Et je continue mais je ne continue rien. Ce qu’il y a surtout c’est que je ne suis pas encore mort, et que ces boules ne pourront pas s’arrêter tant qu’il fera jour puis nuit, nuit puis jour tout autour de moi et qu’il y en aura une sous mes pieds et une infinité au-dessus de moi.
Jean-Luc Parant, Mes yeux ne s’arrêtent jamais de voir ni mes mains de toucher (texte publié dans la revue Triages en 2012, texte qu'il m'avait envoyé)
Jean-Luc Parant nous a laissé sa main le 25 juillet à Caen, sa main pleine de boules et de textes sur les yeux.
J'embrasse Kristell et tous les siens.
Nous continuerons à rouler tous nos yeux dans ses boules pour mieux voir l'infini du langage.
Ci-dessus un dessin qu'il m'avait confié pour le numéro 72 de la revue Nu(e).
Ci-dessous un texte publié dans Le Bout des Bordes à sa demande, puis une recension de sa trilogie (publiée chez Corti) dans Europe parmi bien d'autres paroles à lui redire pour mieux le garder en pleine terre ce grand poète de l'uni-vers - oui, d'un seul vers par lequel toute son expérience immense tenait
les yeux en boule
tu
trouves le trou
blanc de l’univers
avec le monde qui
me perd la boule et les routes
déroutées tout autour ta projection
cartographique emboulée me met sur
les frontières tournantes et les poètes sans tête
et sans vers avec tout le monde dans un chapeau
tout le monde ronds comme un sou puis le village
planétaire a rendez-vous au manège il tourne tourne jusqu’au
débordement le troublant poème des yeux sans bords et des boules
sans tour ni pour ni contre un réseau routier il rougit décroûtez
la terre
jusqu’à la boule de feu la houle de ceux qui foulent
à fond pour les fous de lieux ronds sans bords
débordez les itinéraires les téméraires
les héritiers les métiers sans boule
construisez le trou blanc
de tout un chacun
sa chacune boule
dans les yeux
les yeux
Jean-Luc PARANT : Les Yeux. L’Envahissement des yeux (José Corti, 18 €) ; Les Yeux deux. L’Accouplement des yeux (José Corti, 18 €) ; Les Yeux trois. Le Déplacement des yeux (José Corti, 16 €). Kristell LOQUET, Le Chant des Cigalessuivi de Le Lundi au Soleil avec des illustrations de Jean-Luc Parant (Tarabuste, 12€20).
Il y a de fortes chances pour que Jean-Luc Parant se répète. Ces chances sont mêmes doubles : il fait des boules et des textes sur les yeux et il ne fait que cela puisque toute sa vie semble revenir à cette double répétition ! Donc, cet individu corrobore la version traditionnelle de l’artiste : obsessionnel et maniaco-dépressif. Aussi nous faut-il accepter avec quelque condescendance ses productions qui rendent compte de la face cachée de l’homme installé : la femme, le fou et l’enfant, les trois vieilles ficelles de l’esthétique philosophique pour la « modernité »… Ajoutons pour son cas quelques particularités, appelées ailleurs procédés, et nous en aurons fini avec le style Parant : des parallélismes thématiques, syntaxiques et prosodiques jusqu’à l’épuisement, des reprises que Kristell Loquet appelle judicieusement « nouvel angle du regard » (quatrième de A la trace des yeux, éd. Voix, 2001) qui cherchent à épuiser un filon ou, si l’on préfère, à faire boule de neige – et la critique aura à poursuivre à l’avenir les métaphores qui nourriront grassement son travail besogneux… Bref, il faudrait en finir avec Jean-Luc Parant ! Il est « envahissant » : son public est féminin (ne parlons pas de sa famille, voire de sa tribu), ses enfantillages casse-pieds et sa folie démentielle… Voilà maintenant un peu trop de livres qu’il est inutile de lire tellement ils se ressemblent.
J’aurais écrit ici ce que toute critique à ce jour n’est pas loin de penser. Mais les livres vous travaillent ou vous jouent ou vous jouissent ou… et tout cela indûment, inconsciemment, imperturbablement, imparablement ; ils vous font plus que vous les faites : et vous vous faites être (pas seulement avoir : ce sont les critiques du premier paragraphe qui sont seulement eus… et pas [t]étés). Oui, vous êtes faits être, plus être, plus humain (c’est bête mais c’est comme ça et ça ne se réduit pas à un humanisme abstrait : voyez comme vous marchez avec vos yeux et sur une boule après avoir été roulé par Parant, ses yeux, ses boules !).
Les livres travaillent comme les yeux quand ils sont fermés et, comme les yeux quand ils sont ouverts, ils cherchent l’infini qu’ils ont aperçu quand ils étaient fermés. Un livre de Parant n’est ni ouvert ni fermé. Il est en boule ! Il met en boule ! Il fait la pensée dans la boule comme Tzara disait « dans la bouche ». Mais aussitôt il faut mettre cela au pluriel : « dans les yeux ». Au pluriel du continu unique : jusqu’au bout (des bordes – n’oubliez pas de visiter Le Bout des bordes, Le Journal de La Maison de l’Art Vivant, n° 7-8, chez Al Dante), jusqu’à ce que ça déborde. Et ça ne fait que déborder, que recommencer. Ce n’est pas pourquoi mais comment qui intéresse ici. Le débordement est continu : renversement toujours encore. La liste des procédés est un ratage de ce que fait Parant : une assignation au connu. Son renversement est à la fois infime, intime et infini : il intimide. On est tout petit : on devient enfant, on rougit devant ses yeux, devant son sexe parce que c’est l’invisible que nous touchons. Mais tout cela nous échappe comme nos mains, comme l’amour (envahissement, accouplement, déplacement). Et tout cela est vrai sans que la vérité (celle des philosophes, des scientifiques, des disciplinés…) ne soit le critère. C’est le poème Parant qui est vrai : il est pour de vrai ! Il est infiniment jouissance : « et jouir c’est comme se mettre debout et voler dans la matière » (Les Yeux deux, p. 75). Avec Parant le lecteur n’est pas assis : il vole dans la matière : le langage-relation. Il est envol. Pour cela il faut se laisser prendre, se faire être. Il faut décoller nos yeux qui croient que Parant se répète quand il ne fait que nous reprendre dans et par le corps-langage entièrement fait relation. Aucun terme (catégorie et autres assignations, désignations), aucune borne (pôle et autres limites, définitions) : un mouvement incessant, énervant : renversant !
J’aime Péguy et Parant parce qu’ils sont renversants : l’un et l’autre mettent le contemporain sens dessus dessous : sans eux, il m’aurait eu : en quoi ils sont l’un et l’autre modernes. Et se faire avoir par le contemporain, par ses contemporains, c’est ne jamais pouvoir « v’ivre » (Ghérasim Luca) une telle expérience : « Accouplés, nous sommes complètement renversés : le sexe est devenu la tête, les jambes sont devenues les bras, les bras nos jambes, la tête notre sexe » (Les Yeux deux, p. 260). Chacun comprend la force évidente qu’une telle expérience porte dans notre contemporain : bien des discours sur (le sexe, le regard, le langage, la poésie, le monde…) s’effondrent dans leur répétition même et le poème Parant jubile, dans ses reprises mêmes, de ne jamais s’arrêter. De ne jamais s’arrêter même dans la (telle) lecture (c’est-à-dire la vie) « qui, se souvenant de son commencement, se rend compte qu’elle s’étend déjà infiniment loin pour infiniment longtemps », ainsi qu’écrit Kristell Loquet à la fin de ses deux expériences (je préfère ce terme à « récits ») qui continuent sa lecture de Jean-Luc Parant. Je continue avec eux parce qu’avec eux « tout est dans un temps d’embrassement » (Les Yeux trois, p. 139). Oui, comme dit Parant de ses textes dans ses dédicaces : nous sommes nous aussi « éclairés, éveillés, allumés » par eux ! Le renversement (re)commence. Encore encore.
Serge Martin