samedi 4 juin 2022

"Nos silences animaux" lu par Joël Frémiot

Un grand merci à Joël Frémiot pour cette recension parue dans la revue Europe n° 1118-1119-1120, juin, juillet-août 2022, p. 357-358.

(son site : https://sites.google.com/site/joelfremiottextesetpeintures/home?authuser=0)

 Serge Ritman, Nos Silences animaux avec six dessins de Laurence Maurel, Mers-sur-Indre, Collodion, 2021.

Que de savoureuses impertinences dans les méandres de ces mille pistes tracées par nos silences animaux ! Une poésie qui nous tire la langue, nous tire par la manche, nous retire de notre langue ; une poésie qui se tait parfois sans faire défaut.

Une injonction de lire dans l’urgence et de relire minutieusement entre chien et loup. Rien que des signes à la frontière du corps, là même où s’arc-boute l’écriture. Et le poète espiègle recrute ses partisans lecteurs pour aller fourrager dans les tiroirs de nos incapacités à sauter le pas.

Lire est rebroussement, éloignement depuis un début confié aux sueurs froides d’une grammaire remise en liberté. Un arrachement instantané, puis la glissade du mot au fin fond de sa rébellion. Infiniment plus qu’une gambade parmi les césures, c’est l’ébriété retrouvée ; c’est le jour qui tremble, les nerfs d’une invention qui a perdu pied. Des précipités s’entrechoquent, un empressement se remémore la halte de la page blanche sur son lit de rumination, les syllabes ciselées trouent par leurs allers et retours les appareils de transactions secrètes, le poème s’ébranle, il affole son vers brusqué.

Une ébauche charbonne son dérapage sur le crépi d’un mardi-gras crayonné en coulisse. Il y a de l’indénichable dans ce chassé-croisé de cambrures et de torsions. Des bêtes s’étirent et bâillent à l’avant-scène d’une dixième dimension. Des bêtes interdites trament des drames au creux d’un empierrement. Des bêtes empiètent sur le caillot du silence. Des bêtes tisonnent leurs entêtements et survolent une béance. La mélodie d’un essor.

D’ailleurs, ne s’agirait-il que d’un passage de l’alcôve au ring ; une ruelle où se ruent des ponctuations fantômes ; le ru du poème charriant son lot de bestioles alphabétiques. De nasses endommagées en cages saccagées, ce ne sont qu’escapades, trocs d’étreintes contre uppercuts, tandis qu’un filet de voix zigonne entre glotte et dents, ailleurs.

Encore faudrait-il que le lecteur ait l’ouïe assez fine pour entendre ce bruissement de tripe, ces coups de consonnes répétés dans le thorax de la strophe, ces susurrements vocaliques des livres qui épèlent à contre-temps les lettres amadouées d’un ébrasement de l’air. L’œil également devrait être de la partie parce que ça vibrionne du côté de ce papier Olin Naturel. Une rage pour en finir avec l’image, pour en découdre avec l’empreinte jumelle d’une illustration limogée. Ici, il n’est question que de ricochets, du geste initial, de l’éraflure tombée à pic sur la page. Une démangeaison de la page, un désir de sentir la page, une fringale de taches, de traits, de mine de plomb, de fusain, de lavis. Rebondir de page en page ; reluquer, se goinfrer, picoler. Être un lecteur, un goujat, une bête qui crève de soif.

Une grande envie de brandir ces dessins, de brailler le texte. Sans vraiment savoir, nous dit Serge Ritman, sans arrêt de parole, nous dit-il plus tard.

À tire-larigot, nos silences animaux tire à vue sur les tire-au-flanc de l’écriture, sur les tire-au-cul de la lecture. Nos silences animaux fait mouche.

 

Joël Frémiot

 

Les corps caverneux de Laure Gauthier : faire poème ensemble

 Laure Gauthier, Les Corps caverneux (Lanskine, 2022)

Recension parue dans Europe n° 1118-1119-1120, juin, juillet-août 2022, p. 354-355.



Une suite de sept essais de voix : ainsi me semble se présenter ce livre de Laure Gauthier. La notion d’essai est bien celle qui correspond le mieux à ces mouvements qui concourent à un ensemble associant la plus grande implication expérientielle à la recherche de la forme la plus juste au cas par cas. Ainsi que Montaigne, Laure Gauthier sait aussi que l’essai, qui continue l’expérience vive dans et par un montage de ses références, ne peut résonner sans tenir voix. Car l’enjeu vif d’une telle écriture c’est bien celui d’une vocalité qu’on ne peut réduire aux allusions musicales quand bien même avec notre poète elles sont forcément importantes dans leur modestie même : « je bricole une musique ». Si le blues traverse Rodez c’est parce qu’« il pleut encore sur rodez » où le encore est justement la recherche, tout contre les itinéraires balisés du tourisme culturel, de ce qui fait l’intempestif Artaud  : « une voix qui est un rite est à enfermer vite vite ». Le poème ne peut alors que tenter une écoute « creusant les voix qui parlent d’une ferveur ouverte ». Oui, un blues comme un cri contre tout le kitsch de bien des poètes du moment. Aussi le mouvement qui suit et donne son titre à l’ensemble engage-t-il une manière de faire corps : « n’être pas pantin ». Corporéité qui demande une politique par la relation éthique : « oser sourire alors sans silicone ». Et par-dessus le marché une poétique de l’espace vocal : « Je construis un courant d’air, une musique pour faire / claquer les portes ». Il y a ici et dans tout le livre comme un principe espérance qui tient aux survenances, leur puissance obscure, qui depuis les grottes hantent nos histoires, nos rêves et utopies : « un chant de la grotte qui refait surface ». Les « stances de l’adolescence » qui suivent font plus un ressouvenir en avant qu’une remémoration. Leur imparfait donne toute sa valeur itérative à un baiser « à bouche que veux-tu ». C’est la vie qui fait voix dans « Nous parlions en tentant de ne pas nous évider ». Avec l’« ephad-mélodie » qui suit, le leitmotiv du « Vénus et Cupidon » de Lucas Cranach le Vieux (vers 1525), vu par la mère à neuf ans et demi et « revu à Londres », rime avec des participes présents qui inachèvent les procès (« Souhaitant » ; « Retournant » ; « Allant » ; etc.) et où l’appel, « Maman », va jusqu’à poser une question (en lettres) capitale(s) : « Faudra-t-il en venir aux armes ? ». On sait médiatiquement depuis peu le scandale des mouroirs du néo-libéralisme : « Outresoigner et vite dégager ! » Cranach comme un poème, comme une odelette de Ronsard : « entaille à la vie » jusque dans une EPHAD pour dire à sa mère : « Tu as un avenir ». Il faut bien alors une « rhapsodie » qui résonne comme « l’orchestre de l’âme populaire » chère à Alexandre Blok. Dans quelle caverne cela résonne ? Celle des grandes surfaces d’aujourd’hui sachant bien qu’on peut s’interroger : « Une grande surface a-t-elle encore une surface ? » Les formules et rimes qui chantent comme de la « pop » y font florès jusqu’à la banderole bien rouge pour « avancer, avancer » : « L’occident a peur du changement / Il fait dans son froc au lieu d’Orner ses grottes ». S’ensuit comme un rêve écologique, un petit renversement apollinairien en « forêt blanche » : « un geste à la vie comme on jette une torche dans la nuit sans prétendre apercevoir autre chose que le vent noir mais l’envie de la torche ! » Le septième et dernier essai de voix dessine comme un désir océanique, un « désir de nuages » : avec des majuscules en constellation dans une prose documentée, la voix se cherche dans des projets comme rêves d’installations ou de « tumulte désordonné à l’intérieur du nuage », à l’intérieur du dire. 

On aura compris que les sept essais de Laure Gauthier demandent autant de réénonciations que de reprises de voix jusqu’à gagner ce qu’on pourrait appeler « une nappe de sons immobiles faux calme désirant / silences longs rien ne bouge / tu restes en moi et nous faisons silence ensemble ». Des essais de voix pour faire poème ensemble… avec tous nos corps caverneux en résonance.