samedi 28 février 2009

Au pays de l'oubli (chapitre 6)


 L’idéalisation du peuple. Une supercherie qui fait passer. Le mépris. Pour de la compassion. Pensait-il. Ce que j’aime. Disait-il en s’emportant quelque peu. C’est de revenir. Seul après avoir accompagné un ami. Pour une autre vallée. Parcourir les lignes montantes. Ou descendantes en tous sens. Sentir les emmêlements géologiques,. Se gorger des poussées de sève. Suivre les plis du vent. Dans les hautes herbes. Longer les forces magnétiques. Des flancs. Il retrouvait le calme. D’une solitude désertique. C’était son séjour au pays. De l’oubli. Il revenait avec l’élan. D’une ligne qu’il avait épousée. Une ligne comme la crête. D’une vague qui liait le ciel. Et la terre. Il parlait même d’air marin. De nage éperdue le long d’un rivage. Infini dans une mer infinie. Il racontait alors les voix. Du ressac dans une mélopée. Douce. Il n’avouait pas s’être perdu. Car il rentrait fort tard. Dans des proportions. Qui dépassaient toutes les déroutes. Une nuit noire. Il s’égara et se réfugia. Dans une cabane habitée. C’est de là. Qu’il revint avec le souvenir d’une jeune femme. Entièrement soumise à un homme. Terrible. Le monde. Ses habitants étaient devenus pour lui. Les éléments impuissants. D’un mouvement chaotique. Il était inutile de l’expliquer. De le comprendre. Une violence impitoyable. Les attirait. Il pleurait souvent. Sans aucune compassion. 

Le poème-relation: une notion critique pour le continu langage-pensée


(Quelques remarques écrites en marge de la lecture du dernier livre d'Henri Meschonnic pour poursuivre la conceptualisation de la notion de "poème-relation". Voir la note de lecture : http://martinritman.blogspot.com/2008/12/un-feu-de-joie-avec-la-langue-de-bois.html)

L’enjeu critique de la notion de poème-relation[1] à conceptualiser dès qu’on lit, écrit, dès qu’un poème vous fait penser, engage l’activité de penser et donc ce qu’on peut appeler vivre. Cet enjeu, c’est celui de l’engagement du point de vue du continu contre les habitudes qui font passer celui du discontinu comme naturel, transparent, didactique voire scientifique. La relecture que Meschonnic[2] propose d’Héraclite à l’occasion des objections qui lui ont été faites par Pierre Sauvanet vient heureusement rappeler combien il faut redoubler d’engagement pour le continu. Et Meschonnic repartant de Marcel Conche[3] pour lequel les fragments héraclitéens « forment système » (p. 13), pose que le système héraclitéen « fait le système éthique du continu » (p. 78) qu’une formule d’Héraclite résume magistralement : « les rapports ne sont pas des êtres » (p. 466). Meschonnic situe l’enjeu d’une « systématicité interne ouverte » comme « réflexivité d’un point de vue », (p. 81), celui du continu dans et par le langage, la relation. Ce qu’explicite le fragment suivant : « le lien qu’on ne voit pas est plus fort que celui qu’on voit » (p. 82). On peut alors parler d’« une activité héraclitéenne » (p. 84), comme fait Meschonnic, pour tenir ensemble « en une seule tension conceptuelle » comme fait Héraclite, « la pensée et le langage » (ibid.). Donc avec la visée du poème-relation, en lecture comme en écriture, il s’agit de tenter de tenir ensemble pensée et langage du point de vue relationnel, où « les rapports ne sont pas des êtres » et où les termes viennent avec la relation et non avant comme des essences réelles. C’est-à-dire, dans les termes de Meschonnic, avec le poème-relation affirmer le point de vue du continu.


[1] S. Martin, Langage et relation. Poétique de l’amour, L’Harmattan, 2005.

[2] H. Meschonnic, Dans le Bois de la langue, Laurence Teper, 2008.

[3] Héraclite, éd. de M. Conche, Fragments, PUF, 1986.

jeudi 26 février 2009

Avec Charles Pennequin, la lecture-performance est-elle une réécriture?

(image prise à l'adresse suivante: http://charles_pennequin.20six.fr/
Le texte qui suit est issu d'une séance de séminaire dont la problématique était la réécriture. Je le publie en attendant une publication papier à venir aux Presses universitaires de Caen en saisissant l'occasion de la résidence de Charles Pennequin à Caen (IUFM, ERBA et festival La Poésie/Nuit).

Le théâtre c’est en réalité la genèse de la création.

Antonin Artaud, Lettre à Paule Thévenin, mardi 24 février 1948,

dans Œuvres complètes, t. XIII, Gallimard, 1974, p. 147.

Cette citation d’Artaud vient en exergue pour deux raisons. La première parce que l’auteur et l’œuvre que je vais considérer ne manquent pas de convoquer Artaud (« Les survivants de ses performances s’en souviennent comme s’ils avaient vu un spectre, ou Artaud au Vieux-Colombier[1] »). La seconde, certainement plus importante pour mon propos, parce que la proposition d’Artaud met de fait l’écriture, cette genèse de la création, dans le poème comme théâtre en action ; de plus, elle défait le cliché que je voudrais précisément interroger, de la performance comme réécriture si ce n’est vraie écriture, du moins autre écriture…

 

1. Un dictionnaire et une revue pour défricher le terrain de la performance

« L’écriture demeure et stagne ; la voix foisonne » concluait Paul Zumthor, sur un ton quelque peu prophétique, dans son Introduction à la poésie orale (Seuil, 1983). Ce ton quasi apocalyptique semble toujours quelque peu orienter la réflexion sur certaines œuvres poétiques contemporaines. Les présupposés d’un Jean-Pierre Bobillot ne laissent pas à ce propos d’étonner[2] :

Deux critères semblent s’imposer : d’une part, le livre, la page, l’imprimé ne sont manifestement plus le support approprié à la publication d’une poésie qui lui aura substitué le disque (souple, vinyl, CD), la bande magnétique, la vidéo, le CD-ROM ou Internet ; de l’autre, le vecteur de divulgation et d’accomplissement qui lui est le plus indispensable et le plus intrinsèquement spécifique demeure la lecture/diffusion/action, quelle que soit la proportion dans laquelle chacune des trois composantes est représentée ou non dans telle œuvre, ou dans telle version live ou enregistrée d’une œuvre donnée.

On peut observer le téléologisme avant-gardiste qui soumet la réflexion à un historicisme qu’on peut dire simpliste : naturalisation d’une histoire qui voit disparaître l’ancien pour qu’apparaisse le nouveau qu’indique l’adverbe sémantiquement pris dans la doxa avant-gardiste (« manifestement ») et ailleurs réitération du schéma bien connu des pionniers clairvoyants qui préparent la voie aux réalisations contemporaines (« Pierre Albert-Birot (…) esquissa dès 1917-1918 une conjonction qu’il revint à Chopin d’approfondir et d’élargir, d’incarner au plein sens du terme » : le sujet d’une telle histoire est a-historique, c’est la poésie devenue sonore qui ainsi fait fi des œuvres ; l’impersonnel (« il revint ») que le sémantisme de l’incarnation consacre presque religieusement, poursuit une téléologie prophétique qu’un deus ex machina organise bien loin des aléas des écritures et des lectures, des expériences et des histoires. Au demeurant, toute la réflexion s’organise en dupliquant systématiquement des catégorisations dualistes qui pourraient  se répéter ad libitum : « double mode d’existence et de circulation » ; « dualité, au moins, de préoccupations et de choix esthétiques » ; « écho des deux grandes filières historiques » qui mettent « corps et voix » à l’aune des micro ou macro-composantes, se subdivisant toujours en résolutions doubles : au courant « phonologique » s’adjoint le courant « phonatoire » pendant qu’au courant « formaliste-ludique » s’adjoint le courant « pragmatique »…  On peut apprécier la dimension didactique de l’exposé à condition de concevoir la didactique comme l’effacement des problèmes au profit de l’imposition de vérités qui ressortissent plus d’une religion de la clarté[3] que d’un travail des historicités. Nous sommes bien loin de l’ouverture à des rapports inédits et donc à des oralités dont il importe d’observer et de répondre les fonctionnements plus que d’établir les généalogies ou les origines si ce n’est les destins gravés dans le marbre d’une histoire littéraire dont on sait trop les malheurs toujours à venir d’autant plus quand elle fait tout pour conquérir l’éternité d’un jour…

Mais Bobillot aurait en partie raison de construire son aperçu didactique sur un dualisme du phénomène puisque je lis tout récemment le compte-rendu écrit par un romancier de sa lecture du dernier livre de Christophe Tarkos (1963-2004) qui viendrait comme confirmer la clarté de Bobillot[4] :

Ce dernier [Tarkos] compte au nombre des auteurs […] dont l’œuvre se donne à la fois, simultanément et alternativement, à lire – imprimés sur divers supports, parfois sous forme de livre – et à regarder/entendre, à percevoir, dans le cadre de performances publiques (disant ceci, j’ai d’ailleurs l’impression, soudain, et c’est peu curieux, et vraisemblablement très agréable, que me manque un mot adéquat pour désigner l’acte de réception spécifique du spectateur desdites performances). Ces poètes contemporains travaillent une correspondance intrinsèque entre deux régimes physiques : celui de l’écrit et celui de la présence du corps en live – c’est-à-dire qu’ils pratiquent l’invention d’un corps intermédiaire, éphémère ou récurrent, expérimental, comme d’un personnage conceptuel sensible. Voir ces auteurs performer, les entendre, n’est pas une expérience moins intense que les lire en volumes ; c’est même, de manière radicalement cohérente, le prolongement de la même expérience, ou la même expérience menée par d’autres moyens sensoriels et sémantiques.

La parenthèse sur le mot adéquat manquant sans que cela ne nuise, tout au contraire, à une impression agréable, montre au demeurant qu’Arnaudie est plus dans une attitude d’écoute que dans une posture de maîtrise et c’est toujours par l’indéfinition que commence une recherche, que s’ouvre une heuristique. Ce qu’il confirme après le compte-rendu d’une lecture de Tarkos à Beaubourg. En effet, il engage son expérience d’auditeur du côté de « l’ensemble de sa démarche poétique, sans distinction de médium ou de lieu d’énonciation ». Ce qui est significativement le déni du dualisme initialement évoqué comme par concession avec la doxa de l’époque alors que Tarkos l’oblige à parler de la même manière de sa performance publique et de son écriture. Sa description-souvenir est parlante :

Tarkos était là, sa moustache, son chapeau, son accent marseillais et son débit lancinant – tout cela, un corps –, hésitant et pourtant pulsant cette parole incertaine, vers un dehors (suit une longue parenthèse) ; Tarkos ânonnant, se corrigeant, reprenant, ruminant, tournant et avançant, ressassant, remâchant, proférant.

Que la performance s’écrive comme une épopée de participes présents qui chacun et tous portent la valeur d’un continu toujours au travail, indique au mieux combien il s’agit de vivre ces formes de langage comme autant de « formes de vie » (notion utilisée par Larnaudie avec cette définition-valeur : « invention de corps, d’affects »), c’est-à-dire de vivre poème, comme titre Meschonnic[5], au sens où « l’acte de profération, et ce qu’il implique de corps et de pensée liés » fait le poème même, quelle que soit la situation, écriture dans la lecture ou lecture dans l’écriture. Et on ne peut être déçu par ce qui suit qauand Larnaudie met sa lecture récente non comme « réactivation » du souvenir de la performance mais comme « reprise, donc la différence, la chance, d’une expérience » : c’est que le « manifeste » de Tarkos est un faire qui engage son lecteur à une « entrée en matière » comme le dit Tarkos lui-même pour penser une « poétique du sens » où « le sens est donné à la parole par la parole », d’où le concept opératoire de Tarkos, la « pâte-mot » qui permet l’« introduction de ce qui est » et non « à ce qui est », souligne Larnaudie avec raison en montrant « la fonction poétique et performative du langage, qui éprouve l’instance de parole, l’utilisant non comme représentation mais comme effraction productive, comme manifestation ». Certes, on pourrait apercevoir là quelques restes d’une ontologie langagière que viendrait conforter une phénoménologie au demeurant bien servie par un Prigent, par exemple, quand il pose qu’alors advient le Réel, impossible si ce n’est introuvable autrement qu’à continuer – de ce point de vue, la notion de « text building » utilisée par Prigent à propos de Tarkos me semble insuffisante et reste arraisonnée au textualisme qui toujours réduit le rapport au transport. Mais comme dit Larnaudie in fine : « je continue ma lecture ». Oui, c’est la lecture et donc l’écriture qui continuent inséparablement et c’est bien cette manifestation-là, à savoir une parole toujours recommençante, qui ne cesse non d’avoir lieu mais de résonner, c’est-à-dire d’être la chance des sujets, car de lieu (le livre, la lecture-performance…) il n’en est aucun qui ne l’arraisonne, cette parole, dans son mouvement plein d’historicités plurielles, de ce que j’appelle des relations, des résonances, des passages de sujets…

Partons donc de ce cette cascade de participes présents qui mettent l’écriture au régime d’une energeia (activité en train de se faire) sans jamais la rapporter à un ergon (ouvrage fait) pour reprendre à W. von Humboldt. Ce qui demande de refuser absolument tout « découpage abstrait » au risque d’aboutir à un « bricolage sans vie » :

En disjoignant ainsi les éléments, on s’interdit précisément de reconnaître les valeurs les plus significatives, qui ne peuvent être perçues ou pressenties (ce qui prouve, s’il en était besoin, que la langue proprement dite réside dans l’acte qui la profère et l’effectue) ailleurs que dans les enchaînements du discours[6].

C’est qu’il s’agit de tenir ensemble la performativité de la lecture par celle de l’écriture et l’inverse dans et par ce qui constitue « les enchaînements du discours ». Loin de penser une dimension pragmatique qui viendrait comme ajouter si ce n’est sanctionner par une actualisation une syntaxe ou une sémantique qui lui seraient antérieures. L’enjeu est bien celui de l’écoute du phrasé, du corps même du discours, de ce que Novarina appelle un « personnage rythmique[7] ».

Le phrasé est véritablement le corps-langage, en ce qu’il est, dans le discours, la diction même du discours – retrouvant ainsi la valeur du mot phrase dans la langue classique, c’est-à-dire tour de phrase, façon de parler, manière de dire, valeur qui implique la subjectivité. Ce que montre bien la notion de phrasé à partir de la poétique. L’approche du langage à partir de la littérature, et particulièrement de la poésie, montre que le poème ne peut être dissocié de son dire, que sans ce dire, il n’est rien, raison pour laquelle il ne souffre pas la paraphrase.

Cette proposition de Gérard Dessons[8] demande aussitôt son complément sous peine de retrouver le dualisme du texte et de l’interprétation : « Mais cette subjectivité du dire ne se confond pas avec le subjectivisme de la diction ». Il s’agit bien de viser « une rythmique du discours singulière, qui rend indissociables la réalisation physique du discours et son organisation sémantique-rythmique » (ibid.).

Dire un texte c’est lire un texte et l’inverse. En ce sens, il y a à développer une poétique qui met le poème à hauteur de sa théâtralité engageant la diction dans une gestuelle de tout le langage. Alors la lecture-performance serait seulement une façon, parmi d’autres de poursuivre cette action qui fait le poème, ce poème qui met en action un corps-langage spécifique, un corps-relation qui ne cesse de poursuivre l’écriture dans la lecture et la lecture dans l’écriture. A cette fin, il faut viser « une organisation du discours régi par le rythme. La manifestation d’une gestuelle, d’une corporalité et d’une subjectivité dans le langage. Avec les moyens du parlé dans le parlé. Avec les moyens de l’écrit dans l’écrit », comme dit Henri Meschonnic[9].

 

2. Passage à l’écoute : Charles Pennequin en situations

 

Charles Pennequin publie La Ville est un trou et c’est heureux, Libération (14 juin 2007) en rend compte mais pour évoquer « au début, Charles Pennequin (…) mugissant ses textes sur scène , l’œil exorbité ». Puis cela continue avec cette « langue, comme moyen d’être "hors de soi" lors de ses lectures ». Et c’est heureux que P.O.L « a(it) eu la bonne idée d’adjoindre un CD du texte Un jour pour qu’on se rende compte ». On arrive alors à la fin de l’article d’Éric Loret pour enfin qu’on nous dise que ce livre « est autobiographique » et qu’« il est bon de savoir que la Révolution en est le cœur » ! Certes, le tout résulte d’une « rencontre avec le poète et performeur »… Aussi, il nous faut bien abandonner ce dualisme qui dédouble sans cesse et mettrait alors la récriture dans la performance quand elle pourrait tout autant être dans l’écriture ou, autrement dit, l’écriture comme réécriture de la performance… Christian Prigent signalait vivement l’enjeu de toute lecture publique en le situant à hauteur de poème :

Il ne s’agit pour moi que de mettre en évidence la mécanique formelle d’engendrement de l’écrit. Le seul contenu (le seul personnage) à faire apparaître est le phrasé du texte. En gelant les émotions (drôlerie et lamento) dans la vitesse prosodique : l’action de la phrase doit être le seul drame joué sur scène où je, qui écrivis, lis[10].

Aussi, je me propose de lire ne serait-ce qu’un fragment de Pennequin pour montrer assez rapidement que sa diction fait son écriture comme son écriture fait sa diction. En premier lieu, il y a à souligner l’urgence d’une telle écriture, son caractère vital :

M’empêcher d’écrire c’est m’empêcher de vivre parmi les hommes. Et puis la poésie c’est pas la littérature, c’est la vie, et comme dit encore Artaud, c’est celle qui « s’épuise le moins vite, puisqu’elle admet l’action de ce qui se gesticule et se prononce, et ne se reproduit jamais deux fois »[11].

 Il suffirait de rappeler cette forte suggestion de Walter Benjamin à propos de Baudelaire :

Baudelaire, poète, reproduit dans les feintes de sa prosodie les chocs et les coups que ses soucis lui donnaient, comme les cent trouvailles par lesquelles il les paraît. Il faut, si l’on veut considérer sous le signe de l’escrime le travail que Baudelaire consacrait à ses poèmes, apprendre à les voir comme une succession ininterrompue de minuscules improvisations[12]

Ce rapport entre des formes de vie et des formes de langage n’a certainement pas grand chose à voir avec une conception marxiste ou marxisante et encore moins herméneutique : ni reflet ni re-présentation, il est un rapport d’invention qui cherche la plus grande interaction du cœur même de la vie autant que du cœur même de la prosodie. Et ce rapport prend non la forme du discontinu mais bien celle de la « succession ininterrompue de minuscules improvisations », c’est-à-dire d’autant de performances. Benjamin évoque, toutes choses égales par ailleurs, très précisément ce que fait Pennequin qui entremêle lectures publiques, écrits multiples (publications en revues, blogs… et livres) comme il mêle l’écriture au dictaphone et l’écriture dessinée, l’improvisation sur des canevas d’écriture en ritournelles et le remixage d’écrits toujours en cours…

Un peu comme avec Jean-Luc Parant, il suffit d’aller au milieu du flux :

Ça veut dire quoi causer bien français. Je cause pas bien français moi. Moi monsieur mon père il cause la France. Et moi monsieur mon père il a causé et moi je cause. Et moi monsieur mon père l’a fait français dans la France moi monsieur. Moi monsieur qu'est-­ce çà veut dire faudrait te causer français. Bien fran­çais. Mais moi monsieur suis français d'origine. C'est-à-dire je parle un français traduit dans l'origine. C'est l’original traduit en toutes les langues. Moi monsieur je parle toutes les langues dans seulement du français moi monsieur. Moi monsieur j'arrive à te parler dans toutes les langues dans du français cor­rect. C’est-à-dire moi monsieur je reste correct quand je te parle alors moi monsieur je parle comme ça me pense. Et ça me pense en travers, parce que le travers des langues. Parce que mon père ma mère ma langue tout ça, toute l’origine trafiquée en travers, ça me reste moi monsieur. Moi ça me reste dans la gueule le français, alors moi veux bien faire l’effort, mais moi pas faire mieux que les efforts que moi faire pour bien parler. C’est-à-dire parler en travers. C’est-à-dire par­ler dans ma gorge avec tous les pères et les mères et des moi-monsieur dans le travers qui pousse. Le tra­vers c'est moi monsieur j'ai traversé la parole pour savoir me taire.

 

Je suis mon propre « flop ».

 

Et pourquoi se taire. Et pourquoi je me tairais. Et pourquoi je me tairais pas. Et pourquoi j'ai intérêt à me taire. Pendant qu'on parle. Pendant qu'on papote. Pourquoi je me tais pas quand je papote. Pourquoi je continue de pas papoter. Je devrais que papoter. Et pas que pas parler. Car me taire c'est aussi parler. C’est pas papoter me taire. C’est parler. C’est ce que je veux dire. Je sais pas ce que je dis. Je continue de pas papoter. Je me tais pas mais je me tais. Je sais pas ce qu'il faut faire. Je continue à pas faire ce qui faut faire. Je parle dans la parle. C’est-à-dire je me tais. Je me tais dans la parole. Voilà ce qu’il faut continuer de faire. Il faut continuer le taire en parole. Il faut le faire taire dans la parole. Voilà ce qu’il nous faut. Un bon faire taire. Un bon trou de taire qui vient dans tout le papoter. Le papotaire[13].

Il y a d’abord l’adresse qui met l’énoncé au présent de l’énonciation : ici, le « monsieur » qui fait l’interlocuteur est sans cesse interpellé mais est aussi comme celui auquel la parole se cramponne pour pouvoir tenir, persévérer, durer. Quand l’interlocuteur n’est plus désigné, l’énoncé verse dans l’énonciation par son caractère responsif comme s’il fallait justifier d’une série de réponse à une question qui ne cesse de tarauder la parole. Mais la réponse est plus une reprise de parole qu’une réponse à proprement parler : « Et pourquoi se taire ». Au demeurant, non seulement la question n’est pas vraiment interrogation mais bien ici affirmation d’un « je n’ai pas à me taire » sans cesse repris pour creuser son trou de parole qui met in fine la parole dans le taire et donc l’emporte sur quelque interdiction de parole puisque la parole inclut le taire.

Il y a autant que l’adresse, le travail des lanceurs d’une volubilité qui se nourrit d’elle-même étant entendu que cette volubilité repose constamment sur l’adresse et donc sur l’écoute consubstantielle à sa réalisation. La lancée et le travail de lancée sont autant de reprises de voix dans la voix : « Je cause pas bien français moi » est comme la reprise d’un « tu causes pas bien français » puis plus loin, « causes-moi français », etc., et dans le second fragment : « tais-toi »… Le phrasé lançant est surtout dynamisé par les multiples mots ou locutions qui font autant de chevilles étant entendu que ces chevilles produisent une dynamique continuelle soit par leur valeur d’adresse, soit par leur valeur lançante. On ne peut manquer d’observer le « et » de tous les autres lanceurs anaphoriques qui mettent le discours dans une volubilité de liste, d’énumération. Ces reprises portent une valeur de paraphrase qui montre que rien ne peut venir à bout d’un dit et que le dit pousse au dire, ne fait que pousser au dire.

Il y a certainement une violence dans ce dire au point de « parler en travers » mais il n’y a pas à confondre cette violence avec une quelconque destruction du langage voire de la langue quand ce sont des discours dont la violence est certainement tout autre : violence donc à contre-violence. Et il faudrait parler d’un travers qui permet que la parole traverse les discours qui l’empêchent d’advenir. Et ce travers est d’abord une traversée : « dans la littérature on transcrit les choses de la vie tandis que dans la poésie c’est la vie elle-même », précise Pennequin (entretien avec Courtoux). Bref, pour Pennequin, « écrire c’est parler à ma façon » (ibid.) et, comme disait Michaux, « le mal, c’est le rythme des autres ».

Bien évidemment la paronomase généralisée est le soubassement du dit poussé au dire : de causer à parler puis se taire, du français à toutes les langues en passant par le champ sémantique (langue d’origine, la gorge…) et surtout telle locution qui est reprise, déprise et presque conceptualisée : « parler de travers ». Cette locution devient « parler en travers » puis « travers » s’autonomise pour devenir un équivalent-personnage jusqu’à la rime finale : « le travers » c’est « me taire ». Plus encore avec la reprise dans le morceau suivant, jusqu’au néologisme, comme un nom de personnage, de ce personnage rythmique que tout le texte ne cesse de relancer, de faire vivre devant nous dans la volubilité discursive : « le papotaire ». Mot-valise qui met « papoter » au régime du « se taire ». Oxymoron si l’on veut mais surtout personnage impossible comme l’est la performance, c’est-à-dire l’écriture, de Pennequin. Un impossible réalisé, en acte… jusqu’à mettre en crise le politique dans la littérature comme dans la société.

 

3. Neuf points pour ne pas en finir avec la performance

 

Il y aurait comme une évidence à poser que la lecture-performance puisse être naturellement considérée comme une réécriture puisque leurs auteurs semblent poser une écriture en acte qui viendrait comme défaire une écriture antérieure (1). Cette postulation demanderait pour le moins de se demander tout d’abord si toute lecture engage une réécriture (2). Si tel n’était pas le cas, alors en quoi ces lectures-performances se rattachent-elles à une activité d’écriture (3) ? Mais au-delà ou en deçà de ces questions premières, il y aurait à se demander pourquoi l’habitude fait se dissocier texte et diction si ce n’est texte et théâtralisation avec ce qui s’en suit s’agissant des termes ici en jeu qui eux aussi se voient bien vite naturalisés, du moins rapportés au dualisme anthropologique réitéré du vif et du mort (4). Alors la métaphore courante de l’interprétation comme traduction et subséquemment comme réécriture engagerait pour le moins une reconsidération du texte comme toujours en attente d’actualisation, comme séparé de sa lecture, de sa diction, de toute action (5). Bref, le problème de la performance comme réécriture renverrait alors à interroger la performativité textuelle elle-même (6) et par là-même signalerait la possibilité de mieux considérer le sujet de et à l’œuvre pour saisir alors le continu de l’écriture et de la lecture, du texte et de la performance qu’elle soit réalisée dans le tête à tête avec le livre ou dans le face à face avec le public voire dans tout autre dispositif imaginable (7)… Mais rien de tout cela ne pourrait tenir dans quelque direction que ce soit si nous n’allions observer empiriquement ce que fait tel texte et telle performance dans leur continu ou leur discontinu éventuels (8). Charles Pennequin, c’est l’hypothèse, nous permettrait alors de concevoir une écriture toujours en cours qui inclut dans son processus rythmique et relationnel, des moments multiples qui participent tous d’une écriture impersonnelle faisant entendre une voix inouïe qui ne cesse de travailler son inconnu, sa force intempestive à aucune autre pareille. Cette écriture est également l’écoute d’une multiplicité à l’œuvre qui ouvre à toutes les conflictualités permettant une politique de la voix où la vox populi s’entendrait dans sa pluralité contre toute vox dei – celle de la télévision en premier (9). En fin de compte, le problème que pose la réécriture engagerait une reconceptualisation de l’œuvre trop souvent assignée au texte quand elle ne peut se réduire à quelque produit qu’il s’appelle « texte » ou même « avant-texte », « intertexte » ou encore « lecture-performance ». C’est que la définition d’une œuvre consisterait à répondre de sa valeur comme un inaccompli, toujours en cours, œuvrant pour que la voix et la vie dégagent le terrain à ce qui ne se reproduit jamais deux fois.

 

2 avril 2008

 

 


[1] E. Loret dans une note de lecture de C. Pennequin, La Ville est un trou suivi de Un jour (P.O.L, 2007) dans Libération, 14 juin 2007.

[2] J. P. Bobillot, « Poésie sonore » dans M. Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001, p. 617.

[3] Le terme de « clairvoyance » est significativement utilisé pour caractériser Apollinaire « qui posa les fondements » du simultanéisme : « c’est exactement ce que fait Heidsieck, en 1972, dans Le Carrefour de la Chaussée d’Antin », où le « exactement » est déspécifiant tant pour Apollinaire que pour Heidsieck !

[4] Mathieu Larnaudie, « Sur Le Signe = de Christophe Tarkos » dans le dossier « Poésie contemporaine : lectures décentrées », Inculte, revue littéraire et philosophique, n° 15, mars 2008, p. 74-82. On peut lire aussi Renaud Ego, « Poésie-infinie-réalité à propos de Christophe Tarkos » dans L. Destremau et E. Laugier (dir.), Quatorze poètes, anthologie critique & poétique, Prétexte éditeur, 2004, p. 155-161. On y trouvera cependant un cliché académique qui met les « qualités rythmiques » de Tarkos « en phase avec les musiques de son époque » : de deux choses l’une, soit tout vrai poème est en phase avec son époque et alors la spécificité de Tarkos n’est pas ce pont-aux-ânes, soit on confond poésie et musique et on est incapable de penser le poème autrement qu’à métaphoriser sans savoir qu’on est en plein mythe : « Comme elles (ces musiques), cette poésie privilégie la scansion sur le timbre, confinant dès lors la tessiture et la mélodie dans un répertoire assez réduit » !

[5] H. Meschonnic, Vivre poème, Dumerchez,

[6] W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, trad. P. Caussat, Seuil, 1974, p. 183-184.

[7] V. Novarina, « Le langage se souvient », entretien avec Isabelle Babin, dans Inculte, n° 15, op. cit., p. 18.

[8] G. Dessons, « La phrase comme phrasé » dans La licorne n° 42 (« La phrase »), p. 41-53.

[9] H. Meschonnic, La Rime et la vie, Lagrasse, Verdier, 1990, repris en Folio/essais, Paris, Gallimard, 2006, p. 246

[10] C. Prigent, « L’inquiétude du sens », Entretien avec Pascal Boucher-Asselah, 18 mai 2005, dans Docks, 2006. Texte disponible à cette adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/P_f/PRIGENT_F/PRIGENT.html

[11] C. Pennequin, Entretien avec Sylvain Courtoux, mai-juin 2003, à l’adresse

[12] W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire : un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, éd. Rolf Tiedemann, trad. et préf. Jean Lacoste, Paris, Payot, « Ikeda », 1990 /  « Petite bibliothèque Payot », 2002 [fragments d'un livre que Benjamin voulait consacrer à Baudelaire : Le Paris du second Empire chez Baudelaire (1938), Zentralpark, fragments sur Baudelaire (1938-1939), Sur quelques thèmes baudelairiens (1939)], p. 103.

[13] C. Pennequin, La Ville est un trou suivi de Un jour, Paris, P.O.L, 2007, p. 113-114.

lundi 23 février 2009

Henry Bauchau: "habité d'altérité"



Un ensemble consacré à Henry Bauchau vient de paraître aux Presses Universitaires de Vincennes. Il est dirigé par Catherine Mayaux et Myriam Watthee-Delmotte. 
Ma participation s'intitule "Voisiner en poète: avec Henry Bauchau habité d'altérité", p. 63-72. Elle vient après la réflexion d'un Kateb Yacine qui préférait au "habiter le monde" le fait d'être habité par un monde... et le passage suivant de Gloires (les Psaumes traduits par Henri Meschonnic): Vis en voisin sur terre (37, 3) pour tenter une lecture du roman de Bauchau, L'Enfant bleu comme poème-relation.

vendredi 20 février 2009

Au pays de l'oubli (chapitre 5)



Ils allèrent loin. Avec leurs confidences. Plus loin que la promenade habituelle. La route déroulait. Autant de dévoilements. Qu’elle ouvrait de perspectives. Au regard. Les pensées fluaient. Dans ces dévoilements. Au fil de la déambulation. Cette harmonie faisait leur bonheur. Mais c’est bien au-delà. De cette promenade. Et de son anecdote. Qu’il sentait ce bonheur. Toutes ses lectures de la Bible augmentaient. Maintenant. Elles venaient envelopper de relations infinies. Ces petites histoires qui faisaient leurs confidences. Elles racontaient la vie. Des gens dans les montagnes. Ces jeunes filles qui sentaient. Jusque dans leurs membres. Et leur ventre. Des présences insondables. Ces hommes qui. Assis sur quelque sommet. Se roulaient soudain dans l’herbe. Ou les caillasses aux prises avec un ange. Un esprit. Disaient-ils. Ces endormissements soudains. Qu’ils ressentaient. En scrutant l’eau un moment arrêtée. D’une source. Il devait même avouer. À son compagnon. Que l’esprit de l’eau l’avait miraculeusement. Capté. Cette perception de la force aquatique le mettait dans des états. Amniotiques. Il croyait alors échapper. À ces raffinements qui trompent. Les sens élémentaires. Il vivait alors comme en rêve. Toutes les vies les plus simples. Les vies de ces fleurs. Qui bordaient la route. Ces fleurs qui reçoivent l’air. Au gré des phases de la lune. Ils allèrent loin emportés. Par ces rêves. Qui ne demandent qu’à tourner. Les pages. À se perdre. Dans la Bible. Ou encore dans les lointains. Des détours. De la route.

dimanche 15 février 2009

Au pays de l'oubli (chapitre 4)


Il avait toujours une façon. De redescendre. Comme ce jour. Où l’arc-en-ciel entoura son ombre. L’entoura de ses rayons. Et il descendait. Dans ce geste arrondi. Et il descendait dans cette touche. Lumineuse. Oui. Quelque chose l’avait touché. Comme quand quelqu’un vous parle. Je veux dire. Quand quelqu’un s’adresse à vous. Dans l’amour de ce geste. Qu’est une parole donnée. Oui. Il pensa même une fois. Et puis d’autres. Que sa mère venait. S’adresser à lui. Sa mère agrandie. Sa mère à la hauteur des arbres. De ces arbres qui le tenaient. Dans la crainte. Sa mère agrandie. Sans qu’il ait peur. De cette sortie de l’obscurité. De l’enfance. Du passé. Sa mère venait. Lui offrir. Le plus beau des présents. Elle lui offrait tout. Ce qui l’entourait. Tout ce qui le touchait. Dans ce geste arrondi. Tout cela en cadeau. Familièrement il ne put s’empêcher. D’évoquer Noël. Et ce cadeau rassemblait. Toutes les lignes qui l’enlaçaient. Ces étendues uniformes. Et terribles. L’enlaçaient. Presque l’apostrophaient. La polyphonie de ces mouvements. Constituaient l’air qu’il respirait. De tous ses organes. Ses mains et pieds. Ses yeux et oreilles. Son sang qui fluait. Sa pensée qui voyait. Une voix terrible. Pleine de voix. Voilait toutes ces lignes. Mouvantes et immenses. 

samedi 14 février 2009

La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation


N.B. : Le texte ci-dessous a fait l'objet d'une communication aux deux journées organisées par Laure Himy à l'Université de Caen autour de la question "Vous avez dit prose?" les 29 et 30 janvier 2009. Sous le soleil de Satan est actuellement au programme de l'agrégation de Lettres.

 

On craint cependant que vous soyez tombés jadis dans la même illusion que les auteurs de programmes universitaires. À vouloir un peu de tout, vous n’avez pas voulu assez. Vos produits répondent malheureusement à l’idée que les professeurs des belles-lettres se font du génie français : pondéré, mesuré, modéré.

(Les grands cimetières sous la lune, Le Castor astral, 2008, 207)

 

« Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter .» (Sous le soleil de Satan[1], 272)

 

L’œuvre d’art, même fixée par le génie, garde jusque dans son immobilité sublime, le geste et la forme de son élan. (Écrits de combat, I, 1970, p. 1050)

 

Vers un poème de proses avec Bernanos

 

Je fais une hypothèse : Bernanos avec Sous le soleil de Satan écrirait un roman de voix ou plus précisément un poème de proses comme autant de voix.

Sous le Soleil de Satan comme essai de voix

Un tel poème constituerait une recherche où l’auteur attacherait la première importance à « la fonction d’exploration[2] » de ses fictions et donc de ses essais de romans, de ses romans de voix comme essais de voix. De ce point de vue, il n’y aurait pas à attendre « la poésie » comme assomption de l’œuvre par exemple dans le Journal d’un curé de campagne, ainsi que le propose Monique Gosselin, mais bien plutôt à chercher le poème comme fonctionnement dès le premier roman, dès 1926. En effet, Gosselin en arrive à réduire le roman des voix à une dichotomie « entre la voix de la révolte et celle de l’acceptation » se traduisant « dans le texte par des dissonances polémiques ». Pour elle, l’œuvre in fine viendrait se résoudre alors « dans une sorte d’abandon à Dieu d’où surgit la poésie[3] ». Je voudrais ici remettre en question cette perspective dualiste de deux voix conflictuelles et d’un passage de la prose à la poésie, perspective confortant ou plutôt se confortant d’une doxa bernanosienne forcément discontinuiste, pour tenter de proposer une approche du continu vocal qui est en fait le continu d’une subjectivation la plus attentive possible au vivant du langage et à sa pluralité interne. Car l’enjeu d’une telle écoute s’agissant de Bernanos, en particulier, c’est bien de confirmer ce que Gosselin elle-même vise : « chez lui, rêver c’est agir, car, d’une certaine manière, les romans sont engagés tandis qu’on trouve dans les écrits de combat des fragments de fiction presque romanesques. Son œuvre, très située de fait, ne prêche pas ; elle montre[4] ». C’est bien en effet « une vision forte et singulière » (ibid.) qu’il faut tenter de saisir à condition justement de ne pas commencer à poser un dualisme critique quand c’est le continu qui fait la vision comme subjectivation. Ce qui demande de saisir le poème du roman par la spécificité des proses, de leur enchaînement vocal : poème comme activité subjectivante, valeur et définition consusbstantielle non par la forme ou par le contenu mais bien par la force-relation d’une voix pleine de voix, par l’épopée des voix du poème comme voix. Il s’agit alors de tenter d’établir pour Bernanos ce qu’Henri Meschonnic proposait : « tout sujet est épique ; parce qu’il est l’avènement de sa propre voix. L’épopée est l’avènement de la voix à elle-même. Et qui se raconte. Le sujet du poème en est l’accomplissement autant que l’allégorie. Étant cet avènement même, il est indéfiniment commençant, indéfiniment continu[5] ». Mais il faudrait aussitôt ajouter ce que signalait Jean-Pierre Martin dans une étude qui ne convoque pas Bernanos et qui aurait pu le faire pour les raisons que nous allons voir :

Pourquoi, à un moment de l’histoire du roman, le mythe de la voix dans l’écrit est-il devenu un point central ? Une telle question se confond pour une bonne part avec celle de la fascination – fascination pour la voix (pluriel et singulier souvent indécidables). Cendrars, Céline, Queneau, Beckett, Pinget, Duras, Sa rraute, bien d’autres encore : autant de manières d’écrire et de penser la voix, et surtout, de capter, dans l’énergie vocale d’une fiction ou d’un monologue imaginaire, les voix multipliées d’un monde haut-parleur où s’affrontent le subjectif et le grégaire. Mais ce peut-être soit pour réaffirmer l’intensité d’une voix triomphante, soit au contraire pour donner à entendre, dans un entrelacs de voix, la relativité de leurs échos[6].

Plus qu’à affecter Bernanos à un des deux régimes esthétiques et moraux de la voix que propose Martin entre « moi-voix et mi-voix », opposant singulièrement Céline à Beckett, j’aimerais chercher comment Bernanos essaie « d’échapper à sa propre voix[7] », ce qui le situe peut-être bien plus qu’on ne le croirait du côté de ceux qui plus tard questionneront « l’espace et le temps de la voix, comme l’espace et le temps de la fiction » et non de ceux qui comme « radio Céline, avec sa mythologie post-romantique, resacralisante et visionnaire […] croient à la voix » et décrètent : « on prend la parole et on la garde[8] ». Il s’agit donc de tenter d’entendre le travail de Bernanos du côté de « certains romans de voix comme des mises en question de la souveraineté de la voix » et plus précisément d’entendre, « en même temps qu’un travail sur la voix ou le ton, une contre-voix, une résistance à l’autosuffisance de la voix, en tant que sujet à la fois singulier et historique, hystérique et politique[9] ». Bref, ce serait peut-être même le moyen de saisir Bernanos dans son historicité même, dans les paradoxes de sa biographie en restant au plus près de ce qu’il continue à nous faire dans et par son écriture, dans sa modernité donc. Ce serait surtout tenter d’observer avec cette écriture forte de voix comment la voix s’y invente par la critique même de la voix, y compris de toutes les grandes voix, les voix majuscules.

Chercher la prose dans la voix

Je partirai d’un constat empirique : la fréquence du terme fait non seulement valeur dans le système lexical du roman mais sa transformation continue de simple élément du vocabulaire en concept opérateur de l’écriture fait valeur poétique. Plus précisément, en ce qui concerne la problématique de ce numéro de Questions de style, je dirais qu’alors il n’y a pas plus de prose que de vers hors une pluralité qui ne peut se concevoir dans le système de l’œuvre que par le poème. Non que le poème vienne homogénéiser ce qui parfois et même souvent engage des tensions et des dissonances mais c’est le poème comme point de vue sur le langage qui permet de répondre le continu de l’œuvre comme voix pleine de voix, comme résonance, comme relation de relations[10], comme sujet du poème défaisant ou du moins réinventant tous les termes du dualisme du signe, en découvrant même d’autres[11]. Il me semble que c’est alors répondre Bernanos qui demandait de « s’ouvrir à la vérité de haut en bas[12] » et pour cela il est nécessaire de rejeter ce que Bernanos dénonçait chez Brunetière : « Le sentiment catholique finira par se dissoudre dans cette analyse raffinée[13] ». L’« analyse raffinée », c’est hier comme aujourd’hui l’éclectisme qui mêle une rationalité positiviste au goût pour un scientisme qui croit tenir l’œuvre pour un tout et un accompli quand elle engage à chaque lecture un infini et donc un inaccompli. Car c’est l’éclectisme qui oblige aux « raffinements » idéalistes d’un indicible menant tout droit au cynisme et même à l’imposture critique. C’est qu’avec Bernanos, dans le roman c’est comme dans la poésie pour Mandelstam : « toujours la guerre[14] »… et cela c’est bien autre chose qu’« une insistance récurrente sur le problème du langage perverti » qui nous demanderait « d’étudier dans le roman son rapport très conscient et très exigeant aux mots[15] ». Ce n’est pas un « rapport à » qu’il nous faut examiner ; il nous faut écouter ce que font les voix à la voix-Bernanos et ce que nous fait alors cette voix, c’est-à-dire engager une pensée de la voix-relation. Bref, l’intempestivité n’est pas seulement celle de Bernanos à son époque, à la littérature, elle est celle que sa critique doit engager à l’égard de la critique elle-même, de ses habitudes. Lire Bernanos change la critique et change, entre autres, l’idée qu’on avait de la prose ou alors on ne lit pas Bernanos… Si nous nous contentons de rechercher la prose comme d’aucuns « recherchent Dieu, non pour se laisser visiblement travailler par la grâce, mais pour le serrer dans les bras et pleurer sur son épaule », alors, comme ajoute Bernanos, « je n’éviterai pas de scandaliser ces âmes-là[16] ». Car, comme l’indique Jean-Pierre Martin dans son essai d’écoute d’écritures singulières fortes de voix : « Si le roman de voix nous apprend quelque chose, c’est peut-être à nous écouter parler, littéralement et dans tous les sens contraires à l’expression d’ordinaire péjorative ; et aussi à résister à la fascination et au pouvoir de la voix[17] ». C’est un paradoxe à tenir : la plus grande attention à la voix est aussi la critique radicale de son instrumentalisation, de son essentialisation voire même de son appropriation. Ce que fait Bernanos dans Sous le soleil de Satan puisqu’il trouve une voix pleine de voix pour perdre sa voix. Peut-être qu’« ainsi l’on s’écarte d’un chant qui longtemps vous suit » (146) comme dit le narrateur à propos de Donissan et l’expérience peut-être terrible – c’est certainement la valeur première que Bernanos affecte à l’expérience littéraire – au point de se demander si le rêve n’est pas plutôt folie :

« Ai-je donc rêvé ? » se dit-il. Ou plutôt il s’efforça de prononcer les syllabes, de les articuler dans le silence. C’était pour faire taire une autre voix qui, beaucoup plus nettement, avec une terrible lenteur, au-dedans de lui, demandait : « Suis-je fou ? » (146).

 

Une attention à la voix qui augmente l’attention à la vie dans et par le langage

 

Il y a toujours « une autre voix »…

Quelle oralité de l’écriture avec les voix ?

On a pu recenser 176 occurrences du mot « voix » dans le roman. Un peu plus que celle du mot « vie ». Ce qui place un tel mot dans les mots-clés du roman pour plusieurs bonnes raisons… Le plus intéressant c’est bien évidemment d’observer le contexte des emplois, du moins de tenter d’en apercevoir la valeur dans le système de l’œuvre comme poème de proses-voix. On aura compris que je ne peux me contenter d’une attention au récit pour observer la prose[18], ce qui revient à ignorer ce que la voix fait à la prose ou plus précisément ce que la voix oblige à écouter comme énergie du dire. La prose du point de vue d’une physique du langage demande de ne pas se contenter d’une grammaire du récit voire d’une herméneutique du sens. C’est l’oralité et ses gestes de parole comme prose-relation que nous allons maintenant observer dans cette attention à la voix. En ce sens, on peut dire que « la littérature est l’oralité maximale[19] ».

L’enjeu est important avec Bernanos car comme le dit Jean-Pierre Martin : « De même qu’un malentendu grève le terme oralité en littérature, il y a un confusionnisme et un symbolisme lourd de la voix[20] » et il est très lourd avec Bernanos puisque de grandes voix (comme on dit de grandes personnes) sont fréquemment convoquées, naturalisées et instrumentalisées par leurs voix qui deviennent « voix de son maître » : le Bien et le Mal, Dieu et Satan… C’est très exactement vers ce « confusionnisme » et ce « symbolisme » que nous conduit Bérangère Moricheau quand elle conclut son analyse des antithèses en superposant deux antinomies : « la différence entre homme et femme et l’opposition entre Bien et Mal se font manifestement écho[21] » ! De plus, l’oralité de l’écriture se voit également souvent rapportée à une théâtralité rédimée au genre théâtral et rapportant alors toutes les proses à un dialogue accompagné de didascalies avec une « quasi-disparition de l’énonciation narrative[22] » quand il faudrait observer que non seulement la théâtralité du langage ne peut s’arrêter à des moments théâtraux mais qu’en plus elle n’advient que par une intensification de l’énonciation narrative, un dire qui porte le dit et non l’inverse, une voix-relation à la puissance maximale. Il ne s’agit plus alors de « mises en texte » des « combats des personnages » et pas plus d’une « inscription des luttes mystiques, religieuses, internes ou externes, qui hantent les différents personnages[23] » comme si ces combats et ces luttes constituaient autant de référents préexistants ou dont les termes pourraient être connus en dehors des fonctionnements de l’œuvre – il vaudrait mieux lire alors des ouvrages patentés et l’édition religieuse n’en manque pas dans ces années-là. Bernanos répond à cette fantasmagorie en précisant très nettement que même s’agissant du « dogme catholique du péché originel et de la rédemption », il « surgissait ici, non d’un texte mais des faits, des circonstances et des conjonctures », en d’autres termes d’une historicité radicale de l’œuvre qu’il précise en ces termes : « Ainsi l’abbé Donissan n’est pas apparu par hasard ; le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait, le rendait indispensable[24] ». C’est même aux antipodes des analyses dichotomiques que Bernanos situe ses personnages par leur voix puisque « le cri » n’est-il pas la voix poussée dans son dernier retranchement comme l’est également le silence, et par le continu de leurs voix à leurs vies, de leurs vies entre elles par leurs voix entre elles. Ce roman aux allures composites qui fait se rencontrer deux destins étranges et étrangers, ceux de Mouchette et de Donissan, et dont on aime chercher la « structure profonde[25] » du côté d’une théologie de la rédemption, n’est-il pas plutôt un roman d’une forte continuité par le passage des voix, des voix dans la voix, comme l’utopie d’une relation et donc un roman dont la criticité irait peut-être même jusqu’à défaire une telle théologie. On sait que le manuscrit portait « fraternel » à la place de « paternel » pour signifier tout à la fois le continu de la voix au regard et d’un personnage à l’autre dans ce passage central :

Elle fit un bond léger en arrière, sans trouver une parole, avec un étonnement stupide. Et quand elle n’entendit plus en elle-même l’écho de cette voix dont la douceur l’avait transpercée, le regard paternel acheva de la confondre.

Si paternel !... (Car il avait lui-même goûté le poison et savouré la longue amertume.) (153)

Je dirais que le terme exact visant la spécificité d’une telle relation, est introuvable et qu’il est échangeable avec tous les modes relationnels imaginables car ce qui compte c’est bien plutôt cet appel qu’évoque Bernanos, cette force du récitatif dans et par ses voix qui portent toutes la voix-relation, celle qui nous appelle encore à chaque lecture, une voix intenable qui rend le lecteur intenable également…

Comment les voix multiplient les voies de la prose ?

Une remarque hasardeuse permettrait de commencer l’observation précise du roman à partir de l’homophone de « voix » puisque l’occurrence n’advient pas dans le premier et court chapitre d’envoi du roman dont la clausule est la suivante :

Entre temps, il courait les filles ; on le disait au moins, la malignité publique devant se contenter de médisances et de menus propos, car le bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un loup. (12)

J’entends bien qu’il s’agit de pointer la voie publique et la vox populi en regard d’une intimité qui fait jaser à propos d’un personnage connu comme le loup blanc mais ce mutisme est bien celui d’un braconnier du langage qui non seulement défait les locutions mais également refait les suggestions : la « voie » est ici non seulement la chambre d’écho des « médisances et menus propos » mais la direction nettement signifiée de l’écoute à l’orée de ce roman. Même « la malignité publique » semble s’accorder pour dire qu’il nous faut « courir les » voix. Et le roman qui s’engage ne sera pas muet quant à la voix puisqu’il est plein de voix, plein d’un penser la voix par l’écoute.

La première occurrence du terme est décisive : Jacques de Cadignan « se trahissait en parlant ; sa voix était plus riche et nuancée, avec des éclats d’enfant gâté, pressante et tendre, secrète » (14). Il faut tout de suite préciser qu’à la voix s’adjoint le regard (« des yeux bleu pâle, d’une limpidité sans profondeur, pleins d’une lumière glacée »), du moins le visage et donc voix et visage se trouvent associés comme deux activités qui subjectivent ensemble différemment – nous lirons tout au long du roman un continu de la voix et du regard au point même de lire par exemple à un moment crucial : « Toute joie est mauvaise, dit ce regard » (109 – je souligne). La première occurrence est décisive parce qu’elle engage le problème de la voix dans et par celui du sujet puisque d’une part la voix vient comme trahir l’individu et d’autre part elle fait plus que la parole : elle engage un dire comme éthique du sujet bien au-delà d’un dit et même d’une quelconque caractériologie qui s’accommoderait d’un rhétorique de la vocalisation. C’est que sa caractérisation est une spécification par son histoire : les « éclats d’enfant gâté » ouvrent à son historicisation où la voix se fait dans et par la relation, en l’occurrence maternelle (« pressante et tendre, secrète »).

La voix trahit en parlant ce qui fait le vrai d’une parole et donc spécifie toujours la relation. C’est le cas avec la « voix de commandement » de Malorthy (22) qui demande toutefois d’entendre un tel commandement comme exercice de « l’impuissance » qui « aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui » puisque « pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles que le plus lâche peut effrayer » (22). L’écriture par la voix n’est pas seulement la spécification explicite de la voix, c’est également l’exploration anthropologique de ce qu’elle met au jour : ici en l’occurrence, la famille s’avère être le lieu de l’instrumentalisation des voix et donc des corps et des esprits. Mais face à l’assignation des rôles, le grain de sable « d’une voix nette et posée que son père ne connaissait pas » (23-24) vient comme  perturber l’autoritarisme et défaire même « le fil du discours » paternel (24). Et la voix qui fait face n’a pas besoin de l’emporter sur le terrain d’une maîtrise : « d’une voix d’enfant » (26) marque alors l’apogée de ce qui avait commencé par un simple « - Oh ! non…, fit-elle » (24). Ce « non » qui « était son premier défi » est à la fois ce qui fait que Mouchette « se sentait si libre, si vivante ! » alors même qu’elle était soumise à la brutalité parentale, et ce qui fait que « ce non, sur ses lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser » (24). Cette ambivalence de la subjectivation prise dans une physique qui ouvre une érotique avec une politique demande de concevoir la relation dans et par la voix, dans sa pluralité dynamique sans jamais pouvoir séparer ces différents domaines. Ne serait-ce que par ce paradoxe : cette « voix d’enfant » un peu plus loin se mue étonnamment en « voix basse et rauque que son amant n’ignorait pas, avec un gémissement de plaisir » (28). Et ce sont tous les registres d’une voix qui alors se déclinent : « douce » (30), « frémissante » (32), « petite voix aigre » (34), « frêle » (37), etc. C’est ainsi que toute cette fragilité forte, cette précarité implacable, cette « voix où la plainte se faisait étrangement grave et dure » (49), se transforme non en maîtrise comme celle de ces hommes auxquels elle se confronte qui croient disposer d’une « voix de mieux en mieux connue, possédée » (34) mais en essai de voix comme essai de vie et en essai de vie comme essai de voix.

La liberté par la voix constituerait certainement ce devenir-animal que Gilles Deleuze et Félix Guattari conceptualisent[26] et que Bernanos invente dans son poème : « Une fois de plus, un jeune animal féminin, au seuil d’une belle nuit, essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses dents, ses griffes. / Elle quittait tout le passé comme le gîte d’un jour » (28). Et la voix envahit tout le corps quand la demande d’amour se répète de « la même voix », « une voix où la plainte se faisait étrangement grave et dure » (49) : « En même temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son manteau entrouvert, nue et menue, et dans les yeux ce même regard d’où l’orgueil était tombé » (49). Mais on ne peut se contenter de suivre les occurrences du mot, il faut maintenant voir la voix dans l’écriture au plus près en considérant la voix comme l’organisation de la parole comme sujet, comme poème en acte.

 

Une organisation de la voix qui réalise les passages de voix pour augmenter les passages de vies

 

Il n’y a pas que les occurrences du mot voix qu’il importe d’observer pour constituer la valeur du roman de Bernanos et peut-être apercevoir que cette valeur passe par une poétique de voix-proses, c’est-à-dire de passages de voix comme passages de vie, comme voix-relation.

Le mouvement de la parole dans et par les voix de l’écriture

La voix et les voix demandent d’observer au plus près l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture romanesque. Si l’on entend par proses ces modes de dire ou ces moments de voix, leur continu constitue alors cette organisation même. Toutefois, si ce continu de la voix, cette oralité de l’écriture, se réduit à un travail d’ajustement pour y constater une esthétique du divers et du varié ou encore une visée de l’inscription du doute si ce n’est de la fêlure des personnages tout comme celle du narrateur et pourquoi pas de l’auteur[27], alors c’est le discontinu qui l’emporte et la voix ne permet pas de considérer le rythme-relation qui porte l’œuvre.

Il est alors nécessaire de montrer que ce rythme-relation tient ensemble Mouchette et Donissan comme le signalait Bernanos lui-même :

Mouchette dont le personnage est une telle offense à lé sécurité des sots que de pieux critiques, en grand nombre, m’ont prié de le supprimer, n’est pas seulement nécessaire à l’équilibre intérieur du roman, elle est cet équilibre même. Je me moque qu’elle soit vraisemblable, mais il est indispensable qu’elle soit vraie, sinon l’œuvre perd son sens, et la terrible expiation du curé de Lumbres n’est plus qu’une terrible et démentielle histoire[28].

Et le personnage de Mouchette, c’est d’abord sa voix. Cette voix, ce rythme-relation là :

Alors elle commença de parler avec une volubilité extrême, comme elle faisait chaque fois qu’un mot jeté au hasard réveillait au fond d’elle-même ce désir élémentaire, non pas la joie ou le tourment de cette petite âme obscure, mais cette âme même. Et dans la vibration de ce corps frêle et déjà flétri sous son éclatant linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et refermées, dans l’élan retenu des épaules et des hanches infatigables, respirait quelque chose de la majesté des bêtes.

 

– Vraiment ? tu n’as jamais senti… comment dire ? Cela vous vient comme une idée… comme un vertige… de se laisser tomber, glisser… d’aller jusqu’en bas, – tout à fait, – jusqu’au fond, – où le mépris des imbéciles n’irait même pas vous chercher… Et puis, mon vieux, là encore, rien ne vous contente… quelque chose vous manque encore… Ah ! jadis… que j’avais peur ! – d’une parole… d’un regard… de rien. Tiens ! cette vieille dame Sangnier… (mais si ! tu la connais : c’est la voisine de M. Rageot)… m’a-t-elle fait du mal, un jour ! – un jour que je passais sur le pont de Planques – en écartant de moi, bien vite, sa petite nièce Laure… « Hé quoi ! suis-je donc la peste », je me disais… Ah ! maintenant ! maintenant… maintenant… maintenant, son mépris : je voudrais aller au-devant ! Quel sang ont-elles dans les veines ces femmes qu’un regard fait hésiter – oui – dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent l’illusion d’être d’honnêtes nitouches jusque dans les bras de leur amant… On a honte ? Bien sûr, si tu veux, on a honte ! Mais, entre nous, depuis le premier jour, est-ce qu’on cherche autre chose ? Cela qui vous attire et vous repousse… Cela qu’on redoute et qu’on fuit sans hâte – qu’on retrouve chaque fois avec la même crispation du cœur – qui devient comme l’air qu’on boit – notre élément – la honte ! C’est vrai que le plaisir doit être recherché pour lui-même… lui seul ! Qu’importe l’amant ! Qu’importe le lieu ou l’heure ! Quelquefois… quelquefois… la nuit… À deux pas de ce gros homme qui ronfle, seule… seule dans ma petite chambre la nuit… Moi que tous accusent ! (m’accuser de quoi, je te demande ?) Je me lève… j’écoute… je me sens si forte ! – Avec ce corps de rien du tout, ce pauvre petit ventre plat, ces seins qui tiennent dans le creux des mains, j’approche de la fenêtre ouverte, comme si on m’appelait du dehors ; j’attends… je suis prête… Pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! Mais des cent ! des mille ! Sont-ce là des hommes ? Après tout, vous n’êtes que des gosses – pleins de vices, par exemple ! – mais des gosses ! Je te jure ! Il me semble que ce qui m’appelle – ici ou là, n’importe !… dans la rumeur qui roule… un autre… Un autre se plaît et s’admire en moi… Homme ou bête… Hein, je suis folle ?… Que je suis folle !… Homme ou bête qui me tient… Bien tenue… Mon abominable amant ! (50-51)

La volubilité est au principe de la parole libre, du moins du discours comme subjectivation maximale dans et par le langage et donc du poème. Je prends « volubilité » au sens qu’Humboldt donnait en la dissociant de l’éloquence et de ses procédés quand « en vérité, ni dans les concepts, ni dans le langage lui-même, il n’y a place pour des éléments proprement discontinus[29] » : c’est que la volubilité oblige à penser le continu. C’est en effet en visant le continu qu’on peut écouter la voix comme fonctionnement d’une subjectivation en cours, toujours en cours. C’est très exactement ce que Bernanos écrit avant de laisser filer la parole de Mouchette dans un monologue qui la conduira à l’évanouissement : « cette âme même » qui met en branle et « la vibration » du corps, « le rythme inconscient des mains », « l’élan retenu des épaules et des hanches », c’est-à-dire la systématique d’une physique corporelle du discours qui met l’âme même dans une érotique associant la référence mystique à l’emportement sauvage : « respirait quelque chose de la majesté des bêtes ». En effet, ce « quelque chose » renvoie au « je ne sais quoi » des mystiques, à « ce qui est irréductible à du nom[30] », quand « la majesté des bêtes » convoque une anthropologie de l’énigme de l’homme. Alors comment tenir tout cela dans et par la voix sinon en ne cessant d’engager l’appel ou, en termes plus prudents, un dialogisme fondamental que l’interpellation mais aussi les reprises multiples, les interruptions incessantes viennent comme sans cesse relancer pour non seulement assurer la communication mais surtout augmenter le relation par une érotique phatique. Plus précisément il s’agirait d’une phraséologie de l’oralité qui instaure une « communion phatique[31] » en actes, en actes de paroles. Et ce discours engage l’appel par tous les bouts et peut-être par celui qu’on n’attendait pas chez Bernanos : « pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! mais des cent ! des mille ! » Donc une pluralité qui toutefois in fine se montre comme une force extime : « Mon abominable amant ». N’y a-t-il pas là un répons – ce qui est bien plus qu’une réponse – à ce passage de Rimbaud dans la lettre du voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871 :

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

Bernanos continue en effet cette recherche de l’inconnu, « des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ». La volubilité en actes d’écriture y est une subjectivation qui met à nu l’extime comme catégorie défaisant les habitudes et, entre autres, les partages du sensible et de l’intelligible entre intérieur et extérieur : « Elle avait beau rire : un animal orgueil respirait dans sa voix qu’elle avait haussée à peine. Son regard, encore un coup, déviait vers le dedans, s’échappait » (53 – je souligne). Conclure avec Bernanos sur ce continu de la voix et du regard comme système d’une extimité qui dans le cas de Mouchette et par l’écriture de Bernanos ne cesse de fuir, d’échapper, permet de formuler la leçon de la voix avec Bernanos : c’est l’insaisissable qui compte et de ce point de vue, la volubilité comme réponse aveugle à l’appel. Et si Mouchette en arrive à avouer qu’elle « parle pour ne rien dire » (62), c’est qu’on ne parle pas d’abord pour dire quelque chose si ce n’est pour dire toujours autre chose et surtout pour dire, c’est-à-dire être dans et par le langage-relation.

« Mon abominable amant » fait alors comme un aboiement – plus qu’un bégaiement – pour que s’entende, ne serait-ce que par la paronomase un sujet inouï, pour qu’une forme de vie trouve sa forme de langage et l’inverse puisque s’y inventent autant le langage que la vie. Je pourrais gloser alors imprudemment tout ce passage et peut-être même la voix de Mouchette avec une formule du type : « je (ne) suis (pas) une chienne si vous êtes des chiens ». Un tel aboiement, au cœur du roman de voix de Bernanos, fait la prose d’un sujet et le sujet d’une prose par la voix. En cela Bernanos est un moderne comme dit Jacques Neefs : « il s’agit de trouver dans la forme de la diction une adéquation avec l’impératif contemporain de tout dire, dans la nécessité de répondre à une mobilité neuve des pensées, à la singularité vivante de celles-ci, devant les exigences de la variété, de la subtilité, de la démultiplication qui règnent dans le temps moderne[32] ». Mais il ne faudrait pas pour autant rapporter cette préoccupation qui taraude les écritures à une esthétique de la seule monstration de l’infime ou du prosaïque. Avec Bernanos, l’enjeu n’est pas une esthétique mais une éthique et au-delà de ces catégories peu ou prou délimitées par la philosophie, l’enjeu est tout simplement ce que j’appelle la relation, c’est-à-dire, « l’humaine condition » dans et par le langage. Mais cela demande de revenir à Montaigne :

Les autres forment l’homme, je le recite […]. Je ne peinds pas l’être, je peinds le passage […].

Je propose une vie basse, et sans lustre : C'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu'à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l'humaine condition[33].

Une épopée de voix ou la relation des voix

Une peinture du passage c’est ce que tente Bernanos. L’écriture fait pour la voix ce que « l’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire » : « chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement » (90). Il y a donc cette attention à l’attention et il y a plus quand l’écriture devient elle-même « voix formidable » qui ne raconte plus autre chose que la voix elle-même :

L’abbé Donissan fit encore un pas vers elle. Rien dans son attitude n’exprimait une émotion excessive, ni le désir d’étonner. Et pourtant les paroles qu’il prononça clouèrent Mouchette sur place, et retentirent dans son cœur.

– Laissez cette pensée, dit-il. Vous n’êtes point devant Dieu coupable de ce meurtre. Pas plus qu’en ce moment-ci votre volonté n’était libre. Vous êtes comme un jouet, vous êtes comme la petite balle d’un enfant, entre les mains de Satan.

Il ne lui laissa pas le temps de répondre et d’ailleurs elle ne trouvait pas un mot. Il l’entraînait déjà, tout en parlant, sur la route de Desvres, à grands pas, dans les champs déserts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. Il parlait, comme il n’avait jamais parlé, comme il ne parlerait plus jamais, même à Lumbres et dans la plénitude de ses dons, car elle était sa première proie. Ce qu’elle entendait, ce n’était pas l’arrêt du juge ni rien qui passât son entendement de petite bête obscure et farouche, mais avec une terrible douceur, sa propre histoire, l’histoire de Mouchette non point dramatisée par le metteur en scène, enrichie de détails rares et singuliers, mais résumée au contraire, réduite à rien, vue du dedans. Que le péché qui nous dévore laisse à la vie peu de substance ! Ce qu’elle voyait se consumer au feu de la parole, c’était elle-même, ne dérobant rien à la flamme droite et aiguë, suivie jusqu’au dernier détour, à la dernière fibre de chair. À mesure que s’élevait ou s’abaissait la voix formidable, reçue dans les entrailles, elle sentait croître ou décroître la chaleur de sa vie, cette voix d’abord distincte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un effrayant rêve, puis de plus en plus confondue avec le témoignage intérieur, le murmure déchirant de la conscience troublée dans sa source profonde, tellement que les deux voix ne faisaient plus qu’une plainte unique, comme un seul jet de sang vermeil.

Mais quand il fit silence, elle se sentit vivre encore.

……………

Ce silence se prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible à mesurer, indiscernable. Puis la voix – mais venue de si loin ! – parvint de nouveau à ses oreilles. (155-156)

Ce passage de l’épopée vocale fait le cœur de l’histoire de Mouchette dans la voix autre, elle-même prise en charge par la voix du conteur[34] ne contant que la voix où s’accumulent les renversements. C’est une voix qui entraîne sans qu’on sache pourquoi. C’est une voix qui répond la vie. Elle est « visage ami » et en même temps « témoignage intérieur » ; elle est « distincte » puis « murmure » ; elle est une et deux, deux et unique ; elle est surtout pleine de corps, corps devenu corps dans et par le langage. Et la voix continue avec le silence. La voix comme vie irréductible à une histoire dramatisée ou pleine d’anecdotes, la voix comme vie rapportée à une « vue du dedans ». Une voix-vie qui « répète d’autres vies » et qui se répète par la reprise narrative. C’est alors que le conteur s’interroge : « Comment les raconterait-on ici ? » (159) Et c’est dans un racontage où le geste éthique est plus important que la geste narrative, qui mêle celui qui parle et celle qui écoute que se poursuit le conte en gardant toujours l’attention à la voix « redevenue souveraine » qui « racontait, d’un accent tout uni » cette « histoire saisie du dedans » et qui « trouvait son écho » dans la « chair même » (160) de son « écouteuse[35] ». Car « il semblait qu’elle l’eût déjà entendue, ou mieux encore » (160). Cette dernière remarque sur une écoute antérieure et surtout plus écouteuse montre la force du ressouvenir en avant, au sens de Kierkegaard[36], que porte la voix : « voix impitoyable de sa propre révélation intérieure, mille fois plus riche et plus ample » (161). C’est que cette voix et donc cette prose est un « chaos » qui est organisé puisqu’« une dominante irrésistible, une volonté active et claire » réduisent « la foule » à « un visage » (162). Et alors « la voix, toujours basse, mais d’un trait vif et brûlant, l’avait comme dépouillée, fibre à fibre » (161). Ce dénuement est un dénudement de la voix puisque le conteur en arrive à se demander, nous demander : « Que dire de ce fléchissement de la conscience même ! » pour nous faire pénétrer dans la voix même de Mouchette s’abandonnant à « ce cri, qu’on n’entendait pas » (162). Tout ce passage s’achève par un « enfin elle s’enfuit » : la paronomase souligne la double fuite de Mouchette et de la voix qui s’enfuient en même temps. C’est dire que la disparition de Mouchette est également la disparition de la voix qui pourtant va encore être reprise (p. 165) comme si le conteur ne cessant de ressasser la « voix formidable » cherchait une « voix sans timbre » (167). Ce qui fait insérer un paragraphe entier entre parenthèses dans la narration :

(Ah ! parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce ! Mais, quand il se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la chair déçue doit étonner l’enfer !) (167)

Alors c’est la voix du conteur qui devient la voix du « dernier souvenir » : « le jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras » (169). Cette voix que d’aucuns jugent péremptoire parce que « le narrateur de Sous le soleil de Satan est parfois un peu trop écrasant pour ses personnages[37] » puisque selon Sartre objectant à Mauriac à propos de La Fin de la nuit : « ces êtres romanesques ont leurs lois dont voici la plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur complice mais jamais les deux à la fois. Dehors ou dedans[38] ». Bernanos défait cette dichotomie du philosophe et montre que le sujet du roman – sujet de l’écriture et de la lecture – n’est ni dedans ni dehors mais invente un intime extérieur que seul le continu de la voix comme poème du roman trouve dans son rythme-relation. Cette voix engage alors un passage décisif : du roman qui s’achève à la littérature qui (re)commence.

 

Pour un sujet de l’écriture et de la lecture plein de voix pour la relation contre la religion

La fin du roman est étonnante puisqu’elle fait à la fois comme un passage de relais d’un jeune romancier à un « célèbre auteur » (257) si ce n’est à « l’homme illustre » (284) avec un renversement possible puisque ce dernier qui viendrait comme signer le roman ne serait plus que porté par cette voix étrange qu’il tente in fine de reprendre alors même qu’il n’advient que par elle.

La poétique contre la rhétorique : proses pour perdre la Voix

Les spécialistes lisent des références nombreuses à d’illustres auteurs antérieurs ou contemporains du Bernanos de 1926. Mais il faut d’abord situer ce passage de relais comme le conflit que soulève la pensée du roman dans et par le poème de la pensée.

L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. Une curiosité, dont l’âge n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf. (253)

C’est une question de voix que pose Bernanos avec ce personnage faux de l’écrivain puisqu’il s’agit de ne pas reproduire la situation de Saint-Marin – contre-point au Saint de Lumbres dont on sait que c’est un homme de peu de voix au sens d’un malhabile quant à la maîtrise rhétorique des discours quant l’écrivain célèbre s’y connaît tout en ne cessant de masquer son impuissance quant à la voix au sens de la force libre du sujet du langage :

À peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. « Au secours ! » dit le regard. Et l’auditoire s’écrie : « Quel merveilleux causeur ! » (255)

Il s’agit de ne pas finir ce roman sur une « voix fausse » (264) ou sur un tour de passe-passe, un passage qui serait faux comme cette reprise de la clausule du chapitre XIV à l’incipit du XV qui montre comme il est courant de tenir son discours et moins d’être porté par lui jusqu’à un vivre libre de tout jeu de rôles :

En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie : « Je tiens mon Polyeucte !… »

XV.

« Je tiens mon saint ! » pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appétit au morceau de gros pain arraché de la bouche du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve. (279 et 281)

Le (re)commencement contre la clôture : proses pour un poème de voix

Voilà ce que Bernanos ne veut pas : tenir son personnage, tenir son style, tenir son roman, tenir la littérature, tenir la vie, etc. ; bref, il ne veut pas tenir les problèmes pour des questions dûment enregistrées. Et c’est bien pourquoi avec la voix comme passage de voix, avec la voix qui ne cesse de faire relation, Bernanos ne peut tenir ni les uns ni les autres et pas plus son lecteur rendu intenable à moins qu’il ne lise ce qu’on lui dit de lire. Il ne s’agit donc pas, avec Bernanos, de tenir mais d’entretenir la force de l’appel. Ce que la clausule romanesque tente puisqu’elle risque une voix d’outre-tombe et même un double défi, « un affreux défi » : faire entendre « l’explosion d’un dernier cri » sans « aucun son » en écrivant ce que « le corps tout entier mime », « un affreux défi » (284), lui prendre sa paix, car de paix, il n’y en a pas d’autre que de sans cesse recommencer. Ce que la fin réalise en donnant et la longue « plainte suprême du curé de Lumbres » et ce « dernier cri » comme la reprise infinie de ce qui fait aussi un « reproche amoureux » - il faut enfin dire l’importance des reprises dans tous les sens du terme : reprises de voix, reprises de proses, reprises de silences et enfin reprises de prises (oui ! rien n’est définitivement assuré ! par quoi tout ce roman est profondément anti-religieux puisque anti-dogmatique s’il est profondément divin au sens où le divin le travaille comme maximalisation de l’humain par la voix, continuant alors l’élan biblique) :

- Tu voulais ma paix, s’écrie le saint, viens la prendre !... (283)

Paradoxe d’une « paix » qui fait la guerre dans le langage ne serait-ce qu’en évitant de conclure avec cet appel à reprendre la voix.

Menou-Segrais, le curé de Campagne nous donne le dernier mot qui est d’une certaine façon son dernier mot puisque qu’avec son interlocuteur, l’abbé Demange, « ils ne devaient plus se revoir » (80) : « Tout est à commencer, toujours ! – jusqu’à la fin » (ibid.). Ce qui montrerait que le dernier mot est toujours le premier d’une voix qui continue la relation par ses proses.

 


[1] G. Bernanos, Sous le Soleil de Satan (1926), Pocket, 1994. Dorénavant, les citations extraites de cette édition seront référencées seulement avec le numéro de page entre parenthèses.

[2] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, Neuilly, Atlande (« Clefs concours – Lettres XXe siècle »), 2008, p. 30.

[3] Ibid., p. 34.

[4] Ibid., p. 39.

[5] H. Meschonnic, Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995, p. 382.

[6] J.-P. Martin, La Bande sonore, Corti, 1998, p. 161.

[7] Ibid., p. 183.

[8] Ibid.

[9] Ibid., 176.

[10] Sur cette notion comme opérateur du point de vue d’une anthropologie historique du langage, voir Langage et relation. Poétique de l’amour, L’Harmattan (« Anthropologie du monde occidental »), 2005.

[11] De ce point de vue, je ne peux suivre Éric Bordas quand il pose qu’avec le rythme « le principal problème à résoudre est celui d’un métalangage : comment dire le rythme comme configuration temporelle organisée ? », dans « Le rythme de la prose », Semen, 16-2003 (« Rythme de la prose ») : http ://semen.revue.org/document660.html. Il conclut sur un nouveau dualisme (rythme/rythmique) qui évite le changement de point de vue du discontinu au continu et préfère en rester à « l’idée de rythme » (l’auteur souligne) « pour faire accepter l’évidence d’une présence au monde », rapportant ainsi toute l’historicité du sujet du langage comme fonctionnement à une ontologie et donc in fine à une origine hors langage. Par quoi le rythme n’est pas une question de « configuration temporelle organisée », ce qui renvoie à une analytique ontologique une fois de plus, quand il est à considérer (question de point de vue sur le langage) comme une organisation du sujet dans et par le mouvement de la parole. Mais cela demande de refuser les bricolages éclectiques…

[12] G. Bernanos, Correspondance, éditée par sœur Jean Murray, t. I (années 1904-1934), Plon, 1971, p. 170.

[13] Ibid., p. 171.

[14] O. Mandelstam, « Remarques sur la poésie » (1923) dans De la poésie (trad. de Mayelasveta), Gallimard, 1990. Cité par H. Meschonnic à l’ouverture de Critique du rythme (1982), Lagrasse, Verdier-poche, 2009.

[15] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 42.

[16] G. Bernanos, Correspondance, t. I, op. cit., p. 211.

[17] J.-P. Martin, La Bande sonore, op. cit., p. 227.

[18] T. Todorov, Poétique de la prose, Seuil, 1971.

[19] G. Dessons et H. Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Nathan, 1998, p. 45.

[20] J.-P. Martin, La Bande sonore, op. cit., p. 16.

[21] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 239.

[22] Ibid., p. 245.

[23] Ibid.

[24] G. Bernanos, Essais et écrits de combat, I, Gallimard (La Pléiade), 1971, p. 1100.

[25] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 60.

[26] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Minuit, 1980. Les auteurs évoquent les « devenirs, infinitifs, intensités d’un individu dépersonnalisé et multiplié » et les « multiplicités sauvages » (p. 51).

[27] Je relève parmi bien d’autres remarques du même ordre dans l’ouvrage de M. Gosselin et B. Moricheau (op. cit.) celles-ci dont je souligne l’orientation discontinuiste : « Les focalisations réalisent textuellement, énonciativement, le doute qui travaille l’œuvre » (p. 221) ; « L’interprétation peut ainsi manifestement envisager cette écriture comme inscription des luttes mystiques, religieuses, internes ou externes qui hantent les différents personnages » (p. 245). Mais cela semble plus qu’un tropisme quand Jean-Paul Goux, dans un essai (La fabrique du continu, Seyssel, Champ Vallon, 1999) qui par moments plagie Henri Meschonnic tout en le citant par ailleurs, parle de « transcrire la voix » (p. 165) en confondant continuité et continu, rythme et scansion… Rien d’étonnant alors à ce qu’il tire la voix de la prose ou la prose de la voix vers le lyrisme quand ici nous cherchons plutôt à l’orienter vers l’épopée, non au sens du récit héroïque mais au sens d’une relation de voix : voix reliées et relatées, s’historicisant dans et par leurs liaisons, emmêlements, différences et reprises.

[28] G. Bernanos, Écrits de combat I, op. cit.,  p. 1100.

[29] W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, trad. P. Caussat, Seuil, 1974. Voir langage et relation, L’Harmattan, 2005, p. 133-136.

[30] G. Dessons, L’Art et la manière, Honoré Champion, 2004, p. 327.

[31] J’emprunte l’expression à B. Malinovski cité par E. Benveniste, PLG, II, 87.

[32] J. Neefs, « Flaubert, Baudelaire : la prose narrative comme art moderne » dans J.-N. Illouz et J. Neefs (dir.), Crise de prose, Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 138.

[33]. M. de Montaigne, Essais, Livre III, chapitre II (« Du repentir »). D'après l'édition de 1595. On remarquera que les éditions courantes suppriment la virgule entre « Chaque homme porte la forme entiere » et « de l’humaine condition », ce qui n’est pas sans défaire le rythme et le sens du rythme de l’écriture de Montaigne. Où le complément de nom est plus que complément de « forme » ce qui oblige à penser « l’humaine condition » comme le pendant rythmique équivalent à « chaque homme porte … » et donc à penser l’universel par le sujet agissant forcément singulièrement, mieux : spécifiquement. Sans jamais pouvoir lui ôter sous quelque prétexte que ce soit « la forme entière » et donc « l’humaine condition ».  On voit par là deux choses à la fois : l’essentialisme est l’ennemi et de l’individuation et de l’universel ; la philologie sans poétique passe vite sur les virgules, donc sur le sens, le sens du sens, alors qu’elle dit s’en préoccuper.

[34] Je préfère utiliser cette notion que le concept de racontage viendrait désancrer de toute instance autre qu’une instanciation relationnelle. C’est que tout ce roman, comme tous les poèmes-essais-romans de voix, demanderait de se déshabituer des catégories non-relationnelles d’instanciation (narrateur et narrataire, personnages…) puisque ce n’est pas une grammaire du récit qui régit l’instanciation mais une poétique du rythme-relation qui se met à l’écoute de ce que fait le passage de voix : entre autres, les renversements et emmêlements des soi-disant instances… à moins qu’on veuille tenir le texte dans les lacs d’une herméneutique qui ne peut considérer son récitatif et sa force de proses-voix en relation.

[35] Voir sur cette notion C. Planté, « Ce qu’on entend dans la voix. Notes à partir de Marceline Desbordes-Valmore » dans G. Dessons (dir.), La Licorne n° 41 (« Penser la voix »), Université de Poitiers, 1997, P. 87-105.

[36] S. Kierkegaard, « La Reprise » dans Ou bien... ou bien. La Reprise. Stades sur le chemin de la vie. La maladie à la mort, Robert Laffont (« Bouquins »), 1994, p. 694.

[37] M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 157.

[38] J.-P. Sartre, « Sur La Fin de la nuit de François Mauriac », NRF, 1939 – cité dans M. Gosselin-Noat et B. Moricheau-Airaud, Bernanos Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 157.