Bernard Heidsieck (1928-2014) vient d'éteindre son magnétophone, de ranger ses collages et ses écrits : il nous a laissé sa voix sur Canal Street et La Chaussée d'Antin ; il nous engage à continuer ses Respirations et brèves rencontres et à ne jamais arrêter son Vaduz. On va encore ranger une oeuvre-vie dans les cases de l'histoire littéraire, esthétique quand une telle oeuvre les défait toutes et demande de tout recommencer, de saisir combien elle était portée par ce qui était le plus vivant dans les oeuvres qui l'ont précédée (il fallait entendre Heidsieck parler de Pierre Jean Jouve mais aussi de Dada) comme elle porte celles qui l'accompagnent et l'accompagneront...
Je l'avais rencontré en 1997 chez lui pour un entretien publié dans La poésie à plusieurs voix (http://www.armand-colin.com/revues_num_info.php?idr=16&idnum=345171) après l'avoir invité pour une lecture devant les étudiants de l'IUFM de Cergy-Pontoise. Ma fille Mathilde a écrit le premier mémoire universitaire sur son oeuvre sous la direction de Daniel Delbreil à Paris 3 (on peut en lire l'essentiel dans Innovation/Expérimentation en poésie dans Recherches & Travaux n° 66, Université Stendhal, 2005, p. 187-196).
Nous nous sommes régulièrement croisés lors de lectures, de vernissages et il devait m'envoyer un texte pour un dossier "Ghérasim Luca" à paraître... On continue avec Bernard Heidsieck.
Je publie ci-dessous une étude que j'avais présentée à Cerisy en 1999 en sa présence, depuis lors intégré dans Langage et relation (L'Harmattan, 2005, p. 244-278). On peut lire aussi une autre étude, qui essaie d'accompagner la force érotique de son oeuvre, à cette adresse: http://ver.hypotheses.org/287.
Le rituel & le rythme
avec
les contes de Goffman & les coupes d’ Heidsieck
(notes pour une anthropologie du poème)
par Serge Martin
(...) Toute théorie du langage contient une anthropologie, toute anthropologie , une théorie du langage. (...) Toute théorie du rythme suppose une théorie du langage, donc aussi une anthropologie.
H. Meschonnic, CR , 687.
1. Il s’agit de revenir, comme le propose J.-P. Bobillot dans Poésure et peintrie, et comme il nous y invite ici même, sur les raisons pour lesquelles telle œuvre dite de poésie relève “de plein droit, du champ de la poésie” (op. cit., p. 108). Il faudrait donc le suivre sur la voie qu’il trace d’une poésie qui “a quelque chose à nous apprendre sur le poème en général, et sur la langue” (Ibid.). Il faudrait enfin essayer de démêler ce qui fait que d’aucuns, H. Meschonnic par exemple, dénient à telle poésie son existence comme poésie sonore justement parce que si poésie il y a ce n’est pas parce que le poème se rattache historiquement à telle nouvelle école, tentative, expérience, voire “expérience des limites”, mais justement parce que, comme le dit J.-P. Bobillot, cette poésie - mieux vaudrait dire “ces poèmes” - “change radicalement la conception que nous nous en faisons et, partant les enjeux de la poésie qui, aujourd’hui, se fait - ou reste à faire” (Ibid.). Ne faudrait-il pas ajouter qu’une telle poésie change tout aussi radicalement nos lectures des poèmes du passé, qu’elle invente tout autant son genre - et B. Heidsieck n’est-il pas le seul poète de la poésie-action, ce qui ne préjuge pas des épigones ou des proximités - mais aussi qu’elle demande de chercher, d’inventer sa lecture, son étude et non l’inverse ; et, ne faudrait-il pas apporter une légère réserve s’agissant de la poésie qui “reste à faire”, auquel cas on sacrifierait aux académismes oubliant qu’avec la poésie on ne sait d’avance ce qui vient, surgit, transforme, emporte et l’emporte : la poésie ne se programme pas plus qu’elle ne se décrète. Mais, plus loin encore, j’aimerais ajouter aux invites de J.-P. Bobillot la nécessité de considérer dans nos lectures, nos études, dans l’écoute des poèmes qui (re)font la poésie et sa lecture, le fait que la poésie, si poésie il y a, a aussi quelque chose à nous apprendre, non seulement sur le poème, sur la langue, mais également, et cela est peut-être moins évident, moins facile à écouter, avec tous les risques que cela comporte du côté d’une instrumentalisation, sur l’homme et la société, sur le sujet du langage et son rapport au sujet du politique, du social... Alors, la poésie (sonore, action) de tel poète relèverait non seulement pleinement du champ de la poésie mais également du champ d’une anthropologie historique du langage, d’une histoire du sens que l’homme produit en vivant par et dans la relation avec ses semblables.
2. On pourrait, certes rapidement mais disons avec bon sens et flair perspicace, situer la démarche et l’œuvre de B. Heidsieck à la fois comme une tentative de régénération de la poésie au moyen des instruments modernes de la communication (magnétophone, performance) et comme une activité critique avec les moyens de la poésie en regard de la société de communication, le fameux “village planétaire”, ses idéologies, ses réalités. On aurait ainsi une figure du poète moderniste tantôt attaché à changer les formes du genre, tantôt engagé dans les écarts critiques du langage poétique. Bref, si l’on suivait cette pente quasi naturelle de la réflexion, et disons-le de la célébration, au sujet d’une œuvre qui compte beaucoup pour nous, rien ou si peu de choses pourtant aurait changé dans nos habitudes : tout rentrerait dans l’ordre. La poésie continuerait son bonhomme de chemin téléologique avec ses ruptures, ses stations, ses époques : bref, tout un enseignement ; et la société verrait dans ses marges les bouffonneries des enfants du siècle, prenant peu ou prou de la valeur au fur et à mesure qu’elles perdent de la verdeur. Et la poésie action rejoindraient tranquillement l’histoire littéraire, à son heure, passant par Cerisy, par exemple. L’histoire serait ainsi déjà écrite. Ce serait, semble-t-il, faire fi de l’activité des poèmes, de telle œuvre que de la ranger, ainsi qu’on a pu le faire de Mallarmé, dans un historicisme qui confirme le dualisme des pensées dominantes. Ce serait entretenir la surdité et non l’écoute de ce qui dans le langage, et pas seulement dans les œuvres, mais justement par les œuvres qui ne cessent de nous y convier, de nous y convoquer, est de l’ordre d’une subjectivation, à la fois de sa possibilité même et de sa radicale historicité. Mais, s’agissant de “la question du sujet”, on dira que la poésie, sonore, action ou autre, vient bien tard, que les sciences humaines ont depuis pas mal de temps pris la chose en main. C’est justement ce que j’aimerais entrevoir ici. Parce qu’il faudrait redire ce qui dans et par un poème fait connaissance. Pas seulement ce qui se réduirait à des savoirs et savoir faire artistiques limités aux conventions et à leur dépassement esthétiques, une rhétorique et une néo-rhétorique. Mais justement ce qui produirait des savoirs et savoir faire nouveaux, qui sont autant mesure de nos ignorances, s’agissant par exemple de l’individu et du social. Mais également, critiquant cette première approche anthropologique, ce qui inventerait une anthropologie historique, une histoire du sujet, une stratégie sémantique hors des obsessions contemporaines qui héritent de longues traditions et qui veulent rendre toujours et encore compatibles l’universalisme et le relativisme, le transcendantal et l’empirique, le réalisme et le nominalisme, etc. Sans pour autant tomber dans le désenchantement de l’ontologie heideggérienne, de l’oubli de l’être, du primat de la langue sur le langage, mais ses tenants s’occupent d’autres poésies dont les académismes se digèrent plus facilement et depuis plus longtemps. Parce qu’enfin il faudrait apercevoir les chances offertes par quelques poèmes s’agissant d’une sortie des apories du scientisme ou du philosophisme. Contrairement à ces postures, procédures et procédés, le poème fait peu de promesses : modestie de la poésie et quand ce n’est pas le cas, c’est souvent la philosophie ou telle science qui parle pour elle. Mais le poème suggère, trouve autant, sinon plus, que la thèse et sa démonstration.
3. Aussi s’agira-t-il d’observer ce que nous donnent, d’un côté, une œuvre savante, largement reconnue et particulièrement influente dans le renouveau pragmatique des sciences humaines, et de l’autre une œuvre non moins savante, de mon point de vue, ignorée par ces mêmes sciences humaines et particulièrement par la linguistique de l’énonciation qui doit beaucoup à la première, par exemple en France aujourd’hui. Certes, les prétentions initiales ne sont pas comparables. Le sociologue prétend d’emblée à “un schéma applicable à n’importe quelle organisation sociale réelle” (MS1, 9) et , ailleurs, signale l’existence de “modèles”, de “structures (...) reconnues par tous” (MS2, 286) parce que son “objet central” ce sont “les personnes ordinaires qui font des choses ordinaires”, les autres, “les errants”, ne lui important que pour “la lumière contraste que leur situation projette sur ce que nous faisons quand nous faisons ce que nous faisons” (247, n. 19). Il y a chez le sociologue une recherche des fondements ultimes de l’activité humaine quand, par exemple, il affirme qu’on retrouve “les nécessités fondamentales de la théâtralité (...) profondément incorporées à la nature de la parole” (FP, 10) où le sémantisme de tous les termes s’accomplit dans cette naturalisation essentialisation de l’activité langagière. Le poète semble beaucoup plus modeste, ses déclarations liminaires sont généralement toutes de circonstance et parfois font état des processus de travail mais jamais ou presque d’objectifs à atteindre si l’on excepte quelques déclarations polémiques qui, de toutes façons, ne cessent de souligner la nécessité du risque funambulesque de l’indissociabilité de la voix, du texte et du comportement : “indissociable, le poème trouve dans cette conjonction son point d’aboutissement réel” (Térature). C’est donc à un “chaque fois, comme si elle l’était pour la première fois” (Ibid.) que la “lecture” du poète refait dans le même mouvement ses preuves et livre ses prétentions forcément tenues (“Le poème devient ainsi, dans l’instant de sa diffusion, de la littérature - en quelque sorte vécue”, Ibid.), sinon c’est l’échec, la chute. Le poème ne sait pas ce qu’il découvre alors que l’essai savant confirme ou infirme des intuitions, des postulations, finit sur des thèses, accomplit une maîtrise pendant que le poème qui agit comme poème et ne cesse son activité, réénonce ses questions, les rend toujours aussi vives : “Mais ce risque lui est partie intégrante, aussi. Fondamentale. C’est le moteur de son renouvellement” (Ibid.).
Plus généralement, on pourrait établir un parallèle entre les recherches sociologiques américaines qui effectuent leur “tournant linguistique” de manière très explicite lors d’un colloque en 1963 et, parmi d’autres manifestations vives du “tournant audio-poétique” de la poésie, en cette même année 1963 la participation de B. Heidsieck au Domaine poétique à l’American Center où, aux côtés de W. Burroughs, F. Dufrêne, R. Filliou, B. Gysin, J.-C. Lambert, Gherasim Luca, E. Williams, il “inaugure la technique de la superposition voix directe + voix off” (BHPA, 363) particulièrement avec “B2B3”, “pièce, à plus d’un titre, inaugurale” selon J.-P. Bobillot (BHPA, 241, n. 250), non seulement pour la virtuosité ensuite toujours retravaillée, explorée, développée, de la superposition de deux textes avec une organisation du sens à chaque fois incessamment rythmée, mais surtout pour la continuité non moins conflictuelle qu’elle engage de la poésie et de la vie, de la littérature et du langage dit ordinaire, de l’événement-poème et du quotidien : B. Heidsieck parlant même de “réconciliation” (“Notes sur le poème-partition B2B3”). S’agissant du colloque américain de 1963, s’y rassemblaient la microsociologie des interactions d’E. Goffman (1922-1982), l’ethnographie de la communication de Dell Hymes, la sociolinguistique de W. Labov, l’ethnosociolinguistique de J. Gumperz auxquels il faudrait joindre la phénoménologie sociale de H. Garfinkel. Cette histoire parallèle, incluant bien évidemment la poésie américaine, reste à faire.
4. Je voudrais seulement mettre en regard les essais d’E. Goffman et une œuvre de B. Heidsieck, Canal Street. Non seulement parce que cette dernière évoque significativement l’univers américain par son titre, par les commentaires que B. Heidsieck a cru bon de livrer avec l’enregistrement également, mais aussi parce qu’avec cette œuvre on aperçoit rapidement combien B. Heidsieck et E. Goffman auraient au fond bel et bien des préoccupations semblables : “les formes et les circonstances de l’interaction face à face” (FP, 168), les “dos à dos ou corps à corps” de la “communication-communication” (CS). Et, on pourrait facilement décliner ce qui les rapproche : ni le collectif, ni l’individu à proprement parler n’intéresse le microsociologue, mais l’interaction, la situation interactionnelle, ce qui s’y joue, s’y noue, façon pour lui de sortir du dualisme sociologique bien connu qui lie les recherches aux paradigmes méthodologiques individualiste ou holiste, en réénonçant les héritages durkheimien tout en “abandonn(ant) la foule sans quitter la rue” selon l’expression d’I. Joseph (EGM, 43) et simmelien en vue d’attacher la plus grande importance aux tensions de la socialisation/désocialisation qui gouvernent toute société en acte. Le poète, de même abandonne les considérations génériques ou stylistiques traditionnelles même modernistes voire avant-gardistes, il s’engage tout entier et y engage écriture et lecture, production et réception de l’œuvre s’y confondant en grande partie, dans le face à face, sur la scène publique, ne faisant advenir véritablement le poème que dans l’action, l’interaction et celui-ci ne cessant de réénoncer, rythmer autant d’interactions, d’actions où les éléments du poème ne cessent de “dialoguer / s’entendre / s’épier / se connecter / se harceler / se chamailler / se complaire / se compléter / se sourire” (CS). L’un et l’autre ambitionnent certainement une réflexion transformatrice sur “la consistance des liens[qui] s’organise autour de régions de signification avec leurs règles de pertinence qui circonscrivent les interactions” (EGM, 21) ; ce qui nous fait dire que la sociologie de l’un comme la poésie de l’autre pensent une politique des conditions d’une présomption d’égalité entre les acteurs, un “plus de société” selon les voeux de G. Simmel pour le premier, et “un plus de poésie” selon les voeux d’A. Rimbaud pour le second. Rien d’étonnant, non plus, à ce que l’un et l’autre développent la métaphore théâtrale, l’approche dramaturgique : le sociologue titre bien “mise en scène” et affirme ailleurs “que la vie sociale est une scène [...] à savoir que, profondément incorporés à la nature de la parole, on retrouve les nécessités fondamentales de la théâtralité” (FP, p. 10); et le poète depuis ses Poèmes-partitions qui doivent donc être joués, interprétés, propose récemment ses Respirations et brèves rencontres, autant de monologues d’un théâtre heidsieckien aux multiples personnages; et les trente-cinq écritures/collages/ textes/lectures de Canal Street ne proposent-ils pas trente-cinq actes d’une tragi-comédie de la communication, une revue - à mille lieues des revues de poésie - de music-hall poétique, comportant une succession de tableaux-poèmes, ou encore une pièce satirique évoquant les aléas de la communication ? Mais, plus profondément encore, ce qui rapprocherait nos deux chercheurs, ce sont “les gestes que nous nommons vides” et qui “sont, en fait, les plus pleins de tous” (RI, 81) ; pour le sociologue, ces “Passe-moi le sel !” et autres énonciations du langage ordinaire, situations interactionnelles quotidiennes avec leurs entrées et sorties, leurs mouvements propres ; pour le poète, cette constante activité de tous les éléments du poème qui non seulement ne se refuse pas les mots “vides” mais, de plus, organise, met en mouvement tout ce qui le constitue vivement bien au-delà d’une linguistique de l’énoncé : tout l’infra et le supra linguistique, tout le bruit et le silence, tout l’émis et le reçu avec le non-émis reçu et le non-reçu émis, bref, tout ce qui participe d’une énonciation généralisée, d’une communication à jamais irréductible à un transfert d’énoncés, d’informations. Et puis l’un et l’autre ont ce courage peu partagé par les leurs, sociologues, poètes, “observateurs sérieux de la société [qui] ne recueillent jamais, dans la fange de la vie sociale” (MS2, p. 138), de s’intéresser aux “minimes interactions oubliées dès que produites” (Ibid.), aux “situations banales” (MS1, p. 9). Mais il ne faudrait pas retenir de ce choix courageux pour l’un et l’autre simplement des facilités offertes par une prise de position sans précédent : l’originalité n’est pas forcément au rendez-vous puisque, pour le sociologue, le champ est déjà largement couvert par les traités de savoir-vivre qui depuis belle lurette encadrent les dispositifs comportementaux des plus quotidiens aux plus cérémoniaux et c’est donc “en dépit du mauvais renom que s’est attiré l’étiquette” qu’E. Goffman se propose d’étudier ces “bonjour” ou “excusez-moi” (MS2, p. 75). Aussi, faudra-t-il voir s’il ne tombe pas dans le piège d’une nouvelle étiquette. Et puisque, pour le poète, non seulement le prosaïsme qui n’a jamais été à proprement parler exclu du travail du poème autrement que par académisme tatillon, mais la “prosification” à la mode de bon nombre de poèmes ou textes se disant tels lui demandent de ne pas refaire Lautréamont, Dada, Cendrars, que sais-je ? du moins sans les réénoncer dans un discours spécifique, mais également sa lecture publique doit chercher ses lois, ses exigences à chaque occurrence sur le fil d’un véritable funambulisme sous peine de tomber dans le spectaculaire, le routinier (voir Térature) et faudra-t-il examiner si le poète ne situe pas l’oralité du poème dans ce que H. Meschonnic désigne comme “le spectacle, c’est-à-dire seulement dans la réalisation phonique individuelle. Plus que dans l’organisation - ou la désorganisation - du discours.” (CR, 642). Si sa poésie réalise “une nouvelle confusion du rythme et de la diction. Au dépens du rythme-sens. Et de ce qu’elle dit, ou qu’elle a à dire. Macluhanisée, son massage sonore est[-il] son message” (Ibid.) ou non ?
5. Mais ce sont d’abord quelques-uns des motifs de la subjectivité qui parcourent les deux œuvres considérées que je voudrais rapidement examiner. Quels sont ceux qui sont récurrents et qui nous donneraient les nappes sémantiques d’une possible théorie du sujet produite par chacune des deux recherches ? En d’autres termes, l’abandon des vieux schémas dualistes que l’un et l’autre semblent nous promettre, est-il bien tenu et par quels moyens ?
Un problème concret est posé par E. Goffman : “L’émission publique de soliloques, d’imprécations et d’exclamations” enfreint-elle “d’une quelconque façon la maîtrise de soi que l’on est censé conserver en présence d’autrui” (FP, 129) ? Et le sociologue de conclure dans une formule forte : “Les exclamations ne trahissent donc pas un efflux d’émotion, mais bien un influx de pertinence” (131). Bref, tout le contraire de ce qu’on semblait croire : “ces trois variétés d’expression interjective se révèlent conventionnalisées quant à la forme, l’occurrence et la fonction sociale” (Ibid.) et E. Goffman de conseiller aux linguistes de “s’occuper des situations sociales, et non simplement de la parole conjointement entretenue” (Ibid.). Voilà qui semble redoutable et pertinent. À voir ! D’une part, il nous faut bien envisager l’ambition de Goffman qui, partant de la “nécessité fondamentale” à “un grand nombre de rencontres modelées sur le type de la conversation”, à savoir “l’éveil et le maintien de l’engagement spontané des participants au sein d’un foyer d’attention officiel” (RI, 118), y voit la matrice des “règles de conduite” et, conséquemment, la situation suivante : “les hommes qu’elles[les règles] lient se trouvent ainsi liés à l’interaction verbale, et celle-ci, partout présente, est nécessaire au fonctionnement de la société” (119). Bref, “nous disposons d’un guide pour comprendre les autres engagements d’un individu - sa carrière, ses prises de partie politiques, ses liens familiaux (...)”, en d’autres termes, d’une théorie du sujet dans la société. Donc la solution du problème n’est pas anodine.
Aussi peut-on rester perplexe quand E. Goffman précise que “d’une certaine façon, ces émissions ont pour effet de réclamer l’attention de toutes les personnes présentes dans la situation sociale, comme si nos propres soucis devaient aussi être les leurs; mais à la différence de la parole, cette attention n’est réclamée que pour une période limitée” (130) alors que B. Heidsieck soumet son lecteur-auditeur à de telles “émissions” pendant pratiquement toute la durée des 35 “lectures” de Canal Street, et que de telles “émissions” sont elles-mêmes le produit d’un travail d’“assemblage : / d’un axe de communication (Canal Street), / à une mini-centrale de communication (chaque transistor), / à un support vecteur de communication (la bande magnétique)” (CS) ! Et quelles émissions : les dialogues, ne serait-ce qu’en monophonie, donc sans entendre les deux pistes et sans considérer la “lecture”, ne sont le plus souvent que soliloques successifs, du moins hachés, coupés, ou bien imprécations, et exclamations continues :
“un sillage - mais quel sillage ? - hirsute !, un cheminement - qu’est-ce à dire ? - baroque !, un tracé, le parcours du..., un fil - oh ! - d’Ariane, donc conducteur, sinon de secours - à quel usage ? pour quelle fin ? aïe ! quel but ? [...] sinon sans doute [...], sinon permettre à ces ondes (en quelque sorte) - cerveau noir, vase clos et circuit fermé - de commodément circuler et tourner et tourner et... en rond en rond et... - miam - (ondes-boomerang) - merde - (boomerang boomerang), en rond et retour à... merde ! chut ! de tourner, tourner, tourner... trois petits tours et virages secs ! tourner - j’adore ! - tourner - j’adore ! - tourner... la tête me tourne. Il y a vraiment une circulation dingue ce soir !” (Piste droite de CS2).
S’agit-il de “polysémie, diversement, maintenue - à titre d’ambiguïté créatrice”, transport et/ou communication, comme l’indique justement J.-P. Bobillot (BHPA, 166) ? Certainement ! Et le fil conducteur est composé de plusieurs brins, mais pas seulement sinon la polysémie à l’œuvre ne concernerait que l’énoncé, or c’est à une multiplication des tensions, à un chargement ininterrompue d’intensités variables, de vitesses multiples qu’on a droit. À une dynamique de l’ambiguïté qui ne cesse de déplacer les isotopies sémantiques, il faut adjoindre une dynamique du signifiant (ne serait-ce qu’ici et en de nombreuses autres occasions la consonne /t/ qui ne cesse de relancer, d’attaquer, d’interrompre le flux verbal à la fois comme une basse continue lancinante et comme autant de crêtes à la limite du supportable participant à des incises à même les mots, les syntagmes forgés, à ces apocopes et autres aphérèses, à ces tmèses, à ces coupes syntaxiques multiples - et cela n’est pas contradictoire dans le continuum du poème), une dynamique qui permet d’autonomiser l’énonciation et l’énoncé en regard de toute assignation expressive ou de pertinence, produisant une nouvelle continuité de l’un à l’autre en même temps qu’autant de tensions sans cesse remises en jeu. Aussi, est-ce l’affirmation d’un “droit constitutionnel d’être paumé ! PARFOIS” (Ravaillac, tu connais ?) et plus encore la revendication d’une subjectivité écartelée “entre le rire et la peur, l’émerveillement et la panique, l’attrait et la nostalgie, la lucidité et la confusion, l’assurance et le doute, la soif et le regret, entre... entre... etc. etc.” (Notes convergentes, cité dans BHPA, 275). Autant de “formes-vie”, pour reprendre l’expression de L. Wittgenstein, qui dessinent une théorie du sujet maintenant son caractère inéluctablement contradictoire, produisant une unité anthropologique toujours nouvelle, jamais définie d’avance, en particulier, par de quelconques catégories de pensée définies par la société ou quelques normes extérieures à l’action du sujet. Alors s’aperçoit que “l’influx de pertinence” d’E. Goffman s’il remet heureusement en question un “efflux d’émotion”, c’est-à-dire une conception expressive d’un moi psychologique, réduit néanmoins la personne à un simple interactant, c’est-à-dire en fait le produit d’un travail de systématisation des comportements, l’agent d’une action plus que l’acteur d’un agir : non seulement, il maintient explicitement le modèle dichotomique intérieur/extérieur, l’inversant certes (“Il serait préférable de pratiquer l’analyse en allant de l’extérieur de l’individu vers l’intérieur plutôt que l’inverse”, MS1, 82, n. 6) et en exclut délibérément de ses modèles comportementaux les “errants” que sont les enfants et les fous autrement que pour en relever le caractère exceptionnel confirmant les règles, mais de plus il situe les actes eux-mêmes dans le cadre d’une détermination par le type de solidarité qui dominerait la société :
Un cadre d’accords normatifs est donc en jeu, mais il n’est ni enregistré, ni cité, ni disponible auprès d’informateurs. C’est au chercheur de le reconstituer, en partie en découvrant, en recueillant, en collationnant et en interprétant toutes les exceptions possibles à la règle. (FP, 96)
Aux antipodes du poète qui, d’un poème à l’autre, d’une “lecture” à l’autre, d’une piste à l’autre, multipliant les essais divers, les orientations multiples, ne cesse d’entrecroiser les rythmes, renonçant donc au “choix” entre règles et exceptions, entre extinction et profération, pour lui préférer le fonctionnement d’une pluralité, le phrasé d’une voix continûment altérée, coupée par le multiple, l’empirique de tout ce qui relie le corps (individuel et collectif) au social (individuel et collectif), le sociologue cherche de son côté à établir, et se revendique comme détenteur de ce savoir, une grammaire des interactions incluant une grammaire des comportements et une grammaire des énonciations. Le sujet du sociologue résulte d’une manipulation, d’un artifice instrumental : “cette personne et son corps se bornent à servir pendant quelque temps de support à une construction collective” (MS1, 239). Sa théorie du sujet est une théorie des effets, qui assigne aux sujets de l’interaction le devoir de “soutenir sur le plan de l’expression une définition de la situation” (MS1, 240), ce qui va certainement de soi, mais ne doit pas conduire obligatoirement à l’impératif de “maintenir une image acceptable de soi-même” : “les sujets et leurs autres ont un souci commun, paraître normaux, quoique, peut-être pour des raisons différentes” (MS2, 263). Ça passe ou ça casse, ça communique ou pas... On comprend alors pourquoi E. Goffman fait appel à “la compétence des éthologistes” et à “celle des grammairiens” (127) pendant que le poète écrivant, enregistrant, lisant, ne cesse de manifester ce fait fondamental relevé par É. Benveniste : “L’installation de la subjectivité dans le langage crée, dans le langage et, croyons-nous, hors du langage aussi bien, la catégorie de la personne” (PLG1, 263). Aussi, nous faut-il maintenant examiner la théorie du langage de l’un et l’autre.
6. Commençons par dire l’intérêt évident des contes et récits d’E. Goffman qui nous restituent, non sans humour parfois, la structure dialogique d’actions réciproques de maints rituels de la vie quotidienne et établissent le continuum de la conversation et des interactions de la rue qui caractérise ces relations humaines. Mais la question que ne pose pas I. Joseph affirmant que tel “langage corporel adressé à celui qu’on ne fait que croiser ou à l’autrui généralisé” est non seulement “langage de la rue” mais “langage tout de même” (EGM, 46), c’est celle qu’É. Benveniste formule clairement : “Les rites symboliques, les formes de politesse sont-ils des systèmes autonomes ? Peut-on les mettre au même plan que la langue ?” (PLG2, 50). Aussi, E. Goffman fait-il incontestablement progresser la notion de rituel vers celle de cadre, recomposant ainsi complètement le langage des situations (voir EGM, 65). Il pose même que les rituels interactifs ne peuvent se comprendre, se décrire même, qu’en tant que discours des interactants eux-mêmes : et c’est effectivement une véritable pragmatique de l’interaction qu’essaie d’élaborer E. Goffman, en cela très proche de la théorie des jeux de langage de L. Wittgenstein. Aussi nous faut-il examiner en détail ce que Goffman fait des indices de contextualisation : en fait-il des éléments constitutifs du processus de subjectivation produit par l’interaction ou des éléments découlant principalement d’autres institutions sociales extérieures à l’interaction, d’autres instances discursives sur lesquelles au fond les interactants n’ont aucune possibilité d’agir autrement qu’en s’y conformant le plus convenablement possible ? Non que ces deux relations (interaction/subjectivation et interaction/institutionnalisation) ne soient certainement concomitantes mais encore faudrait-il indiquer quel est le processus principal, celui-ci déterminant si “c’est la langue qui contient la société” (PLG2, 62) ou l’inverse ! L’enjeu est de taille : instrumentalisation du langage ou sémantisation de la société et donc possibilité d’intégrer le social comme l’individuel dans les multiples procès de subjectivation ou non.
Observons ce que fait le poète dans CS17. Quel en est le «texte» ? Sur la piste gauche :
“Hier - Taisez-vous, méfiez-vous, des oreilles ennemies vous écoutent - Aujourd’hui : “Le contrôle des écoutes téléphoniques : (deux points) un débat où chacun en sait trop long sur chacun” - Communication-communication - Ondes, vagues qui s’amplifient. - Et demain ? Etc. Etc. Etc.”
Et sur la piste droite :
“Tu m’entends ? J’écoute ! On te parle.... Dis quelque chose ! Parlez ! Tais-toi ! Parle ! On nous écoute ! Je t’entends ! Que dites-vous ? Que veux-tu ? J’écoute ! Où es-tu ? Je ne t’entends plus, plus ! Coupe ! Coupez ! Coupez ! Parlez ! Mais parlez donc ! Les communications ont été rompues ! les communications ont été rétablies ! Je te parle ! Tu m’entends ?” (CS 17, piste droite)
Sur la piste gauche, un bref récit, un condensé de l’histoire politique des communications : d’hier à demain ; sur la piste droite, un ensemble de syntagmes pris à nos conversations téléphoniques et pour l’essentiel dans le registre phatique, selon R. Jakobson, ou selon E. Goffman, à l’image de ces “unités rituelles relativement fermées qui morcellent le flux d’information et d’activité” (RI, 35). Donc : deux voix/voies qui opposent et entrecroisent à la fois l’Histoire et les petites histoires de la communication, qui interfèrent parole publique et parole privée, ordre public et ordre de l’interaction, l’emprise qu’a le premier sur les citoyens et “la prise que l’ordre rituel a sur une personne” (RI, 38).
Mais là encore, le poète semble dépasser la dose prescrite car, dit E. Goffman, “le code rituel demande un équilibre délicat que peut aisément détruire quiconque le soutient avec trop ou insuffisamment d’ardeur” (Ibid.) : et le poète, là comme dans toutes les autres pièces de Canal Street, déborde d’ardeur pour soutenir une communication qui n’a d’autre message que de maintenir le contact, non seulement d’un possible interlocuteur à l’autre, mais également de la grande à la petite histoire, de la communication à la communication, du communicationnel au communicatif.
Cette insistance outrancière sur les marques rituelles du discours et des discours fait la dimension critique du langage de ces textes : là où la société, les rituels font rupture, violence même au discours, à son parcours, le poème recherche une continuité temporelle, prosodique, rythmique en retournant la violence, la conservant par là-même, contre tout ce qui empêche les rythmes singuliers. D’où ce régime prosodique mêlant l’information contextuelle, le référentiel et l’exclamatif-interrogatif, le phatique pour emprunter au schéma jakobsonien. Mais nous voyons bien comment, non seulement la superposition des deux voies/voix, mais surtout l’interpénétration de l’une par l’autre offrent une contamination sémantique et donc autant d’indices d’une subjectivation généralisée incluant donc l’émotif, le conatif, le métalinguistique et le poétique des six fonctions jakobsonienne : les dialogues (textuels et «textuels») et leur régularité conventionnelle imposant la fiction d’une continuité, d’une coopération sans aspérités, sans conflits, comme le récit historique qui présuppose une maîtrise de l’ordre public des communications sont, aussi bien que le récit des petites perturbations des communications interpersonnelles, sans cesse perturbés, coupés par les rythmes. Rythme de la répétition tout d’abord, puisque le «texte» est comme relu ad libitum, et donc réénonçant chaque fois de nouveau l’énoncé pour le transformer dans une reprise : le “hier” de l’attaque et le “hier” de la troisième reprise, tout comme le premier et le second mot du doublon “communication-communication”, reprise au sens de S. Kierkegaard développé par G. Deleuze, n’ont pas la même valeur dans le discours du poème, une continuité historique s’étant progressivement établie tout en démontrant que le progrès n’est pas ce qu’on croyait...
Rythme des changements énonciatifs sur les deux voies/voix : du titre de presse au syntagme citationnel historique en passant par l’image métaphorique ou bien du tu au vous, d’un interlocuteur à l’autre (des questions-réponses alternent avec des soliloques), etc.
Autant de rythmes qui composent un “mode mental subjectif” qui assure à la fois le continu de discours apparemment et auparavant antinomiques tout en maintenant leur charge tensionnelle, et faudrait-il ajouter si l’on considère la lecture, mais elle serait déjà au principe même du «texte», un “mode mental intersubjectif” (FP, 80) qui propose autant de pratiques relationnelles. Ce qu’E. Goffman semble apercevoir quand il parle des “énormes ressources auxquelles le locuteur a accès chaque fois qu’il tient la scène” (Ibid.) mais qu’il abandonne très vite quand, par exemple, et nous nous approchons de l’activité du poète-performeur, parlant du conférencier, il en tire “un trait fondamental de toute interaction face à face, (...) la manière dont le vaste monde des structures et des positions déteint sur l’occasion du moment”, en fin de compte, le fait que “le texte offre au conférencier une couverture sous laquelle peuvent s’accomplir les rites de la représentation” qui au fond ne servent qu’à attester “qu’il y a de la structure dans le monde (...) que par les énoncés d’un conférencier nous pouvons être informés du monde” (FP, 201-204).
Aussi, les rites de l’interaction apparaissent-ils fortement déterminés par un principe transcendant extérieur aux interactants : ce qu’E. Goffman nomme “valeurs de fond” ou “valeurs centrales” dont il dit, avec humour qu’elles “ne démangent pas beaucoup, mais [que] tout le monde se gratte” (MS2, 179). Ailleurs, il insiste pour rappeler que “tous les domaines de l’existence, rudes ou agréables, personnels et impersonnels, sont ainsi imprégnés d’une référence constante à un petit nombre de croyances centrales à propos des droits et de la nature des gens” (MS2, 138) et qu’ainsi “on voit encore une fois combien la vie quotidienne est enserrée dans un réseau de conventions morales” (MS1, 236), ce qui revient à stipuler que les règles rituelles, certes culturelles, sont découplées des règles fonctionnelles issues de l’interaction, et viennent comme en dernière instance donner sens aux paroles échangées : le critère du consensus social établissant le sens.
Et, on comprend que ce qui intéresse au premier chef E. Goffman, fuyant, malgré son intérêt déclaré, tout l’empirique des interactions et du langage, ce soit la question des unités, de l’unité de l’interaction, puis celle d’un classement de ces unités, aboutissant à une rhétorique des figures des interactions, véritable foi en la taxinomie. Aussi pourquoi sa linguistique reste descriptive, pré-saussurienne donc, lexicaliste comme celle de Bloomfield, du moins reste-t-elle sous l’emprise philosophique de la philosophie analytique anglo-saxonne qui pose à ses principes la distinction du sémantique (“le rapport entre la langue et les choses”) et du pragmatique (“le rapport entre la langue et ceux que la langue implique dans son jeu, ceux qui se servent de la langue”) alors que “à partir du moment où la langue est considérée comme action, comme réalisation, elle suppose nécessairement un locuteur et elle suppose la situation de ce locuteur dans le monde”. É. Benveniste de conclure : “ces relations sont données ensemble dans ce que je définis comme le sémantique”.
Voilà pourquoi, il nous semble que le sociologue et le poète partant du même point ne vont pas tout à fait dans le même sens, le premier tend la pragmatique vers une pan-sémiotique comportementale alors que le second tend la pragmatique vers une sémantique généralisée. Ainsi E. Goffman oppose la littérature “où les mots se laissent bien mieux transcrire que les actions ne se laissent décrire” et la conversation naturelle qui “ne connaît pas ce biais de l’enregistrement” et “ignore la transformation systématique en mots” (FP, 56). Le poète invente, non une transcription ni une description, mais un agir des paroles et des actions qui est un agir du langage comprenant bien entendu les mots mais également tout ce qui participe au langage : le linguistique et l’extra l’infra-linguistique, l’émission et la réception, le corps privé et le corps social. Tous ces éléments dont le disparate est difficilement classables, réductibles à un outillage de figures, de procédés, de postures mêmes, sont sémantisés sous le régime d’une hyper-subjectivité qui n’est pas un individualisme, un simple usage personnel des codes collectifs, un style, mais un rythme, c’est-à-dire une transformation des rituels de tous ordre en un continu du sujet, où la voix n’est plus l’expression d’un rôle, n’occupe plus une seule place, un seul corps (y compris social) mais dit tous les autres qui la traversent, cherche le multiple, tente d’échapper aussi bien à l’individuel qu’au social. Une voix qui est plus auriculaire qu’oraculaire. Il me semble que la voix heidsieckienne est justement la recherche funambulesque, maintenant la tension, d’une interpénétration de l’extime et de l’intime, du surconscient et de l’inconscient, des rituels publics et privés, collectifs et individuels et des manies et autres ingrédients d’un ethos. Cette interpénétration ne suit en aucun cas un élargissement graduel de la question du sujet - “du sujet linguistique au sujet narratif puis au sujet éthique et au sujet narratif” - mais constitue d’emblée une prise immédiate et continu du tout du sujet, du tout du rythme du sujet.
7. En fin de compte ce sont deux politiques qui se dessinent. Autant l’une semblait promettre une critique de l’individualisme ne serait-ce que par le dévoilement des dispositifs rituels de la communication interactionnelle, autant l’autre semblait promouvoir une communauté enfin communicante ne serait-ce que dans ses dispositifs critiques autant que performatifs.
D’un côté, chez le sociologue c’est en fait à un retour des dualismes traditionnels qu’on assiste et donc à une politique du non-sens et de l’autre c’est à une chance, précaire certes, mais non moins effective de trouver du sens. Il y a chez le sociologue un fatalisme politique : “car, après tout, dans notre société, il s’agit de survivre aux événements, non de les vivre” (RI, 216), ce fatalisme s’étend à la vie publique dont il souligne la vulnérabilité : “derrière ces apparences normales, on pourra voir les individus parés, en position de fuir ou de résister, si nécessaire. À la place de l’insouciance, on trouvera l’alarme - jusqu’à ce que les lieux soient définies comme des lieux naturellement périlleux et qu’un niveau élevé de risque devienne la routine. (...) tout devient bestial.” (MS2, 310). Et le sociologue n’est pas loin d’enfourcher, sans qu’on y prenne garde, le discours médiatique le plus échevelé sur l’incivisme, les sauvageries urbaines... de nos démocraties occidentales, montrant ainsi l’échec et de nos politiques et de nos intellectuels “individualistes”. Mais, cet échec n’est aucunement analysé, au contraire, me semble-t-il il est entretenu dans le découplage constant des problématiques. Que ce soit au niveau de la simple interaction : “on passe du plan de la communication à celui de la signification morale des comportements”, ce qui montrerait “combien la vie quotidienne est enserrée dans un réseau de conventions morales” (MMS1, 236) dont découle la dualité structurelle, schizophrénique, de la personnalité individuelle : “l’acteur, artisan infatigable des impressions d’autrui, engagé dans d’innombrables mises en scène quotidienne ; le personnage, silhouette habituellement avantageuse, destinée à mettre en évidence l’esprit, la force et d’autres solides qualités” (MS1, 238). Et la simple politique d’un usage le plus perfectionné possible des “techniques réelles” (MS1, 240) de l’interaction sociale ne peut servir que ceux qui ont intérêt au maintien de la “définition de la situation”... Aussi E. Goffman laisse-t-il l’impression d’une impasse sur le plan politique, par exemple, quand il déclare que “les significations surajoutées sont presque aussi conventionnalisées que celles qui leur servent de véhicule”, on voit bien que le déterminisme comportemental est quasiment indépassable malgré la stratification des significations de toute interaction, ce qui constituait un indice d’une liberté possible des interactants... Il ne conçoit pas la communication comme autre chose que le fait de recevoir et de transmettre “des messages ordonnés” (RI, 93) et exclut la possibilité d’intégrer dans les interactions “d’autres rythmes, propre à l’émotion profonde”, sous peine que l’individu n’“abdique en tant que personne qui entretient les rencontres” (RI, 92). Il faut “retrouver le rythme afin de pouvoir rentrer en scène” (RI, 91) : ni plus ni moins que le rythme comme ordre social, ordre de l’interaction, ces “règles morales qui devraient assurer la sécurité de l’interaction” (RI, 109). Mais alors comment faire avec le fait que “quant à la façon de s’engager dans une conversation, c’est toujours par rapport aux critères de son groupe social que l’on ressent une inconvenance dans la conduite d’autrui” (RI, 110) ? Comment faire avec le fait que “ce sont de telles différences dans les coutumes d’expression qu’il conviendrait de considérer d’abord quand nous essayons de nous expliquer les incorrections de ceux avec qui il arrive de converser, plutôt que de chercher, au début du moins, à loger le blâme dans la personne même des offenseurs” (RI, 110-111) ? Et, au-delà, le sociologue montre un scepticisme généralisé, généralisant le paradoxe de son code de (bonne) conduite : “D’où ce paradoxe que, si l’on suit exactement toutes les règles d’un comportement social correct, l’interaction risque de devenir languissante et morne” (RI, 115, n. 9) ! La pragmatique devient un pragmatisme politique mêlant un relativisme de bon aloi à un universalisme sûr de lui : “il vaut souvent mieux pour les études anthropologiques considérer l’espace personnel non comme un droit permanent et égocentrique, mais comme une réserve temporaire et situationnelle au milieu de laquelle l’individu se déplace” (MS1, 45). Pragmatisme habermassien si l’on veut.
Ce qui ne me semble pas du tout être le cas de la politique du poème heidsieckien, s’il est possible de la définir hors de son écoute - dans les deux sens du terme, celle que le lecteur en fait et celle que le sujet du poème fait y compris de son lecteur-auditeur... Un exemple, parmi bien d’autres, de cette politique du poème qui est une politique du rythme, et, spécifiquement, ici, une politique de la coupe généralisée : CS18. Comme l’indique J.-P. Bobillot, sur la piste gauche, deux séries métonymiques s’y “propagent”, s’y “ramifient” (BHPA, 285) : celle de la prostitution et celle de la dissimulation, celle de l’activité érotique et celle du danger que recèle tout secret. On peut même parler d’interpénétration et c’est pourquoi la répétition du lexème “mots” sur la piste droite ne semble pas qu’une allusion à la langue - du moins faudrait-il ajouter l’organe ? -, “la meilleure et la pire des choses”, mais à tout le langage qui justement n’est pas fait que de mots puisque la prosodie de cette litanie composé d’un seul mot est rien moins que suggestive d’autant de significations que celles que livrent la piste gauche. Celle-ci propose une continuité prosodique dont on pourrait dire qu’elle étale les clichés d’un érotisme chaud, donc les caractéristiques d’un discours complètement ritualisé comme l’est l’image d’une prostitution idéale dans les sociétés occidentales, sur les papiers glacés des magazines qu’accompagnerait la bande-son de quelque film pornographique plutôt soft... Toutefois cette continuité qui offre même les indices d’une narration : la reprise anaphorique de “derrière le rideau”. Toutefois cette continuité, non seulement interrompu par le passage incessant d’une isotopie à l’autre l’est également par la prononciation incongrue de quelques syntagmes : la ponctuation est donnée comme si le texte était dictée (à une secrétaire ?), un “donc” attestant la reprise nécessaire du parcours narratif interrompu suit l’anaphore, enfin les deux expressions clausules des deux dernières “phrases” commentent la narration : “c’est comme ça” et “ce n’est pas fini” qui est en fait la clausule du «texte». Contrairement aux clichés d’une certaine littérature contemporaine qui promeut à satiété les thèmes de l’épuisement et de l’impuissance, l’érotique heidsieckienne est une énergétique du langage qui, justement parce que “couper n’est pas jouer”, ne cesse de se relancer, de relancer la relation langagière dans ses défauts mêmes.
Il y a une santé politique dans ce travail de la coupe qui est effectué à même toutes les voix du poème, toute son oralité qui est le continu d’un sujet contre toutes les assignations aussi bien individuelles que collectives : ces coupes font tourner, vibrer “tous azimuts” (CS19), essoufflent (CS10), réverbèrent au point de perdre la source émettrice, tous les discours du moi et du nous, toutes les énonciations trop certaines de leur site, de leur identité, de leur pouvoir : y compris celle de l’auteur (non sans quelque humour : “tu manques de souffle, mon petit - tu souffles c’est tout ce que tu sais faire”, CS10) qui dans les coupes de sa voix - ne serait-ce qu’en deux pistes quand ne se rajoute pas la lecture - entraîne avec lui toutes les autorité qui chancellent dans ce tournoiement pour n’écouter que ce mixage de voix multiples : démocratie conflictuelle et non démocratie consensuelle, politique du débat et non politique d’une majorité, corps vivant d’une société à l’écoute de toutes ses personnes et non corps mort d’une société réduisant la personne à un acteur, un consommateur, un agent de ses interactions... Autant de poèmes, comme des “filets tendus, crispés, bandés, axés, gansés” pour “hurler, rire dévorer, se fondre, refondre” avec “nœud sur nœud, entrelacs, coups de griffes, salamalecs”, comme un “bonsoir”, un “salut” pour une “communication” (CS24) poétique maintenue dans ses coupes mêmes : aussi sa spécificité n’est-elle pas, me semble-t-il, dans l’invention d’un genre nouveau entrant dans l’histoire des ruptures, du progrès de la littérature, participant du même coup aux opérations historicistes du nouveau, aux récits naturalisants et universalisants du progrès occidental ; sa modernité est dans son rythme qui est ni du son, ni une forme mais du sujet, une historicité radicale, à la fois ancrage et désancrage, intempestivité et temporalité : ce que la coupe est au rituel : une reprise incessante, démultipliante, de la voix écouteuse du sujet du poème avec toutes les voix écoutées du corps social (individuel et collectif), une pragmatique qui n’échoue pas dans le pragmatisme mais invente autant de sorties et d’entrées pour la “communication-communication” que de poèmes “loin des leçons apprises” car, comme disait Robert Pinget (Théo ou le temps neuf, Minuit, 1991, p. 79), “l’oreille seule suggère la forme de l’oeuvre à parachever, bourdonnante de paroles éprouvées, loin des leçons apprises”.
Bibliographie (sont indiquées entre crochets les abréviations éventuellement utilisées dans le courant de ce travail ; l’indication de la page de l’ouvrage concerné suit l’abréviation) :
BENVENISTE É. (1966) : Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard. [PLG1]
BENVENISTE É. (1974) : Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard. [PLG2]
BOBILLOT J.-P. (1993) : “Du visuel au littéral quelques propositions”, Poésure et peintrie, Marseille, Musées de Marseille, Réunion des Musées nationaux.
BOBILLOT J.-P. (1996) : Bernard Heidsieck, poésie action, Paris, Jean-Michel Place. [BHPA]
GOFFMAN E. (1973) : La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi (1959), Paris, Minuit. [MS1]
GOFFMAN E. (1973) : La Mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public (1971), Paris, Minuit. [MS2]
GOFFMAN E. (1974) : Les Rites d’interaction (1967), Paris, Minuit. [MS1]
GOFFMAN E. (1987) : Façons de parler (1981), Paris, Minuit. [MS1]
HEIDSIECK B. (1986) : Canal street, Paris, édition discographique coproduction SEVIM/Bernard Heidsieck. [une édition est prévue chez Jean-Michel Place] [CS pour la notice introductive et CS suivi du numéro du texte ou de la lecture participant à l’ensemble, de 1 à 35 donc]
MESCHONNIC H. (1982) : Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier.
Térature (1981) : “Réponses aux questions sur la lecture publique” [celles de B. Heidsieck ont été reprises dans J.-M. Gleize, La Poésie. Textes critiques XIVe-XXe siècle, Larousse, 1995, pp. 527-530], n° 3/4, Rennes.
1 commentaire:
"En effet, plus qu'au seul Mallarmé, c'est à toute la voix humaine que je consacre mon travail depuis 40 ans. Il m'a été très difficile de trouver, déjà pour moi seul, les chemins d'une déclamation dont bien que cet art ait de multiples visages, il me fallait en découvrir et poser un, un seul, bien défini, sur les dix ans d'écriture de mon Adonis.
Deux années supplémentaires de travail, avec ses six acteurs, ne m'ont pas moins appris que ces dix ans d'apprentissage de l'alexandrin :
https://www.youtube.com/watch?v=FviUzqm8qck
Meschonnic évoque le rapport de la littérature, du corps, de la lumière et de la voix.
Voici à ces questions quelles furent mes réponses d'alors, résumées ici par deux articles, et deux vidéos.
http://theatreartproject.com/langage.html
http://theatreartproject.com/theatre.html
(L'écriture de ces deux brefs articles m'a demandé un temps infini. Ils sont destinés à une lecture si intensément mentale que l'on ne peut que nos lèvres ne se meuvent, du moins je l'espère, et ne les murmurent. Décloisonnement ! Le bruit de la langue participe au sens...)
Voici (Henri Meschonnic) pour le corps et la lumière
https://www.youtube.com/watch?v=L6tdjf3Jxf0
et voici pour la voix
https://www.youtube.com/watch?v=mj7E8XEbOKo
J'ai trop fait travailler la voix nue. Orphée - tragédie du son et de la lumière - sur quoi je suis depuis trente ans sans encore voir le terme, s'adresse à l'électroacoustique et à l'hologramme, en attendant de plus belles applications de la réalité virtuelle.
https://www.youtube.com/watch?v=tTtfxAsIVGg "
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