lundi 1 juin 2009

Martine Broda (1947-2009)


Disparition de Martine Broda le jeudi 23 avril. 

Née en 1947, j’aimais souvent ses poèmes qu’elle appelait des « lettres d’amour », j’aimais moins son travail de traduction et ses essais pris dans la philosophie de l’époque dont elle souffrait mais qu’elle ne pouvait rejeter étant donné sa violence. Oui, cela la faisait certainement souffrir ! Je donne ci-dessous un texte qui critique son livre sur la lyrique amoureuse, en ajoutant que la critique ici est un acte d’amitié, d’inclusion du discours autre dans le propre d’autant que ce qui nous réunit ici c’est l’œuvre de Tsvétaieva et c’est tout dire... Bref, un hommage à la poète qui n’a cessé de chercher le langage de l’amour…

Pour une lecture de ses Poèmes d’été (Flammarion, 2000), je renvoie à L’Amour en fragments, Poétique de la relation critique, Artois Presses Université, 2004, p. 209-213 (« La ‘poésie des rencontres’ »).

Un texte d'Esther Tellermann à cette adresse :

http://www.m-e-l.fr/expression-libre-texte-detail.php?id=7

 

Extrait de « Situations de l’amour-en-poésie », dans J.-L. Chiss, G. Dessons (dir.), La Force du langage, Rythme, discours, traduction, autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, Paris : Honoré Champion, 2000, p. 127-149.

 

L’amour de la langue fait-il le langage de l’amour ?

 

C’est ainsi qu’on gémit d’aimer :

on tombe dans tomber.

 

Marina Tsvetaieva;, “C’est ainsi qu’on écoute” (3 mai 1923),

 dans Après la Russie, (traduit du russe par Bernard Kreise), Payot & Rivages, 1993, p. 96.

 

On est forcément heureux de (re)trouver M. Tsvetaieva dans un “essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse”[1];; dont l’auteur, Martine Broda relève, dès la première note de bas de page, les propos contradictoires de H. Deluy[2] ;;et s’engage à dissoudre “le malentendu principal dont les autres découlent” : “ce n’est pas la question du moi que pose le lyrisme, mais celle du désir” (p. 9). S’agit-il seulement d’un malentendu ?  Est-ce que “la question du désir” permet une écoute moins sourde du sujet de l’amour-en-poésie ? Il suffit de voir comment M. Broda ;pose ses “questions” pour comprendre qu’elle reste, comme H. Deluy;, comme J.-M. Maulpoix[3];;;, ;dans une problématique qui renvoie hors langage les rapprochements de l’amour et de la poésie. S’agissant de M. Tsvetaieva, elle relève “la bizarrerie de ses comportements amoureux” (p. 179) et ses “amours nombreuses et agitées” (p. 190). Partant de “la première scène d’amour” racontée par la poète russe[4] où celle-ci postule l’amour comme étant non-réciproque, M. Broda généralise à “la plupart des lyriques femmes” (p. 183) cette “position qui les virilise, en ce qu’elle est du côté de l’activité, et qui les féminise, en ce que la sexualité féminine, plus que la masculine, semble marquée par quelque chose qui est du côté du rejet, de l’abandon” (ibid.). M. Broda peut ajouter des remarques souvent justes et bien informées, celles-ci ne concernent que les “rencontres dans la vie” et non les relations dans le poème, souvent des non-rencontres, toujours des “tentatives”, comme titre M. Tsvetaieva pour de nombreux poèmes ou cycles de poèmes. Aussi est-ce à rebours de la méthode suivie par M. Broda, non de la vie à l’œuvre mais de l’œuvre à la vie, qu’il faudrait certainement concevoir la recherche, ainsi que M. Tsvetaieva le suggère pour Pouchkine[5]  :

Pouchkine ;a commencé par imaginer un Pougatchov;, lui donner une forme - et puis, il l’a connu. (Comme tout poète en amour).

L’essai de M. Broda ne suit certainement pas M. Tsvetaieva quand la poète russe dit (ibid., p. 119) :

L’envoûtement est plus ancien que l’expérience. Le conte est plus ancien que la réalité.

L’explication essentiellement psychanalytique ne peut rapporter le poème qu’au vécu, qu’au passé et non à un avenir qui était déjà au principe de son écriture. Et ce que dispute M. Broda à Julia Kristeva n’est au fond que broutilles[6]. Sur le même sujet, suivant les mêmes chemins (par exemple, les troubadours), les thèses sont très proches. Si M. Broda ;intervient dans le champ de la poésie contre “l’actuelle «modernité négative» [qui] n’a jamais théorisé sa pratique, [et qui] se contente de promulguer des interdits” (p. 259), elle n’en rejoint pas moins les attendus de cette même “modernité”, négative un jour, positive un autre : féministe critique par exemple. Ceux de J. Kristeva;, la “sujette”[7], qui poétise la philosophie et qui joue d’emprunts inavoués et décontextualisés (à Henri Michaux ;par exemple[8]), attendus relevant d’une conception du langage disparaissant dans et par l’amour (pure communication, communion immédiate...) pour mieux maintenir son instrumentalisme ailleurs[9] :

L’amour est peut être le chemin par excellence : celui qui “ne connaît pas de procédé, pas de médiation” (Heidegger;;;). Chemin du manque, un manque en route, le manque se frayant une voie. Mais aussi un chemin en manque de procédés, chemin sans essence.... Par cette alliance du manque et du chemin, Éros serait-il le lieu où la dialectique se forme mais aussi s’ouvre vers un daimon qui la déborde ? L’amour comme chemin qui ne mène nulle part... si ce n’est à la vision immédiate, totalité dissipée.

Si les poètes sont mis au service de la philosophie d’inspiration heideggerienne c’est pour confirmer une défiance au langage. Le choix binaire, maintenir ou transgresser “le langage et la loi (qui) sont déjà là” (p. 103), pose le régime de l’écart, du transport métaphorique, du sacré également, au principe même de l’activité littéraire, poétique. C’est un credo répétitif :

S’il nous reste aujourd’hui une religion, elle est esthétique, car le narcissisme s’abrite le plus intensément dans les déploiements fugaces du sens fictionnel. (p. 170)

Nous sommes les fidèles de la dernière religion, l’esthétique. Nous sommes tous sujets de la métaphore. (p. 346)

Credo qui assigne la poésie, l’amour-en-poésie, à la folie :

L’expérience amoureuse vécue, au même titre que le langage, la rhétorique, la littérature — en tant que terrains d’une folie admise. (p. 214)

Et le credo de J. Kristeva ;;est grécisation et christianisation de l’élément juif dans l’histoire, dans la littérature et la poésie, à rebours de ce que fait M. Tsvetaieva[10]. L’argumentation est certes prudente, retorse même, mais évidente (c’est le mouvement profond du livre qui, entre autres lectures de prédilection, fait du Narcisse d’Ovide une figure christique) :

La sensualité du Cantique conduit tout droit à l’incarnation. (p. 120) Indiquons cependant que, dès l’aube de la poésie lyrique — et le Cantique, qui rappelle la tradition grecque, en condense magnifiquement la rhétorique —, le transport de sens (métaphorein=transporter) résume le transfert du sujet au lieu de l’autre. (p. 116)

Réduction multiple donc puisqu’après la réduction de l’activité du poème à une figure, la métaphore, c’est la réduction du langage au “Verbe” et sa sacralisation concomitante :

Le troubadour est au moins sûr de posséder le Verbe dans lequel précisément il taille son être d’amoureux. Cette identification au Verbe-chant du Créateur, cette joie de la création-incantation, est la seule preuve sensible (...) de la béatitude en général, et de la jouissance courtoise en particulier. (p. 192)

Avec la formule définitive et définitoire de l’amour pour J. Kristeva : “L’amour, ça se parle, et ce n’est que ça : les poètes l’ont toujours su” (p. 343), on croit approcher d’une vérité de l’activité du langage mais c’est pour, une fois encore, mieux s’en échapper :

Les styles amoureux s’étaleront désormais devant nous comme des réalisations diverses, historiques, de la métaphoricité essentielle des états amoureux : comme des variantes stylistiques de cette cure, autre nom de la vie, qu’a subie le sujet occidental depuis deux mille ans à travers ses attitudes amoureuses déposées dans les codes amoureux désormais officialisés. (p. 343)

Aussi, c’est au moment où on croyait être le plus proche d’un sujet du langage, d’une écoute de la subjectivation dans le langage, alors que l’affect amoureux exigeait d’observer les marques langagières de cette hyper-subjectivation, que l’on est renvoyé au “sujet occidental”, à un absolu philosophico-psychanalytique, une construction culturelle dont certaines œuvres rendent compte mais dont les grandes œuvres ne dépendent pas puisqu’elles continuent à agir hors de leur culture, hors de leur époque. Et si les troubadours enchevêtrent les mots, c’est pour J. Kristeva l’occasion de n’y voir qu’une figure à l’œuvre : “l’union des contraires” (p. 354) comme rhétorique de l’amour-en-poésie et non comme fonctionnement toujours spécifique transformant l’amour et la poésie. Et plus généralement, il s’agit toujours de représenter, de dire et non de suggérer l’affect vivant qui est alors hypostasié hors langage, puisque, selon J. Kristeva, même “l’irreprésentable insist(e) [...] dans les failles de la trame (langue, discours ou récit) qui représente” (p. 458).

Voilà ce que ne peuvent, semble-t-il, concevoir M. Broda ;;et J. Kristeva : que plus il y a d’affect amoureux, plus il y a d’écriture dans l’écriture, de langage dans le langage, de voix dans la voix et surtout de sujet dans le langage. Qu’il ne s’agit donc pas de représentation mais de transformation : que ce n’est plus l’affect qui est visible-audible, que ce n’est plus l’amour qui est le thème (la “question”) - ou le désir ou la joi des troubadours ou la jouissance des psychanalystes qui sont représentés avec cette “petite mort” de la représentation que M. Broda ne cesse de postuler[11] - mais que langage et affect ne font plus qu’un : l’amour, la poésie, disait Paul Éluard avec raison, non pour confondre faire et dire l’amour mais pour que dire devienne un faire l’amour avec tous les “moyens” du langage qui justement ne sont plus alors des moyens mais du sujet. Être : être-amour. Ce qu’écrivait H. Michaux[12] :

Ce que je voudrais (pas encore ce que je fais) c’est musique pour questionner, pour ausculter, pour approcher le problème d’être.

Le mal, c’est le rythme des autres.

 


[1] M. Broda, L’Amour du nom. Essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, José Corti, 1997. Un chapitre y est consacré à M. Tsvetaieva : pp. 179-202. Pour une analyse plus exhaustive de l’essai, voir S. Martin, op. cit.

[2] M. Tsvetaieva, L’Offense lyrique, (traduction et présentation de H. Deluy), Fourbis, 1992. La présentation reprend “Moscou, juin 92 : Marina Tsvetaieva, Alexandre Block, le capitalisme utopique ... (Cahier)”, Action poétique, n° 128 (automne 1992).

[3] J.-M. Maulpoix, La Poésie comme l’amour, Mercure de France, 1996

[4] M. Tsvetaieva, Mon Pouchkine suivi de Pouchkine & Pougatchov (trad. par André Markowicz), Clémence Hiver éditeur, 1987, p. 36 et suivantes.

[5] M. Tsvetaieva, Mon Pouchkine, op. cit., p. 116.

[6] Le livre de J. Kristeva (Soleil noir, dépression et mélancolie, Gallimard, 1989), dit M. Broda, “reste ambigu dans l’emploi du concept de Chose, qu’elle ne travaille pas [...] dans le sens lacanien, sans qu’on comprenne très bien comment elle le travaille — à mon sens c’est un mixte de kleinisme, de freudisme et de lacanisme. Elle reste dans la fiction de l’objet perdu, parce qu’elle part de la littérature, et que les poètes [...] reconstruisent souvent une telle fiction” (M. Broda, L’Amour du nom, op. cit., p. 40, note 1).

[7] Voir H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, op. cit., pp. 308 et suivantes.

[8] H. Michaux, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1981.

[9] J. Kristeva, Histoires d’amour, Denoël, 1983 (éd. utilisée : Folio/Gallimard, 1998), p. 94.

[10] “En ce monde-ci hyperchrétien / Les poètes sont des juifs !” dit M. Tsvetaieva dans Tentative de jalousie & autres poèmes (traduit du russe et présenté par Ève Mailleret), La Découverte, 1986, p. 142. Ce dernier vers (légèrement transformé) est mis en exergue à  “Und mit dem Buch aus Tarussa” (“Et avec le livre de Tarussa”) par Paul Celan. Tarussa est la résidence d’été des Tsvetaiev. Celan avait le projet de traduire M. Tsvetaieva. Cette proximité des deux poètes fait réfléchir sur les lectures et traductions faites par bon nombre de “spécialistes” qui n’ont visiblement pas envisagé de rapprocher les deux poètes, les deux poétiques dans une continuité certaine.

[11] “Pour Jouve, qui reste sous l’influence de Mallarmé, et de sa métaphysique toute hégélienne du meurtre-signe, ou du signe-absence, l’écriture est une épreuve de la rupture, et le langage tue de toutes façons” (M. Broda, L’Amour du nom, op. cit. p. 147). Ce qu’elle ne conteste pas au fond et ce qu’il faudrait examiner moins unilatéralement concernant P. J. Jouve.

[12]H.  Michaux, Passages, Paris, Gallimard, 1950. Alors que J.-M. Gleize lui fait dire ce qu’il ne dit pas : “Il s’agit toujours du «navire brise-silence», «pour approcher le problème de l’être»” (je souligne la coquille dans La Poésie. Textes critiques XIVe-XXe siècle, op. cit., p. 598). Du verbe (“être”) au substantif (“l’être”), il y a changement de poétique.

1 commentaire:

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Merci pour cet article. Intéressant, vraiment! En tout cas, cela donne envie d'en lire plus. Continuez comme cela. Je vais voir où est votre flux RSS pour l'installer sur ma page google et pouvoir suivre vos interventions.