, et comme poursuivis par les précédents
et les suivants, engagent la force de l’image dans la mise en page d’un magazine qui
titre « LE CRI ». Mais on sait combien le papier glacé, la ronde des
actualités qui effacent vite, très vite rendent sourd ! on sait combien il
faudrait alors écouter par le poème ce que fait une telle image en termes de
survivance au sens d’Abby Warburg, d’inactualité au sens de Nietzsche et encore
d’intempestivité au sens du poème-présent, du poème-je-tu : pas d’autres moyens que d’aiguiser cette écoute du « cri
lent et muet » au point de lui conférer la plus grande force poétique :
« qui parle je ». Alors tout le livre devient un acte d’écoute :
« une parole cherche / de lèvre à lèvre de rive / à rive à / passer /
passer jusqu’à / parler encore & continuer / à vivre » (p. 51). On est
à cent lieues d’un message, voire même
d’un poème engagé au sens où ce dernier interviendrait hors langage comme fait
toute propagande, toute communication réduite à un transport. L’enjeu c’est
bien de « parler encore / à la personne première » (p. 52), ce qui
implique que « nous c’est dire / tu et je » (anthropologie et politique dialogiques) ; l’enjeu c’est de
passer « en plusieurs sens / sur notre mer » (p. 53) qu’elle soit ici
ou là… Faire de « deux rives […] assonance », ce que j’aime appeler faire relation, c’est cela faire poème
et, avec Miralles, c’est cela faire romance : « l’amour l’épopée /
cela qui continue » (p. 55). Ce continu comme activité, je le vois du grand poète Heine
dont parle Didi-Huberman (voir p. 68-et suivantes) à ce poème de Miralles : une même « vague »
qui peut nous aider à écouter les passages. Et, pour ne pas en finir avec ce
palimpseste, j’aime que le livre « recommence » à « sormiou »,
dans cette calanque marseillaise, qui en a vu des passages, des amours, des
épopées. Encore faut-il que la romance comme la vague « recommence »
(dernier mot, p. 59) sous peine de ne jamais pouvoir traverser la « mer
des clichés ».
Ce livre est un essai de recommencement des passages, du
désir de passer, de parler, de vivre de bouche en bouche, de rive en rive :
Méditerranée romance.
[1] Voir Notes pour une géopoétique de Henri Meschonnic paru en 1991 et
repris dans Politique du rythme,
politique du sujet, Verdier, 1995, p. 588-601. Ce texte tente de défaire
tous les dualismes dans lesquels on nous fait penser, vivre :
orient/occident, Jérusalem/Athènes, la parole/la lettre, etc., avec pour
conséquence politique, éthique et poétique de faire de l’oralité un passé et
des réfugiés des envahisseurs… D’ailleurs le texte qui suit dans ce gros livre
a pour titre : « La poésie ne fait que passer » !
[2] A la p. 17, je lis : « c’est
nous / le locus amoenus corse », où Miralles fait donc explicitement
référence à la tradition littéraire du lieu idyllique ou du paysage idéalisé
mais, comme chez Ovide, celui-ci peut se renverser en locus terribilis.