jeudi 7 mai 2009

Comment le poème met la narration dans la relation

Si certains disent qu’ils composent des poèmes[1], j’oppose qu’on n’écrit pas un poème : il vous écrit. Et j’ajoute que c’est un peu présomptueux de se dire poète, de dire qu’on écrit des poèmes sauf à être effectivement compositeur de poèmes[2] mais on ne parle plus de la même chose et je voudrais donc d’abord préciser ce que j’entends par poème. Si un poème m’écrit plus que je ne l’écris, c’est qu’il s’agit d’une force-sujet et encore plus précisément d’une force-relation qui m’invente en inventant ce que je deviens avec mon « interlocuteur providentiel »[3], qui invente son lecteur et je le suis lecteur en écrivant puisqu’écrire c’est d’abord apprendre à lire. C’est pour cela que j’écris… quant à être poète : on le devient au mieux et jamais dans un solipsisme de propriétaire puisqu’on est toujours poète en relation, poète avec toi qui me fais poète devenant poète ensemble. C’est la force politique de cette pratique éthique qu’est l’aventure du poème. Je m’explique au risque de me perdre, du moins d’y perdre quelques plumes…

J’ai proposé « poète en relation » et je vais explorer comment se nouent les deux sens de ce syntagme : « poète avec » et « poète devenant poète », les deux donc nouant deux modalités de la relation, à savoir la relation comme rapport, c’est-à-dire à la fois histoire d’un rapport et rapport d’une histoire. Le poème comme relation et non comme genre – ce qui je crois est engagé depuis toujours mais au moins depuis Rimbaud et peut-être Baudelaire mais si je regarde de près et donc plus loin depuis Villon et depuis Homère et depuis Berechit… donc le poème comme relation, c’est-à-dire faisant relation, lie ce qu’on appelle par commodité ici narration au faire narration ou autrement dit, il lie la fable au conteur, le dit au dire, le sens à la voix, l’histoire à l’énonciation. Et il faut entendre cette liaison comme une opération, un poème, qui transforme la narration aussi bien que l’énonciation en quelque chose qu’on ne savait pas. Notons au passage que par conséquent on ne peut plus faire avec ces notions puisque le poème ne part pas d’elles mais au contraire défait et surtout refait ce qu’on savait en ces termes. Car de termes, il n’y a plus, il n’y a que relation : primus relationis, demande le philosophe Francis Jacques – ce qu’il ne fait pas en fin de compte…

On voit par là que la question de la narration n’est plus celle du narré et pas plus celle du mode de narration mais bien celle du racontage au sens où ce qui prime c’est l’activité et non le produit. C’est dans et par son dialogisme que la narration engage alors son historicité dans celle de ses acteurs s’énonçant : aussi les notions de narrateur et narrataire, de personnages mais également d’auteur et de lecteur se voient déplacées, refaites car à chaque mise en œuvre, dès que le poème est en cours, qui que ce soit y est engagé dans une historicité, un faire langage, faire poème, faire relation qui l’invente, qui invente l’interlocution, la narration et surtout la voix qui le porte.

À un moment toutefois

je voudrais savoir si les références

ne sont pas celles dont il ne faut rien

attendre ou plutôt si elles ne sont pas

de fausses pistes qui mèneraient nulle part

loin de ce qui entre nous mobilise

l’écoute ou l’amour et ce que tu en penses

Alexis Pelletier dans son dernier livre[4] pointe ce continu d’un dire par l’écoute et l’amour, l’écoute comme amour, l’amour comme écoute et puis encore plus loin, d’un dire qui ne cesse de se reprendre non dans le solipsisme mais dans et par l’écoute de « le soir à la fenêtre une inquiétude étrange »… Car c’est justement de l’entretien d’une inquiétude que la narration portée par l’énonciation, que l’histoire portée par l’historicité, peut alors engager l’épopée d’une voix pleine de voix – au deux sens singulier et pluriel, s’augmentant de sa qualité d’appel et s’augmentant de sa pluralité interne. La narration alors portée dans l’épique défait tout ce qui du lyrisme mettait la voix en dépendance de l’individu porteur et non porté, et tout ce qui de l’épique pareillement assignait la voix à l’héroïsme d’une individuation écrasant toute subjectivation trans-individuelle dans un devenir anonyme, un devenir public et familier à la fois. Car c’est ce qui n’a pas de nom, ce qui peut passer par tous les noms, ce qui est du suggérer plus que du nommer pour reprendre à Mallarmé, qui emporte, qui ne cesse de porter, de faire sujet, de faire poème, de faire relation. Par quoi, la narration comme énonciation-relation ne cesse d’augmenter le refus de finir dans quelque identification singularisante ou généralisante, qu’elle soit individuelle ou collective, qu’elle soit la marque d’un style (fait d’époque ou fait de manière) ou le sceau d’une appartenance : elle met tout à l’aune d’une désappropriation, d’un inaccompli, d’un toujours en cours, en poème, en relation. Contre tous les individualismes et les collectivismes, contre tous les genres et les registres, les régimes et les régiments, les vangardes ou les vieux jeux.

 

On n’écrit pas des poèmes, encore moins de la poésie, si les poèmes vous écrivent et c’est bien ce travail d’une désappropriation que j’ai vu s’effectuer sur une assez longue période qui a mis l’écriture en crise pour voir venir, par exemple, à la demande de Bernard Vargaftig pour une revue espagnole, ce qui tient mon premier livre publié chez Tarabuste : « L’inconnu n’a pas le temps » (I et II). C’est cette découverte sans que j’ai su qu’elle se faisait d’une désappropriation du temps de l’écriture comme de la vie que ce texte engage en commençant par faire dire : « Je manque le temps ». Il ne s’agit pas de manquer de temps comme une bonne partie de la poésie contemporaine des années 60-70-80 a célébré dans tous les sens un temps de manque : célébration de la déréliction pour augmenter la maîtrise d’une temporalité de l’écriture comme si on pouvait la tenir dans le destinal ou l’original si ce n’est l’originel… Il s’agit de ne plus s’en tenir aux formes du temps et de « donner à voir » - mais je préfèrerais dire « donner à entendre » - ce qui ne peut se contenter de formes ou de modes voire de postures puisque « (elle n’est toujours pas domptée) » cherche cet impossible : « l’inconnu / n’a pas le temps ». L’écriture de ce livre a trouvé ce que je ne savais pas que je cherchais : une temporalité qui tient l’hétérogène du vivant dans le continu du poème. Il y a bien des maladresses telles ces italiques qui soulignent trop quand l’emprunt n’a pas besoin d’être référencé car les références, oui Alexis, « n’apportent rien » puisque c’est l’envol à tire-d’aile qui emporte. Au point de ne plus se reconnaître, d’être l’oiseau étrange du conte de Grimm. C’est pourquoi, je suis heureux maintenant de ne jamais avoir été classé et d’être plus certainement déclassé en tant que poète car, une fois classé, le poème est pris dans la nasse du poète (re)connu quand il exige de toujours chercher ce qui continue dans l’inconnu qu’il est… C’est alors que son historicité comme celle de son lecteur est toujours une invention et non une répétition, une utopie et non un terrain balisé… Aussi, plus de dix ans après sa publication, je peux dire maintenant que ce livre est une tenue du narratif par la voix, par le récitatif très hétérogène qui refuse la maîtrise d’une voix qu’on pourrait rapportée à une régie autoritaire d’un style d’auteur. Oui, ce Rossignols & rouges-gorges n’était que la recherche de cette pluralité d’un sujet du poème : l’aventure de sa recherche, de la recherche de sa voix pleine de voix. Elle ne s’est pas achevée avec ce livre, elle a trouvé plus tard, autrement, par d’autres voies narratives, des dictions trouvées : ta résonance comme ma retenue ont poursuivi la fable d’un racontage que les scènes de boucherie appelaient avec violence dans une diction où les paronomases voulaient en découdre avec toute maîtrise du dialogue comme fil tendu entre deux pôles. C’est que depuis lors la relation a tout emporté sans que je sache vraiment comment… Les pôles ont perdu la boule ! et ça tourne au point de n’y plus voir que des éclairs d’œil. Heureusement, la narration retrouve ses repères quand la temporalité du récitatif se fait genèse avec à l’heure de tes naissances. Mais, on l’aura compris : cette pluralité génésique n’augure pas d’une possibilité de référenciation autre que le mouvement de la parole, de la relation. L’heure n’a ni métrique ni origine : la narration n’a ni début ni fin ! L’heure de la narration n’est pas, pour ce qui me concerne dans cette aventure d’écriture, à choisir entre roman ou poème, entre retour ou sortie du récit, entre détour ou contour du narratif, mais peut-être à contre-époque, et disant cela il ne s’agit pas d’une posture, l’heure de la narration est à l’écoute de ce qui fait le continu d’une écriture qui ne sait ni d’où elle vient ni où elle va mais qui sait qu’elle va et vient dans et par la relation, son utopie et son uchronie. Les oiseaux n’ont que l’air sans repère : la gravitation est un mouvement qui est infiniment inexplicable par un seul schéma puisque tout tourne. Quand j’ai écrit ce qui n’est qu’un livre en devenir, de l’air, c’était simplement cet appel.

Je n’ai qu’une chose à dire et à raconter : un devenir oiseau(x) non pour le chant et pas plus pour l’envol mais seulement pour de l’air…

Quand nous nous voyons c’est l’air qui nous porte ; quand nous nous entendons c’est l’air qui nous accorde ; quand nous nous aimons c’est l’air qui nous étreint ; quand nous nous parlons, c’est l’air qui nous emplit ; quand nous nous déchirons, c’est l’air qui nous sépare.

L’air de je : c’est ton tu qui l’éclaire.



[1] J. Roubaud, par exemple, dans Poésie etcetera, ménage, Stock, 1999.

[2] C’est l’oulipisme qu’il ne faut pas confondre avec l’OULIPO et surtout avec les œuvres singulières de certains membres de ce groupe et surtout ceux qui font les frais de cette mise en boîte comme Queneau et Perec qui n’ont jamais fait montre de formalisme quand bien même ils attachaient la plus grande importance aux formes… Qu’est-ce que l’oulipisme ? Un scientisme appliqué à l’humain dans le domaine de la poésie et du langage qui prétend maîtriser les formes de langage et qui fait croire qu’on est poète parce qu’on fait des vers ou qu’on fait un sonnet ou une sixtine… Ce scientisme vient s’appliquer dans les ateliers et autres usines à littérature (j’y vois aussi bien des didactiques de la lecture que de l’écriture) sous prétexte de démocratisation : mais on voit que le ludisme et l’affairisme mêlés viennent surtout remplacer les anciennes officines cléricales ou laïques qui instrumentalisent les pratiques langagières qu’elles soient scolaires ou de loisir.

[3] J’emprunte le mot à O. Mandelstam, « De l’interlocuteur »  (1913), dans De la poésie, trad. par Mayalasveta, Paris, Gallimard, 1990.

[4] A. Pelletier, 51 partitions de Dominique Lemaître, Tarabuste, 2009.

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