
Un nouveau livre...
(la photo prise lors de la présentation au salon de la revue à Paris en octobre 2008, du numéro 5 de la revue Continuum dirigée par Marlena Braester et de son dossier consacré à Henri Meschonnic: de gauche à droite: Pascal Maillard, Marlena Braester, Henri Meschonnic et Serge Martin;
je reprends ma contribution publiée dans cette revue que l'on peut se procurer à l'adresse suivante: braester@bezeqint.net pour 15 euros)
« Je passerai ma vie à ressembler à ma voix »
Henri Meschonnic, Dédicaces Proverbes, p. 15.
Cela commence et ne cesse de commencer par ce poème, cette rencontre, cette connaissance, cette voix :
notre vie un
récit qui ne commence chaque fois qu’à
la prochaine phrase
nous ne pouvons pas suivre juste
respirer mais
quand on peut parler
le corps se rassemble
on boit à toi à moi la table
tient et le sens entre nous
met l’espace au même rythme que nous
nous pouvons reprendre nous
écoutons une histoire
nous en connaissons
la voix
Ce poème qui est le dernier de Légendaire chaque jour, livre que je lis avec Claire à sa sortie en 1979, m’a fait vivre depuis lors avec l’œuvre toujours en cours de Henri Meschonnic : d’une part ses livres occupent une place considérable dans ma bibliothèque – étant entendu que cela ne se mesure pas seulement linéairement –, d’autre part, je pense que la recherche qui m’anime depuis lors porte en exergue ce poème puisque, ne serait-ce que le titre de ma thèse, « langage et relation[1] », atteste pour le moins de ce qui a été ainsi lancé jusque dans l’aventure de l’écriture avec un livre comme Ta Résonance et celui qui a suivi Ma Retenue[2].
C’est que depuis 1979, bientôt trente ans, je n’arrive pas à suivre Henri Meschonnic mais j’arrive à (mieux) respirer parce que plus que d’en savoir tel concept, le rythme par exemple mais aucun concept n’est séparable d’une configuration qui met la pensée en mouvement et il me faudrait alors engager ceux d’historicité, d’oralité et de modernité, il me semble que j’en connais la voix. Et d’ailleurs avec une telle voix il n’y a pas à suivre ! Il y a à répondre en trouvant sa voix. Et une telle voix y aide. Mais quelle est cette voix ?
Cela commence par une invitation à lire autrement qu’on a l’habitude : « Peut-être qu’un poème commence quand on ne sait plus ce que signifie l’opposition entre facile et difficile[3] ». L’hypothétique y est porté par l’énonciation. Plus : par la relation et donc le sens y est porté par l’oralité, le rythme. Lire autrement la poésie mais aussi tout le reste. Et écrire pareillement autrement des poèmes, des essais.
C’est ce qui importe quand je respire avec Meschonnic : c’est justement de travailler à l’écoute d’une telle voix, c’est-à-dire à son engagement vers « l’invention d’une historicité par un sujet » et « l’invention d’un sujet spécifique par cette historicité ». C’est que cette voix, contrairement aux allégations qui empêchent de l’entendre, n’est jamais autoritaire, prescriptive, hautaine pas plus qu’elle n’ambitionne la totalité, voire la plénitude comme tous les scientismes que vous rencontrez à tous les coins de l’Université, de la recherche, des médias aussi. Elle n’est pas non plus démagogique voire appel à l’irresponsabilité, à la démission sous prétexte d’éclectisme. Cette voix travaille ses rapports, ce qui est difficile. Elle ne cesse d’appeler à la conscience des enjeux d’une part et d’autre part elle ne cesse de rapporter chaque position à la situation concrète, à la spécificité du point de vue qui situe, se situe. Cela donne le sommaire de Poétique du traduire[4] : « 1. La théorie c’est la pratique ; 2. La pratique c’est la théorie ». Confusion ? Fusion ? Non ! Mais justement travail et écriture « pour distinguer la conscience des enjeux, qui est la théorie, et la spécificité du concret, qui est la pratique. Les deux, bien sûr, indissociables » (PDT, 20). On est loin de la schizophrénie généralisée et de son balancier meurtrier pour les individus comme pour la société. Par exemple, voyez le rejet de la théorie confondue avec la science dans ce qu’on appelle la vie, la politique, le social et l’enseignement, la littérature et la poésie, etc. Aussi voyez l’aveuglement et l’impuissance qui s’en suivent quand la décision, la démocratie, la liberté, la connaissance et même le jugement sont renvoyés aux spécialistes, l’évaluation et la critique confiées aux « savants ». Ce qui les fait souvent passer avec raison pour des « faiseurs » et alors on parle de « crise » du politique, de l’éthique, de la pensée quand ce n’est pas de l’intelligence et de l’art... Ce qui conduit tout le monde, poètes et citoyens, savants et adolescents… à l’irresponsabilité.
C’est que cette voix demande de travailler ce qui tient ensemble une pluralité et une homogénéité, pluralité des réénonciations comme des situations, homogénéité du dire et du vivre, du parler et du penser. Cette voix est avant tout écoute : écoute de ce qui l’appelle comme de ce qui la multiplie. Cette voix est toujours dans « la prochaine phrase », que ce soit l’inaccompli du travail propre, du poème de la pensée sans cesse en cours, ou que ce soit la phrase d’un « tu » qui vient répondre – non à la question mais à la voix dans la recherche de sa voix propre : « reprendre ». Sachant bien que de progrès il n’en est pas question car comme disait Péguy dans Clio, cela reviendrait « à être une théorie de la caisse d’épargne » en ajoutant que « malheureusement pour ce système, pour le système de cette théorie, la réalité ne monte point aussi facilement à l’échelle » ! On comprend alors, sans l’excuser, la déception de ceux qui abandonnent vite Meschonnic pour des « logiciens » sans « force organique », selon l’expression pertinente de Péguy : ils lui préfèrent le « résultat présent, socialisé, des recherches passées[5] » quand avec Meschonnic il faudrait travailler à ce que « l’art et la pensée ne [soient] jamais contemporains de leur passé » (Ibid.). Ce qui demande le refus de tous les académismes et mondanismes. Alors s’engage une aventure, l’aventure d’une voix :
Quand un poème a la poésie non derrière lui, mais devant. C’est-à-dire ne sait pas d’avance ce qu’elle est. Ne sait plus. N’est rien d’autre que sa propre historicité en train de se découvrir. Ce qui fait d’un poème qui devient poème et qui reste poème, comme de chaque aventure de l’historicité – d’un concept en train de s’inventer, et qui transforme ensuite tous les autres, de rapports entre des corps jamais essayés, d’une lumière jamais rythmée ainsi auparavant – quelle que soit la matière, quel que soit l’art, une figure, allégorie et dénudation, de l’historicité radicale de toute valeur. Et de la valeur de l’historicité. (PRPS, 549)
Car cette aventure est chaque fois l’invention de cette relation inédite entre valeur et historicité qui fait que le poème est poème, qu’une pensée est pensée, qu’une vie est humaine faudrait-il ajouter. Alors cela demande effectivement comme on a lu dans le passage ci-dessus autant de contres que de pours, et cela demande certainement un arrachement par le négatif et au moment même du plus affirmatif, de son élargissement, cela demande une « dénudation » pour que la réciprocité transforme ce qu’on prendrait pour une tautologie en une activité qui ouvre à la force de l’inconnu.
Alors, ce que j’aime dans cette voix, c’est aussi sa fragilité. Elle fait souvent l’objet d’opprobre : je l’entends régulièrement sous l’accusation du répétitif et du pamphlétaire. Mais c’est là qu’est sa force.
Première version du répétitif : lisez un livre et vous aurez tout lu, les autres ne font que le répéter. On voit alors certaines bibliographies s’arrêter à Pour la poétique 1, livre de 1970, quand il suffirait de lire pour le moins une recherche qui, certes parfois avec des variations infimes, ne cesse de se poursuivre. Il est vrai que beaucoup de recherches s’en tiennent à appliquer un schéma quand celle-ci, cette recherche, veille à son rythme, au mouvement de la pensée autant que de la parole. Et Saussure ne disait-il pas que ce sont les petites différences qui font la valeur, laquelle est fondamentalement différentielle. C’est que cette recherche construit toujours une historicité et jamais un absolu, travaille à une conceptualisation plus qu’à un appareil de concepts. Ce que fait une voix à la pensée.
J’ai tenté d’observer ce travail avec la notion d’historicité sur une vingtaine d’années[6]. Il faudrait le montrer avec d’autres exemples, par exemple avec les lectures de Saussure. Je me contente d’une remarque. La réédition de La Rime et la vie en poche ne change pratiquement rien à la première édition antérieure d’une bonne quinzaine d’années si ce n’est l’ajout d’une texte juste avant le court envoi qui clôt l’ouvrage : « Traduire, et la Bible, dans la théorie du langage et de la société » (RV, 420-441). Il faudrait montrer comment cet ajout augmente la force du livre. J’essaie. Ce texte fait, entre autres, le point sur « la confusion entretenue et encore enseignée entre Saussure et le structuralisme » en proposant « neuf contresens qui opposent radicalement le structuralisme à Saussure » (RV, 423) et un dixième qui alors permet de « reconnaître la continuité entre Humboldt et Saussure, contre l’idée reçue qui les opposait l’un à l’autre » (RV, 424). Mais ce que réussit ce texte c’est de tenir ensemble au plus près cette dissociation produite par la critique du schéma du signe et par la critique de l’hétérogénéité des catégories de la raison régnante pour montrer que repartir de Saussure, « et plus particulièrement de ce que montrent ses inédits parus en 2002, avec ses deux concepts majeurs de point de vue et de systématicité interne » (RV, 425), c’est au fond « partir du poème pour penser toute la théorie du langage comme un rapport d’interaction entre langage, poème, éthique et politique ». Ce qui donne maintenant toute sa valeur à la lecture de Saussure certes plus précise et fouillée qu’inaugurait, par exemple, Le Signe et le poème (p. 208 et suivantes en particulier) en 1975. On ne dira jamais assez que Meschonnic, seul contre l’époque, dans ces premières années soixante-dix engage son anthropologie historique du langage dans une grande aventure de pensée qui sans l’écriture des poèmes n’aurait pas eu l’ampleur et la force que nous lui connaissons maintenant – il faut aussi signaler l’accueil de Georges Lambrichs aux Cahiers du chemin. Oui, ce qu’osait engager Dédicaces proverbes en 1972 est toujours aussi actif[7] :
Je commence un langage qui n’a plus rien à faire de la distinction utile ailleurs entre dire et agir, qui n’a plus rien à faire de l’opposition entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue. Comme entre dire et vivre une interaction sans privilège de l’un des termes constitue l’écriture, ainsi dans la poésie qu’on croyait personnelle se produit la poésie impersonnelle. (DP, p. 10)
Seconde version du répétitif : ne lisez pas les poèmes, c’est un essayiste ou/et ne lisez pas les essais, c’est un poète – avec la variante récente : ne lisez pas les traductions, c’est un poète[8]...
C’est qu’on ne veut pas voir qu’il y a de la pensée dans les poèmes et du poème dans les essais tout comme il y a un poème de l’hébreu biblique parallèlement à une pensée du poème-relation dans les traductions de la Torah. Je pars de mon expérience : le travail que j’ai engagé depuis une dizaine d’années à partir de la notion de relation en m’essayant à construire une poétique de la relation dans et par le langage, s’il s’appuie fermement sur l’anthropologie historique du langage lancée par Meschonnic prend son élan dans ses poèmes qui ne cessent d’engager une telle poétique, c’est-à-dire une pensée de la relation[9]. Je veux dire que ses poèmes agissent peut-être plus fort encore que les essais alors qu’il s’agit d’écrire pour moi l’essai de cette recherche sachant bien que par ailleurs l’écriture de tentatives de poèmes en constitue autant sinon plus l’aventure. Significativement, je pourrais me contenter ici de signaler la dédicace du premier livre de poèmes : « plus par toi que pour toi » (DP, p. 5) qui engage tous les poèmes qui vont suivre sous le signe de cet opérateur relationnel qu’est le « par », « mot-sujet, mot pour le sujet » dans ce syntagme et certainement dans l’œuvre de Meschonnic[10]. Je le lis dans ce dernier poème d’un des derniers livres[11] :
tellement de moi sont devenus
mon absence
tellement de cris n’ont laissé
que des barbelés
je me retire
pour ne pas ajouter mon silence
à tout ce silence
laisser respirer une douceur
juste murmurée
qui vient de si loin
c’est elle qu’on sent
par toute la peau
par elle
nous sommes là
La force d’un tel poème se voit en n’en retenant au cœur de l’écoute que ce mouvement : « tellement / tellement / par / par / nous sommes là ». Ces intensifs relationnels qui font la charpente du rythme de ce poème viennent comme tenir en son cœur le silence syntaxique (le « pour » de la sixième ligne n’est significativement pas repris à la huitième) qui fait passer de la septième à la huitième ligne. Lignes qui se tiennent par la consonne [s] tout en penchant (5 / 5-4), tout en faisant pencher tout le poème vers une équivalence (4 / 4) : « une douceur », c’est « nous sommes là » ! Oui :
Le continu corps-langage, c’est l’enchaînement des rythmes de position, d’attaque et de finale, d’inclusion, de conjonction, de rupture, de répétition lexicale, de répétition syntaxique, de série prosodique. C’est une sémantique sérielle. (RV, p. 427).
Sémantique sérielle que je lis à même ce dernier passage pris à un essai : « Le continu […] / c’est […] / C’est […] » et les trois syllabes d’attaque qui posent un concept vivant comme un corps-langage qu’il est chaque fois dans chaque historicité de l’écriture-lecture : « C’est une sémantique sérielle » ; et encore « l’enchaînement » qui (dé)chaîne les dix complémentations lancées par autant de « de » comme autant d’opérateurs du continu corps-langage. Ce continu qui permet de « postuler un sujet du poème » dans et par « un système de discours ». Meshonnic écrit cette définition comme la théorisation et l’exemplification à la fois de « ce que disait Péguy » qu’il cite juste avant : « C’est signé dans le tissu même. Il n’y a pas un fil du texte qui ne soit signé[12] ». Ce qui s’entend et se voit à chaque page de Meschonnic : non des formes que d’aucuns diraient poétiques comme quand les philosophes esthétisent leurs écrits mais bien des attitudes de pensée, une poétique relationnelle qui met l’activité de penser dans une éthique du langage qui passe par son oralité – c’est ce qui fait, dans le passage cité ci-dessus, la valeur du verbe être (« c’est ») non comme une rhétorique de la définition mais comme un agir, un faire, un inaccompli aussi et non une stase, une opération et non un produit, un « en cours » et non un « bon à tirer », etc. Il suffit de lire un peu plus loin : « « plus que ce qu’un texte dit, c’est ce qu’il fait qui est à traduire » (RV, p. 428).
L’accusation de pamphlétaire qui empêcherait de lire la recherche est fréquemment employée quand ce qui caractérise cette recherche c’est que son écriture est pleine de lectures et par là-même l’inclusion d’une pluralité de voix dans sa voix. Ce dialogisme porte la voix à hauteur d’altérité et la critique à hauteur de responsabilité. D’aucuns parlent de réductions quand il s’agit d’opérateurs d’historicité qui sont autant de réénonciations : exemplairement, je prendrais le Mallarmé de Meschonnic contre l’effet Mallarmé : « Toujours la "disparition élocutoire du poète", chez Mallarmé, jamais "le poème, énonciateur" », comme écrit fortement Meschonnic[13]. Cette voix critique n’est ni la méprisante qui ignore, ni l’étouffante qui célèbre. Elle est une voix qui construit sa différence, son historicité propre dans une prosodie personnelle qui engage l’écoute comme invention de voix : une autre écriture par une autre lecture et l’inverse également. C’est vrai que peu atteignent à cette force où corps et langage engagent la lecture à hauteur d’écriture, c’est-à-dire de poème de la pensée. Et on retrouverait alors à ce moment ce que disait Mallarmé à Lefébure, du « Poète moderne » qui est en fait « un critique avant tout ».
Mais ne suis-je pas avec cette « voix » dans ce que Reverdy disait de certaines œuvres dans un texte de 1938 :
Des œuvres qui retenaient dans leurs rets assez de mystère pour n’être que très difficilement accessibles aux guetteurs du présent – bref des œuvres qui comportassent entre leurs éléments constitutifs visibles, assez de blanc, assez de marge pour que les générations suivantes puissent venir y déposer, sans jamais affaiblir ni profondément altérer la pureté et la valeur de leur originelle structure, autant et même plus de substance qu’elles pouvaient en extraire elles-mêmes. Car une œuvre qui dure sans vieillir, qui grandit en durant, c’est une œuvre à laquelle tous ceux qui prétendent l’aimer, la comprendre, la commenter, la répandre en l’amplifiant d’une légende qui, d’ailleurs, la plupart du temps la déforme, collaborent[14].
Ce qui, avec Meschonnic rend toute transposition, toute vulgarisation, toute défense même extrêmement périlleuses : oui, ici même je risque de « la déformer » alors qu’il s’agit de la poursuivre, voire même d’en partir, au sens où il faudrait surtout ne pas la répéter mais s’en nourrissant sans cesse inventer son propre, s’inventer, faire œuvre jusque dans la solitude, contre les contemporains. Mais c’est heureux, comme toutes les grandes œuvres, celle de Meschonnic trouve sa force jusque dans l’humour, plus précisément dans le rire qui préside à ce que d’aucuns voudraient voir réduit au pamphlet quand il s’agit justement de laisser au(x) contemporain(s) le réalisme des noms. Alors en Sherlock Holmes moquant tous les docteurs Watson, Meschonnic frappe à la Tardieu au cœur d’un raisonnement :
Ce n’est donc plus de la langue qui est à traduire mais un système de discours, pas le discontinu mais le continu. Élémentaire, docteur Bonsens, docteur Formol.
Voilà certainement qui transforme toute la théorie du langage. (RV, p. 428)
Cette rapide incise qui montre à l’envi que l’oralité est première dans cette écriture non pas tellement parce qu’elle appellerait un effet mais bien plutôt parce que cette frappe formulaire est toute entière passage de voix comme font tous « les maîtres du rythme qui trouvent dans le commun (…) de ces airs traditionnels qui commandent ainsi toute une réussite », comme disait Péguy dans Clio. Et comme écrit Meschonnic :
Parmi les signes et les propriétés du contre-savoir de la poésie, je mettrais une sorte particulière de rire. Un rire propre au comique de la pensée, vu de l’historicité. Un rire de soi et des autres. Rire qui n’a pas le ludique, qui se prend trop au sérieux, et ne donne pas dans l’ironie. Le rire de la critique. C’est le rire du théâtre de Guignol. Faute d’avoir celui des dieux chez Homère. (PRPS, p. 184)
Puisque Meschonnic parle de Guignol, je lis deux pages plus loin – pour montrer à quel point le continu n’est pas un vain mot mais bien une prise décisive pour entendre un tant soit peu la « sonorité générale » (Péguy encore) de l’œuvre, le poème de la pensée qui fait au plus fort la pensée du poème à contre-esthétisme et à contre-simplisme :
Deux idées reçues, deux idées massues semblent si bien installées aujourd’hui qu’elles empêchent de les reconnaître comme des confusions, sinon des impostures, de toute manière des obstacles pour penser le sujet, penser la société – c’est la même chose, penser le langage et la littérature. Et c’est toujours la même chose. (PRPS, p. 187)
De « reçues » à « massues », il y a plus qu’un bon jeu de mots pour introduire à la confusion de l’individu et de l’individualisme d’une part et de l’individu et du sujet d’autre part ! Que la « massue » guignolesque intervienne n’est pas sans introduire aussi la notion de « masse » qui est, politiquement et éthiquement, l’écrasement bien connu des subjectivations dans les discours, politiques ou sociologiques entre autres. Et la répétition de « la même chose » est non seulement la reprise du mode de l’enchaînement qui est au principe de l’activité de penser mais aussi la reformulation insistante du continu sujet-société, langage-littérature, continu qui est à même d’engager ce qui met le sujet à hauteur de la société et l’inverse, le langage à hauteur de la littérature et l’inverse dans un « penser Humboldt aujourd’hui[15] » par la Welchselwirkung[16], ce que j’appelle la relation dans et par le langage. Ce « toujours la même chose » est une relance, comme un refrain, de ce que Meschonnic écrit en le disant et dit en l’écrivant :
L’opérateur de cette solidarité interne est inséparablement une poétique de la modernité et une poétique du sujet, sans doute aussi inséparables d’une poétique de la vie moderne et de la ville moderne, impliquées dans le rapport du poétique au politique. (PRPS, p. 189)
Solidarité et inséparabilité puis implication font les valeurs opératives du continu par leur enchaînement sémantique, syntaxique et prosodique jusque dans les résonances de « vie » à « ville » et les liaisons qui ne cessent de se refaire.
J’en arrive à ce qui est certainement décisif dans ce poème de la pensée : ce récitatif des inséparabilités c’est la pensée maximale dans et par le langage où s’entend non l’idée mais le sujet comme subjectivation du langage, à savoir un sujet de la pensée par le sujet du poème et donc un débordement de toute pensée arrêtée à l’histoire de la pensée. Alors le continu d’une telle œuvre, à peine esquissée ici, est bien l’allégorie d’une éthique du sujet de la pensée qui dans et par son langage, et au plus fort dans et par le poème et la pensée du poème, « sert à vivre », comme dit Benveniste pour le langage. On voit bien alors que le continu d’une telle pensée-écriture, des essais aux poèmes et l’inverse, n’a pas pour enjeu le style mais bien le rythme. Et on n’en a pas fini avec le rythme quand bien même on suivrait Meschonnic. Et on n’a même pas commencé quand on arrête Meschonnic à la première formule venue – je pense à toutes ces bibliographies pour étudiants qui figent l’œuvre sur la « forme-sens » de Poétique 1, oubliant au demeurant son rapport avec la « forme-histoire »… On n’en a pas fini parce que « le sujet est son rythme » et que c’est à chacun de le continuer sous peine de ne pas trouver son « sujet » et donc son « rythme ». Je tentais de le suggérer en commençant : si vous commencez à écouter la voix à l’œuvre dans Meschonnic vous commencerez à entendre la vôtre au cœur d’une vision presque comparable à celle qu’on lit en Exode 20-18[17] :
Et tout le peuple ils voient les voix et les éclairs et la voix du chofar et la montagne qui fume
Et le peuple voyait et ils étaient dans des transes et ils se tenaient de loin
Oui, pour lire, écrire, penser avec Meschonnic, tout comme il faut oublier les « coups de tonnerre » des traductions qui refusent d’entendre le signifiant du texte d’Exode 20-18, il faut refuser de suivre ceux qui veulent réduire l’œuvre au répétitif ou au pamphlétaire sans voir les voix du continu. C’est tout l’enjeu d’un penser dans et par la voix (les voix), et par là-même d’un vivre dans et par le poème. Oui, lire, écrire, penser avec Meschonnic c’est engager un penser-vivre dans et par le poème-relation.
[1]. Deux ouvrages en sont issus : L’Amour en fragments, Poétique de la relation critique (Artois Presses Université, 2004) et Langage et relation, Poétique de l’amour (L’Harmattan, 2006). Un autre est à paraître sous le titre de Rythmes amoureux, Poétique du corps-langage.
[2]. Le premier a paru chez Océanes à Saint-Denis-d’Oléron en 2002 et le deuxième chez Comp’act à Chambéry en 2005.
[3]. H. Meschonnic, La Rime et la vie (1989), Gallimard, 2006, p. 88. Plus loin RV suivi de la page.
[4]. H. Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, 1999. Plus loin : PDT suivi de la page.
[5]. H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 482. Plus loin : PRPS suivi de la page.
[6]. Dans L’Amour en fragments, op. cit., p. 331-351.
[7]. H. Meschonnic, Dédicaces Proverbes, Gallimard, 1972. Plus loin : DP suivi de la page.
[8]. J’essaie d’en rendre compte dans « La traduction comme poème-relation » à paraître dans un ensemble sur la traduction littéraire dirigé par B. Bonhomme et M. Symington (Université de Nice) chez L’Harmattan.
[9]. Voir « « Un poème du langage relation » dans Nu(e) n° 21 (Nice, septembre 2002).
[10]. A. Eastman, « La grammaire du sujet chez H. Meschonnic » dans B. Bonhomme et M. Symington (dir.), Le Rythme dans la poésie et dans les arts, Interrogation philosophique et réalité artistique, Champion, 2005, p. 385. Plus haut, Eastman écrit : « Dans et par "par", le sujet du poème, pourrait-on dire, est homologue à la poétique de lapensée chez Meschonnic ».
[11]. H. Meschonnic, Infiniment à venir, Dumerchez, 2006, p. 37.
[12]. C. Péguy, Œuvres en prose 1909-1914, éd. Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1968, p. 1034.
[13]. H. Meschonnic, Célébration de la poésie (2001), Verdier, 2006, p. 68 ; voir aussi p. 76, 101, 207 (avec la référence), 262 et le « manifeste pour un parti du rythme » est, comme Célébration de la poésie, un penser Mallarmé aujourd’hui par ce leitmotiv décisif pour la pensée du poème après plus d’un siècle de mallarméisme ; CP suivi de la page, dorénavant. Il y a encore plus court et donc plus fort quand Meschonnic appelle le « suggérer » de Mallarmé contre le « nommer » de la vulgate poétique et, entre autres, contre la relégation par Michel Deguy du suggérer au symbolisme (CP, p. 75).
[14]. P. Reverdy, Cette émotion appelée poésie, Flammarion, 1974, p. 113.
[15]. « Penser Humboldt aujourd’hui » dans H. Meschonnic (dir.), La Pensée dans la langue. Humboldt et après, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1995, p. 13-50.
[16]. W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, trad. de P. Caussat, Seuil, 1974, p. 123. Voir notre Langage et relation, Poétique de l’amour, L’Harmattan, 2005, p. 48.
[17]. H. Meschonnic, Les Noms, traduction de l’Exode, Desclée de Brouwer, 2003, p. 112 et les notes concernant ce verset p. 282.
Il récitait quelques poèmes. Des ressouvenirs en avant. Qu’il écrivait en marchant. Qu’il notait ensuite. Dans ce qu’il avait appelé. Mon livre de route. Un titre restait lisible. Sur la première page. Dans ta marche.
légers déplacements
loin d’une gesticulation
à la redéfinition d’un
espace de l’émotion
neuve j’arpente ton déplacement
miracle et nudité d’un
dépouillement du corps en marche
violence d’une démarche dans ta
peau d’un non-lieu
ahanant arpentant
je me suis mis dans ta marche
résister à l’immersion
en perpétuant l’andain
gestes et rythmes avec une
légère ondulation sur la crête
dans mes reprises ta danse
sur les flots tu lèves
légères et parfumées
les herbes tu recueilles
mes chemins tu marches une continuité
une approche une proximité
le bouchon flotteur d’un
rapprochement
ma marche dans ta marche
mes premiers pas ton souvenir
un enfant marchant
un photographique
passage de nos premiers pas
les grands espaces traversés
font les dimanches
vers le digne dôme
dans les genêts sans nombre à gravir
toutes marches confondues
ton poème défait
une allégorie parfaite
de mes marches allotropiques
tes longues coulées de couleurs
déversant mon ressassement
non un de tes égarements
le lent labeur de ma lente
marche tes longues inscriptions
anthropomorphiques et cosmiques
lente apparition de ta vue
non surgissement le magique
flux de tes paroles lentes
magiquement vraies et claires
se dévoilant le regard dans ce
texte me liant en touches
t’accumulant dans le labeur
du peintre écrivant nos malheurs
laborieux à l’œuvre des silences
parenthèses s’ouvrant en sauts
s’approchant plus proche de ta
lente émotion belle inondant
l’œuvre de beautés au tragique
ravissement
composition picturale sans image
charriant dans ta marche
les couleurs du temps
les matières versant l’œuvre en
marche s’écrivant poème
mouvement lent révolution
comme ton regard lent vers les oublis
de la mémoire mise en bouche
ton texte inondant ma vision
lecture écriture de notre rêve
sentiers de ma mémoire écrite
tes pas inscrits dans les miens
au cœur d’un mouvement
une horizontale élévation
marchant s’entretient une inscription mouvante
meurtris mes
pieds ont ta vision
je fabrique la mémoire
de ton lieu partout
se colore ta matière
intériorité sculpturale
que mes yeux parcourent
dans ton mouvement engageant
dans cette marche le printemps
de l’automne
alors
ton espace remplit mon vide
enfouis en tes plis nos corps
se vident pleins de marches
l’avancée irréfléchie des pieds
transmettant ta chaotique vision
mon sol ma solitude
dans ta déambulation
mes pupilles dilatées
se contractant
dans ton va-et-vient
perpétuation te perpétuant
dans ton rêve ma marche
ainsi
sans m’attarder du sol
aux coups d’œil vers tes lointains
sollicitant seulement ton avancée
au rythme chaotique de
ta phrase en visions d’un
corps neuf
cette façon qu’ont nos voix de rester
là pour s’écouter partout
cet après-midi sous ta pesanteur fine
ta pluie continue
peut-être seulement rouiller mon pays
trace de ta nue
statique puissance souveraine
ta géographie tes éléments mobiles
une gamme immuable
trop reconnaissables
se jouent de ma vision
trop bien disposés
trop pressés
en est-ce une encore
tu bouges ton immobilité
je fixe tes mouvements
alors
aimer cette promenade cette période aimer
le neuf dans le bougé
ton regard hors ma vision
tes rêveries portées au fil du courant dans
mon lit comme tous les paysages
portant ton fort courant de ce jour-là
donnant l’impression de piétiner
nous halant au gré de ta vitesse de tes courbes
les anfractuosités ces replis de ta marche
nous plissent comme rire dans sourire
pour suivre ta rive enfoncée
alors cette péniche
remontant et si
nous nous abandonnions à ce fleuve
le bonheur à tes côtés
n’est que ton voyage
dans tous mes déplacements
vers l’inatteignable destination
seuls havres
mais goûter ta marche
comme vivre l’ivresse
et les poids qui distendent
tes désirs qui ne s’entendent
l’attachement
nous est l’infini
détachement
de ta commune
marche
marcheur
au corps dénudé
noyé dans la multitude finie
alors ta volubilité
ton passage
sur la pétrification
vivante de mon sol
étagement de tes saisons
senti par l’appendice du voyage
hors notre histoire pas d’espoir
au rythme de tes naissances géographiques
ton bâton à ma main
érection
d’un appel tous tes noms
dans le paysage ton rythme
des lieux inconnus
cette longue randonnée ton vertige
entre ton ciel et l’eau
secoue déambulant le rêve
de mouvements et de gouffres
comme le poème me noie
ta crayeuse falaise
dans le vacarme des mouettes jette ta
blancheur aux verts remous
sous ton ciel qui chevauche mes nuages blancs
et déploie ton vertige au péril de ma marche
au bord d’un précipice
vers nous sans que fonde
ta chute et
les éléments orphiques
au fond de tes pas sous leur tournoiement
ma marche suspendue
s’élance dans ton poème
tes mots et se déploie
la courbe tabulaire avec
ta marche mon labyrinthe
tes mots et le dithyrambe
tes marches dionysiaques
ta dynamique nos corps
des objets drossés
à ton gouvernail sans
gouverne
tu établis sur ma terre
une côte
pour y accoster
côte à côte ta marche
et inconnu la volubilité
s’y mouvant sans cesse
continu le flux de
discontinuités événementielles dans
ce passage
par ces quotidiennes marches vers ton ciel ponctué
sombre vu d’ici-bas
j’erre je passe je marche je repasse tu
m’enfuis l’inexorable
fuite de mes marches contourne de tes détours
ma géographie dans
ton temps je continue
notre relation son flux
la lente accumulation
de nos marches
semblable à mon désespoir
ma dispersion
ma procession somnambulique
dans tes marges
nos humaines sécrétions
de tes marches
grossissant mon lent cortège
théories de mots en errance
sécheresse noyée dans le flot de tes pas
défilant
nomade dans le déambulatoire
de tes promenades
le poème va l’amble et il me semble
perdre ton auditoire
mon chœur te contourne dans le
silence ambulant à écouter la galerie répugne
ton chemin sous terre
des mots de ta marche
en un sentier transversal creuser
la bouche de mon
musée le mouvementé
une galerie de marches
dans les mots sédentaires
les chemins t’écrivent
effacent ton inscription
et l’essai désespéré cette histoire
d’un cheminement
de tous ceux qui parcourent les paysages
leurs rêves nus
détours au rythme des accidents
simple invitation appel simple
suivre les passages du voyage
effacer l’inscription dans le paysage
j’écris alors ta
géographie dans ton histoire
nos multiples marches
pérégrinations avec la mort
en retours de vie
lente aspiration
aspirant la déambulation
sans s’attarder aux accidents
d’une vision purement anecdotique
noyé le regard déplace
le lieu perdu dans la joie
d’une commune géographie
je marche marchant tes lieux
avec ta vie ma vie marche
et ta lente expiration
inspire ma déambulation
tu me marches je te suis
Dans ta marche. Il continuait. Refermant le cahier de route. Il le donna ou l’oublia. Le conte n’en finit plus. Depuis toujours. De bouche en bouche. Au pays de l’oubli. Plus loin que la mémoire. Je te suis donc tu me marches. Il me le dit dans le silence. Infiniment. Il aura été mon écoute. Au pays de l’oubli. Là où l’on entend ce qui est tu.