mardi 23 juin 2009

la Poésie à l'école... avec les poèmes , 2


Dix tensions à tenir pour redécouvrir le langage avec les poèmes (introduction)

 

On ne lit pas la poésie. On lit des poèmes.

Henri Meschonnic (1989, p. 116)

 

Situer le problème avec la poésie à l’École

Il y a les bonnes intentions. Il y a les passions et les indifférences. Il y a les représentations. Il y a…

Et il y a la situation. Elle est à la fois nouvelle et ancienne. Paradoxale pour le moins. Nous l’avons vu : la tradition comme les Programmes attachent une certaine importance à la poésie non seulement comme partie du corpus littéraire mais également comme mode d’agir du langage. Mais, nous le savons, la poésie se trouve souvent délaissée si ce n’est instrumentalisée et donc détournée. Soit elle reste donc à la porte de la classe, soit elle perd son âme en y rentrant… Reste que les enseignants comme les Programmes et, disons-le, les élèves attachent la plus grande importance à ces moments où la classe « fait poésie ». Il y a donc à penser cette situation en vue à la fois de rassurer ses acteurs mais également de l’éclairer au mieux pour que ces moments trouvent leur efficience et aussi fasse le bonheur de ceux qui les vivent.

Nous avons proposé dès l’introduction de cet ouvrage de mettre les poèmes au cœur des apprentissages. Il ne s’agit pas de venir après d’autres, à côté d’autres, défendre une boutique, une spécialité, une sous-discipline. Il ne s’agit pas d’ajouter quoi que ce soit à tout ce qui échoit à l’enseignement qui n’en peut plus… Il s’agit de considérer l’enjeu de ce qu’engagent les poèmes quand les élèves peuvent vraiment vivre avec eux au cœur des dispositifs scolaires quotidiens. Cet enjeu est, redisons-le, celui de l’apprentissage en tant que tel étant donné sa dimension fondamentalement langagière : doublement langagière puisque toute connaissance est une production langagière et une interaction langagière. Or nous parions sur le fait que ce que nous cherchons avec la notion de poème c’est ce qui est le plus actif dans ces deux dimensions : la dimension cognitive et la dimension dialogale dans leur interaction même. Le pari est donc celui fait sur un levier qui devrait montrer non seulement son efficience mais également son élégance au sens d’une simplicité ingénieuse. Allons aux poèmes et nous irons au cœur du langage et donc au centre de gravité des apprentissages.

Nous savons alors qu’il nous faut débloquer le problème avec la poésie. Quel est-il au fond ? C’est que la poésie est un opérateur de schizophrénie ! On comprend que beaucoup l’évitent…. Ils auraient presque raison. N’exagérons pas et reconnaissons que la poésie est un test qui fait mal : les discours à son propos (non seulement ce qu’on en pense mais surtout ce qu’on en fait) sont pris dans le tourniquet de contradictions souvent résolues par un refus de la réflexion qui passe tantôt par des discours passionnels qu’un subjectivisme hyperbolique entraîne bien loin des poèmes à vrai dire (« on aime ou on aime pas… »), tantôt par des discours autoritaires qui rendent la réflexion autiste et ignorent au fond les poèmes (« on a toujours fait comme ça… »). Le résultat peut-être le délaissement ou le détournement, peu importe, il est toujours le même puisqu’il accumule une non prise en considération des poèmes qu’accompagne un mépris des élèves puisque dans tous les cas ils doivent se soumettre à des modes de pensée et d’activité avec les poèmes qu’il ne peuvent penser sans parler de choisir quand ils ne sont pas soumis à une absence de poèmes ou à de telles sélections qu’ils disparaissent sous des apparences de poèmes… Les professeurs sont-ils responsables ? Nous avons vu que les Programmes ne sont pas toujours convaincants à ce sujet d’une part, d’autre part la tradition professionnelle est redoutable car elle a toujours obligé chacun à réitérer des choix naturalisés sans que puisse être pensée la configuration d’ensemble, la pratique dans toute sa complexité (pour des développements historiques précis, voir Les Poésies, l’école). Les professeurs sont responsables quand ils participent activement à cette naturalisation ; aussi leur responsabilité est-elle de ne plus accepter celle-ci et de simplement ouvrir les dispositifs didactiques aux œuvres en pensant le plus souvent a posteriori plus qu’a priori ce qu’il faut initier, transmettre, connaître avec les poèmes. Ouvrir les dispositifs, c’est laisser les œuvres agir et laisser les élèves agir avec elles : cela n’entraîne aucune passivité ! Bien au contraire ! Le professeur découvrira vite qu’une telle ouverture exige de lui la plus grande activité : l’écoute. L’écoute active : des œuvres et des élèves. Il verra vite que cette écoute va permettre d’augmenter son savoir-faire didactique et pédagogique puisque d’une part il saura pourquoi et comment il faut faire confiance aux œuvres, aux poèmes en l’occurrence, pour entraîner les élèves dans l’apprentissage, la connaissance, le travail et l’amour, la raison et l’affect, et d’autre part, il trouvera presque par lui-même les moyens d’accompagnement en amont et en aval pour que cette connaissance se construise avec efficacité et élégance. Cet ouvrage s’essaie à accompagner un tel itinéraire. Aussi pour le lancer faut-il dénaturaliser ce qui est fait à « la poésie » à l’École : le dualisme y règne ! Il faut non éliminer les termes de contradictions qui réapparaîtraient aussi subrepticement que nous aurions aimé les voir disparaître, mais bien maintenir des tensions et progressivement nous détacher des termes pour leur préférer la relation, les relations, les mises en tension, les passages, les échanges, les histoires…

S’il faut mettre les poèmes au cœur des apprentissages pour que l’élève en devienne le sujet, la question se pose de savoir ce que sont ces poèmes. On a l’habitude d’éviter la question de la définition de la poésie ou au contraire de s’y complaire : on navigue à vue entre l’inexplicable mystère sacré d’un ineffable inatteignable et la liste infinie des procédés ou conditions à remplir dans telle siècle, telle école, telle forme... ce qui fait que dans le premier comme dans le second cas on convie à une chasse au dahu ! La poésie empêche de voir les poèmes, l’arbre cache la forêt… À l’école primaire, on aurait tendance à éviter tout ce questionnement quand, dans le secondaire, la grande affaire serait de s’y complaire plus on approche de l’Université… mais, paradoxalement, l’éviter à l’école, c’est naturaliser la question et laisser faire la poésie au lieu d’aller aux poèmes, c’est ne pas interroger une représentation au lieu de sans cesse la rejouer car chaque poème invente la poésie sinon ce n’est pas un poème ! Pour une histoire précise de ces représentations concernant l’école primaire, on consultera une fois de plus Les Poésies, l’école.

Car les poèmes sont pourtant bien définis très tôt dans la scolarité par un ou deux critères formels accompagnés d’un ou deux critères thématiques tous rapportés à « la poésie » : vers et rimes s’ajoutent aux images et fantaisies… On aperçoit déjà la contradiction qui associe contraintes et libertés… sans y (faire) réfléchir. Les contradictions fleurissent et n’en finissent pas d’organiser les discours d’accompagnement. Du coup, les élèves comme les enseignants sont pris en flagrant délit de mensonges, de duperies et de bêtises quand on voudrait que l’intelligence se marie avec le plaisir, la logique avec la fantaisie… Mais le secondaire ne fait pas mieux quand il fait l’histoire d’un genre qui aurait disparu au XVIIIe siècle et exploserait au XXe au point d’y détruire la notion de genre, et quand il fait l’histoire d’une forme qui souffrirait de tellement d’exceptions qu’elle se réfugierait dans la déformation, l’écart voire l’anormal… quand il ne s’agit pas de la folie ! Dans des conditions presque opposées, le primaire et le secondaire aboutissent au même paradoxe : définir la poésie sans vraiment écouter les poèmes, du moins en les instrumentalisant au service d’une idée de la poésie, elle-même pleine de paradoxes intenables !

Qu’y a-t-il de commun entre ces deux textes ?

Picoli l’a dit,

S’il l’a dit,

C’est fini,

T’es pris !

 

Comptine de Bretagne (Baucomont, p 85)

 

Carnac

 

Les menhirs la nuit vont et viennent

Et se grignotent.

 

Les forêts le soir font du bruit en mangeant.

 

La mer met son goémon autour du cou – et serre.

Les bateaux froids poussent l’homme sur les rochers

Et serrent.

 

Eugène Guillevic (1968, p. 57)

 

La poésie ou la Bretagne ? Les deux ! Peut-être ! mais alors nous ne serons pas très avancés…  Disons qu’ils font poème chacun à leur manière, plus ou moins, c’est selon la lecture, le lecteur… qu’il soit breton ou pas, en quête de poésie ou pas également ! Le premier sert aux enfants à éliminer – ce qui revient à désigner – un joueur, mais on sait qu’il suffit de ruser sur les syllabes ou de prolonger leur effet pour un peu tricher avec la métrique qui ici fait rire avec sa diminution (5/3/3/2) et surtout sa rime « pauvre » en /i/. Le second sert à qui le veut bien à connaître le monde, à découvrir son travail d’élimination, au sens d’un recommencement infini qui inclut la mort dans la vie. Il y a du légendaire, ce n’est pas Picoli qui l’a dit ( !) mais ça pourrait être un de ces êtres étranges qu’on peut croiser dans la lande bretonne ou dans les rêves cosmogoniques. Quoi qu’il en soit, dans l’un et l’autre poèmes, l’homme comme le petit d’homme est mis au défi de durer, de ruser contre l’élimination, par le mouvement même du poème. Du ludique au tragique et inversement car c’est tragique d’être éliminé par une formule comme c’est ludique de sentir les éléments les plus massifs et les plus grossiers faire preuve d’une telle véhémence…

Plutôt que de définir et de catégoriser, il est plus engageant et plus sérieux à la fois de lire, de ne jamais refuser de lire pour ensuite attacher toujours plus d’importance à sa lecture et à l’œuvre lue qu’à ce qu’on a dit qu’il fallait lire dans ce qu’on a dit que c’était. Si l’on veut partir et des poèmes et de l’expérience empirique de la lecture de qui que ce soit avec les poèmes, il est nécessaire de considérer la lecture avant l’explication, l’œuvre avant le genre ou avant les critères qui la rangent, la jugent, l’identifient. Alors, on verra des tensions à l’œuvre qui n’éliminent jamais l’activité du poème. C’est le pari de la résolution du problème qu’on a avec les poèmes à l’école tout le long du cursus scolaire : ils ont l’habitude de nous rendre schizophrènes, alors qu’ils peuvent nous rendre moins bêtes avec le langage…

Disons-le franchement : il nous faut rompre avec le mensonge qui met, encore aujourd’hui dans bien des classes et des manuels, la poésie dans un confetti (une page au maximum) et dans une mécanique de coucou horloger (vers et rimes) au décor digne d’un musée Grévin des enfantillages scolaires (jolies métaphores et belles images) avant de la rendre, dans le secondaire (toutefois, les premières années du collège semblent poursuivre la conception dominante du primaire), à l’histoire littéraire qui aligne des écoles et des méthodes bien rangées, y compris et surtout dans ses errements (voyez Rimbaud), pour construire la fiction d’une poésie nationale panthéonisée, chloroformisée, sans voix… et sans échos autres qu’une religiosité sans croyance ou une indifférence sans raison. Certes, on dira que la poésie, à l’école, est plus produite que lue ! On dira qu’il faut d’abord en faire avant d’en goûter ! mais on voit vite que ce paradoxe, écrire sans lire, viendrait comme renforcer l’état de la poésie à l’école : ce coucou qui sonne une heure qui n’est jamais à l’heure d’une vie dans le langage, ni à la hauteur de l’enfance comme de tout apprentissage. On a un besoin urgent d’entendre des poèmes et non des poétisations, de lire des poèmes autant que d’écrire avec les poèmes. À cette fin, il nous faut observer les tensions qui nourrissent nos habitudes, non pour les éliminer mais pour mieux les connaître et s’en servir pour augmenter notre écoute des poèmes. Et cette dernière, c’est le levier décisif pour qu’on redécouvre chaque jour toujours à neuf le langage, notre langage. C’est donc le levier d’une considération de l’élève, de l’enfant, comme sujet de ses apprentissages.

Les dix séries dichotomiques qui suivent font le paysage des poèmes à l’École mais plus certainement celui de la littérature à l’École et plus généralement celui du langage à l’École. Il s’agit non d’éliminer les tensions comme on en a l’habitude mais de les maintenir, de les déplacer, de ne jamais empêcher la vie du langage sous aucun prétexte même le plus pédagogiquement bien intentionné ! Comment pourrait-on concevoir quelque apprentissage que ce soit sans que le langage soit libre. Pour le rendre libre, ne nous laissons pas prendre par les fausses oppositions, les faux choix qui mettent les poèmes au service de mauvaises habitudes, sourdes à la vie du langage.

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