Armand Dupuy, Sans
franchir, Montpellier, Faï fioc, 2014.
Ce livre constituerait la résultante de multiples
expériences entre fonte (« fonte sans neige ») et infusion
(« on laisse infuser »), envol et chute, tête et oiseau et bien
d’autres pour qu’en fin de compte « on mesure ça dans sa bouche ». Il
y a en effet un travail d’arpenteur que le verbe du titre signale jusque dans la
formule négative – et tout est de l’ordre d’une poétique négative comme on
parle de théologie négative : Armand Dupuy arpente la page, le livre comme
il arpente la maison, l’atelier, la route, le paysage, les matériaux, les
animaux… Cinq séries de six, sept, six, sept puis douze poèmes qui font chacun
comme un carré de 13 lignes (vers ?) d’environ 13 syllabes (un peu moins,
un peu plus) avec une exception : le carré final inachevé avec une onzième
ligne courte : « mais si seul avec ». Travail de peintre,
« obscurité travailleuse », qui se coltine le tableau comme une
fenêtre (« ce tableau faible ») ou comme une phrase qu’il faut lancer,
reprendre, rallumer : « avancer sans progrès ». Tout est dans
l’obstination butée un peu comme ces « taupes » auxquels bien des
moments de l’écriture s’accrochent : « On tire à soi cette terre et
l’on demande / comment dans si peu tenir, si seul et cousu ».
L’énonciation, je l’ai suggéré, est d’abord expérientielle : un sujet de
l’expérience s’anonymise pour mieux partager l’improbable, « l’impossible »
– « c’est tout ce que j’aime », écrivait le poète russe Annenski au
début du XXe siècle… Ce qui est étonnant dans cette expérience partagée pour
être instamment continuée, reprise, refaite dans les deux sens du terme – le
lecteur y pénètre parce que justement « parler n’achève pas » –,
c’est que, dans et par ces essais réitérés (« on cherche ce qui répète »),
« on reste sans franchir » - d’où le titre qui pointe énigmatiquement
la force au travail. Aussi je me dis qu’il s’agirait d’une épopée dont les
titres des séquences (« Poumons » ; « Chutes » ;
« Route » ; « Chut ! » ; « Fonte »)
signaleraient les « moyens » (au sens de Reverdy) d'une épopée vocale d’un
vivre-écrire-peindre sur le qui-vive : « tout rate sauf l’attente ».
Ce « tenir là » fait la force d’une telle obstination contre
l’époque, le culturel, toutes les certitudes qui voudraient faire croire au progrès
des acquis de l’art, monnayables dans la circulation-communication quand
« ce qu’on cherche se rassemble et se / défait, recommence – une proie
friable ». Ou, autrement dit, reponctuant un titre de Valérie Rouzeau (Unes, 2000),
« La neige, rien » ; laquelle concluait par un « pour
Antoine Emaz » qui est certainement une des voix « de peu »
(Tarabuste, 2014) de l’épopée d’Armand Dupuy, ne serait-ce que pour
« l’air soudain s’engouffre et sauve » : « A lutter là,
contre rien, ce seul vertige – le cône / clair des yeux dans la voix. »
Donc, « la fonte, la fin » qui ouvre aux passages – prosodie sémantique des paronomases (la plus tenue: « non pas voir mais passer, penser, pisser par l'oeil » – dont, par exemple, celui des « plaques froides et collantes / à la pelle comme
reviennent les portraits d’O. / soudain » (je souligne). Roman Opalka qu’Armand Dupuy
cite explicitement m'évoque bien évidemment Bernard Noël, son journal de l’atelier
d’Opalka (Le Roman d’un être, POL, 2012), mais c'est tout le livre dont l’expérience se construit dans le continu des Extraits du
corps (Minuit, 1958) : « C’est une quantité de neige / dans la bouche :
l’image vient bête, on s’attarde. / Les pensées se touchent, les jours aussi,
les mains ». L’écriture comme attente (« j’attends » est une des
rares énonciations en je) non d’une
apparition mais d’une disparition comme chez Opalka : une disparition
à la Beckett : « tout ça poussé fort derrière les dents ». C’est
bondir, du cœur même d’un impossible ! Défi donc fait à tout ce qui arrête
le vertige, le poème, en travaillant obstinément un « sans
franchir ».
Alors je retourne tout et pense vraiment à la jubilation intérieure de Kafka dans ses arpentages entre terrier (qui l'« occupe trop ») et métamorphose (« sa forme horrible lui servirait à quelque chose »)...
Alors je retourne tout et pense vraiment à la jubilation intérieure de Kafka dans ses arpentages entre terrier (qui l'« occupe trop ») et métamorphose (« sa forme horrible lui servirait à quelque chose »)...
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