samedi 4 décembre 2010

Voix et relation: une présentation pour l'habilitation




Le dossier de synthèse et de travaux que j’ai réalisé sous la direction du Professeur Emmanuel Fraisse a pour titre général « Voix et relation. Essais pour le poème, la poétique avec la littérature contemporaine de langue française (œuvres, enseignement, revues et archives) ».

Il comprend trois éléments complémentaires :

- un essai récapitulatif de mes recherches depuis ma soutenance de thèse : « Poétique de la voix Poétique de la relation. La voix-relation, le poème » (tome 1), 222 p.;

- une présentation commentée de mes travaux de recherche, « Documents à l’appui », sous la forme d’une « Relation de voix » en deux tomes (tomes 2 et 3), 668 p. ;

- un essai inédit « Les Cahiers du Chemin ou les fines attaches de Georges Lambrichs. Histoire d’une revue littéraire au temps des avant-gardes (1967-1977) » (tome 4), 258 p..


Du langage à la voix : tel serait le déplacement effectué depuis la soutenance de ma thèse dans le cadre d’une anthropologie relationnelle avec la littérature contemporaine de langue française. Selon le point de vue adopté, la problématique s’en trouverait donc soit étendue soit réduite. En effet, la voix porte tous les risques d’une sortie du langage par le sonore si ce n’est par la musique et par l’efficace de la parole si ce n’est par la philosophie de l’action. De puissants motifs concourent à cette extension puisqu’il s’agit d’en finir avec les « limites de la littérarité[1] » et de participer ainsi directement au tournant discursif et énonciatif et plus largement au retour du sujet dans les sciences sociales[2]. Par ailleurs, la voix semble réduire la parole à l’une de ses qualités : elle participe alors à une augmentation du nombre de ses valeurs discrètes quand, par exemple, chez Gérard Genette dans le cadre d’une « technologie du discours narratif », la voix vient après l’ordre, la durée, la fréquence et le mode[3]. Plus vraisemblablement tout recadrage conceptuel par la voix s’avère incertain par la force des choses ou des habitudes : la force métaphorique légendaire de la voix fait souvent préférer une recherche de l’origine ou développer le thème de la présence (vs. l’absence) en lieu et place d’une attention au fonctionnement de gestes langagiers que n’enregistrent pas les prises coutumières. En outre, les dangers de transversalité éclectique et d’imaginaire débridé se trouvent amplifiés quand la voix oblige à répéter les clichés d’une réflexion ancrée dans les antinomies traditionnelles de l’intériorité et de l’extériorité, de l’affect et du concept, du proche et du lointain, de la tradition et de la modernité. Alors si « la voix est ce qui demeure[4] », elle se doit ici d’être ce qui change comme mouvement de la parole organisant un passage de sujet et, dans ses intensifs, comme poème inventant une relation de voix. Aussi, le changement de problématisation que j’opère demande-t-il d’augmenter encore plus l’attention critique – ce doublon reprenant ce qu’un Jean Paulhan signalait : « Critique est l’un des noms de l’attention[5] ». Tout comme la relation prise à son acmé dans la relation amoureuse avait permis, lors de mon travail de thèse, d’engager une critique du langage et de la relation, la voix qu’on cherchera dorénavant dans ses intensifs, des sans-voix aux voix dans la voix, devrait également ouvrir à une critique réciproque de la relation et de la voix. Il ne s’agira donc pas d’abandonner le langage mais de mieux le considérer du linguistique à l’anthropologique pour et par la poétique. La voix dans et par la relation constitue ici par hypothèse l’opérateur de cette nouvelle attention critique.

Ma thèse soutenue en 2002 auprès de l’Université de Cergy-Pontoise sous la direction du Professeur Daniel Delas, Langage et relation. Anthropologie du sujet amoureux et poésie contemporaine de langue française, prenait comme angle d’analyse le sujet amoureux dans la poésie contemporaine. Ayant constaté que les théories relationnelles les plus en vue (« praxéologie », « sociologie de la médiation », « relation esthétique », etc.) ne considéraient pas vraiment la « théorie du langage » initiée par Saussure, elle observait que pareillement les catégories interprétatives des discours poétiques dit amoureux (« amour », « poésie », « sujet », « lyrisme », « posture élégiaque », etc.) référaient toujours la relation à des antinomies essentialistes : le même et l’autre, la présence et l’absence, le lyrisme et l’objectivisme. Considérant un corpus d’œuvres d’une cinquantaine de poètes contemporains, la thèse proposait l’attention aux rythmes relationnels subjectifs, divers et mouvants, que les poèmes inventent pour « faire l’amour » dans un même mouvement de parole hors de tout dualisme. Ces systématiques relationnelles dégagées toujours empiriquement assuraient la conceptualisation d’un « signifiant-relation » comme activité spécifique du continu corps-langage amoureux dans et par le discours. La thèse concluait alors sur la possibilité d’observer dans chaque acte de langage un poème-relation en puissance, initiant une anthropologie de la relation pour repenser les liens du poétique, du politique et de l’éthique dans trois domaines d’activité inséparables : le langage, la société et l’amour. La poétique de la relation ainsi esquissée augurait une meilleure attention à l’infini des subjectivations (individuelles et sociales) au cœur des discours et d’abord dans l’exercice de la critique littéraire (enseignement et recherche).

Depuis 2002, bien des points à peine esquissés lors de la rédaction de ma thèse ont été approfondis dans plusieurs directions. La dimension monographique absente de la thèse demandait d’abord de vérifier plus avant dans l’œuvre de tel ou tel auteur les hypothèses parfois vite esquissées à partir d’une seule œuvre d’un auteur. La participation à des collectifs de travail autour d’un auteur et parfois leur organisation même autour des œuvres de Ghérasim Luca, Henri Meschonnic, Bernard Noël, James Sacré et Bernard Vargaftig ont permis de confronter, tant du côté des littéraires que des spécialistes d’autres disciplines des sciences de l’homme, les problèmes de l’approche relationnelle dans et par le langage. Ces échanges m’ont demandé de préciser la conceptualisation du « corps-langage » à travers des notions telles que celles de « phrasé », de « rythme », d’« oralité » ou encore de « gestes » ou d’« appel » en reconfigurant des recherches antérieures dans l’approche relationnelle. Pour l’essentiel, j’ai essayé d’approfondir la problématisation ouverte par la notion de « poème-relation » œuvrant ainsi au continu, comme point de vue épistémologique orientant l’ensemble de mes recherches en littérature. J’ai veillé à la tenue conjointe des deux notions par l’exigence de leur redéfinition critique réciproque dans la pluralité discursive en vue de reconsidérer les partages du littéraire et de l’ordinaire, de la pensée et du sensible, de l’écriture et de l’oralité, des genres majeurs et mineurs, des situations d’enseignement et de recherche. La critique par le poème de la narration réduite au récit et de la phrase arrimée à une structure syntaxique permettrait paradoxalement une reprise de voix par l’historicisation de gestes langagiers nouveaux et surtout infinis dans leur pluralité même, tout en promouvant empiriquement un universel du langage, le « poème-relation ».

C’est à ce point que j’ai dû opérer quelques déplacements qui dans un premier temps n’ont fait que poursuivre des activités antérieures à la rédaction de ma thèse et dans un second temps, depuis mon recrutement en 2006 à l’Université de Caen (IUFM) comme maître de conférences en langue et littérature françaises et mon inscription dans les axes de recherche du LASLAR-THL, m’ont offert de nouveaux terrains d’exploration. Engagé dorénavant dans le champ des études littéraires – ce qui n’était auparavant pas le cas puisque je tentais d’articuler des préoccupations linguistiques et littéraires qui m’ont conduit à une double qualification auprès des 7e et 9e sections du C.N.U. –, mes recherches se sont progressivement organisées autour de la notion de voix en essayant de la concevoir du point de vue d’une poétique relationnelle et d’une anthropologie du langage.

Le déplacement de corpus de la poésie contemporaine à la littérature dite de jeunesse, que l’ouvrage Quelle littérature pour la jeunesse ? publié au tout début 2009 a confirmé à sa façon, m’a permis d’approfondir la conceptualisation de l’oralité avec la notion de « racontage ». La multiplicité plus élargie de gestes relationnels parfois naturalisés parce qu’ad usum delphini ne pouvait que relancer « la question de la limite » que Marie-Paule Berranger a précisée s’agissant de quelques-uns des « genres mineurs dans la poésie moderne[6] » :

Qu’est-ce qui fait qu’un énoncé est ou non « littéraire », qu’il relève d’une littérature « populaire » authentique ou ironique ? : les jeux de décontextualisation et de bord à bord de la poésie moderne suggèrent que la réponse est dans la reformulation de la question : à quelle condition un énoncé sera-t-il lu, reçu comme « littéraire » ?

Toutefois, sans négliger le fait que cette « littérature » vient bien se fondre dans une culture de masse et donc demande de l’aborder du point de vue de sa réception autant que de sa production, il reste que « la question » demande de s’y reformuler et peut-être même d’y rebondir jusqu’à faire retour sur « la poésie ». Quand le « racontage » permet de dissocier voix et effets de voix, sa portée est loin d’être négligeable : « encore ! » disent les enfants justement parce que la réénonciation constituerait le moteur du racontage comme passage de voix. Une réduction de la transmission à la communication obérerait la relation de voix si les œuvres elles-mêmes n’obligeaient à considérer la voix comme relation non seulement cognitive mais aussi affective, l’une par l’autre. « L’évolution de la littérature au XXe siècle dépend profondément de ce détour par les petits genres qui font les grandes rivières[7] », conclut Marie-Paule Berranger, et j’ajouterai « de ce détour par » les genres pour les petits « pour le plus grand profit de la poésie » dont ils peuvent aussi « profiter ». C’est à ce point que j’ai tenu également à poursuivre le déplacement au sein de la didactique du français et dans la formation des enseignants. Par exemple, il s’est agi de prolonger « le bonheur des rencontres » (La Poésie à plusieurs voix) que chaque poème porte, jusque dans la classe pour ne pas cesser de faire de la lecture poétique le levier critique des apprentissages en français, langue et littérature (Le français aujourd’hui n° 169, juin 2010) : la poésie constituant un véritable opérateur critique des catégories habituelles de l’enseignement et de la formation des enseignants (prose/poésie ; son /sens ; discours/texte/phrase ; postures/registres/genres ; etc.).

Le déplacement problématique qui a suivi ma nomination à Caen est alors devenu plus conséquent. Mes nouveaux collègues m’ont doublement sollicité dans des voies qui m’ont permis de réexaminer au moins deux notions : la réécriture dont la pratique actuelle des performances poétiques demande de repenser la voix et le poème, et l’archive littéraire qui par-delà les approches génétiques des œuvres repose le problème de l’histoire de la littérature. Quelle voix continue dans les pratiques littéraires alors même qu’elles ne cessent d’évoluer, de se métamorphoser, de se jouer même de ce qui fait littérature, de ce qui délimite son expérience ? À cette question qui rassemble les nouvelles sollicitations évoquées, la voix qui continue permettait de relancer autrement mes recherches antérieures. Si une voix demande de penser le continu, son historicité est requise afin d’entraîner une multiplicité d’historicités et donc d’autres voix : le poème-relation ne peut alors s’arrêter à quelques stases définitionnelles. Son aventure est toujours à poursuivre aux deux sens du terme : le suivre en attachant la plus grande attention à tout ce qui fait son mouvement et sa poursuite dans sa réénonciation ; concevoir une théorie de la littérature qui ne soit jamais attachée à des essences pas plus qu’à des phénomènes dont l’homogénéité est requise, mais toujours éveillée par des relations dont la voix constituerait par hypothèse un test à privilégier.

On voit par là qu’une poétique de la voix semble requise à ce point de mon parcours afin que l’irréductible de l’expérience langagière comme relation inassignable y trouve peut-être (re)connaissance. Une telle poétique devrait alors se mesurer à une « poésie erratique, qui ne désigne ni direction ni horizon à atteindre, mais donne en partage ses égarements, ses tâtonnements, ses recherches[8] », comme dit Bruno Blanckeman de l’écriture de Philippe Jaccottet. Du moins devra-t-elle s’y ressourcer constamment… pour y reprendre voix et relation. C’est donc au plus près des œuvres et au risque de « la relation critique[9] » que l’activité du poème comme voix-relation peut vraiment entretenir la recherche dans son enjeu comme dans ses réalisations jusqu’à sa discussion tant par les pairs que par d’éventuelles reprises dans le cadre de l’enseignement ou de futures recherches à encourager.

Les documents à l’appui que j’ai rassemblés sous le titre de « relation de voix » tentent de rendre compte de ces déplacements en trois moments : une bibliographie analytique de mes travaux, quelques remarques sur les enjeux et réceptions des ouvrages publiés ainsi que les contextes et résonances d’un ensemble de contributions retenues. J’ai donc reproduit quelques-uns de mes travaux réalisés depuis ma thèse : travaux monographiques en poésie contemporaine autour de sept auteurs, travaux thématiques en théorie littéraire à partir de trois notions relevant de trois axes concomitants (la relation critique, le racontage et le poème-relation respectivement pour la critique, l’oralité et le poème) et travaux spécialisés dans des domaines impliquant la littérature (les archives, l’enseignement et les revues). La thèse soutenue, sa publication n’est pas à ce jour achevée d’autant que d’autres ouvrages plus spécialisés sont venus étendre son problème et que la conceptualisation a parfois été orientée vers des publications monographiques. En m’associant aux recherches de mes collègues, j’ai effectué des reprises et des déprises qui ont spécifié chaque fois objets et méthodes de la recherche. Ma recherche a été également sollicitée pour des transferts ouverts aux altérités et aux engagements sans compter les problèmes que lui posent en permanence les pratiques de transmission l’obligeant à des décentrements ou à des recentrages. Ces documents à l’appui de ma synthèse s’achèvent sur la notion de « recueil » associée à celle de « recueillement » en désacralisant cette dernière mais en tenant le pari que la poétique et l’éthique s’entretiennent mutuellement si l’écoute ne cesse de s’y inventer. Il me faut alors reprendre ce qui maintenant seulement peut faire sens, c’est-à-dire à la fois donner direction et préciser les enjeux, pour ces travaux recueillis depuis ma soutenance de thèse.

L’essai de synthèse que je présente pour cette habilitation ne présente qu’un état d’une recherche en cours. Il retient deux points de vue congruents sur la voix et la relation en littérature contemporaine. Dans un premier temps, il envisage un premier parcours problématique croisant des travaux contemporains qui offrent des conceptualisations de la voix : il s’agit d’une sorte de traversée qui partant de l’œuvre théorique d’Henri Meschonnic se poursuit autour de notions souvent conjointes aux problématiques de la voix, du rythme au style, de l’éloquence à la performance, du ton au phrasé sans reprendre les points déjà abordés dans ma thèse ou dans les ouvrages et articles qui l’ont suivie. La lecture de ces travaux n’est pas exhaustive et n’a pas pour objectif d’en évaluer l’intérêt ou la validité en soi mais d’en saisir les attendus, les cohérences et les saillances du point de vue de ma propre recherche, laquelle devient explicite dans un second temps. En effet, après ce parcours critique ayant permis de tester quelques-uns des opérateurs conceptuels dans certaines recherches en cours, je propose un autre parcours prenant appui sur quelques œuvres contemporaines. Après avoir tenté de rapprocher les deux notions, voix et relation, dans leur efficace conceptuelle réciproque au plus près des fonctionnements en discours, le parcours avec les œuvres suit une démarche spiralaire ou « en rosace », ainsi que Daniel Delas me l’a suggéré pour ma thèse. Il s’agit en effet de poursuivre une réflexion théorique avec les deux notions en tentant des reformulations que seules les œuvres permettent par leur spécificité : l’hypothèse d’une imbrication progressive de ces reformulations ne vise pas à trouver une formulation dernière ou, en m’appropriant les remarques introductives de Dominique Rabaté pour ses Poétiques de la voix, « un certain nombre de traits définitoires, car la poétique que je vise n’est pas d’ordre catégorique[10] ». Il s’agit plutôt d’augmenter la puissance du problème que tente d’entretenir la réflexion théorique : voix et relation avec les poèmes pour une poétique des œuvres inventant une relation critique comme relation de voix.

Les attendus d’une telle recherche concernent bien évidemment au premier chef la poétique des œuvres elles-mêmes : engager au maximum la rencontre des historicités, en écriture et en lecture, pour éviter tant les subjectivismes que les autoritarismes, les intrumentalismes que les réductionnismes, bref accompagner les œuvres dont la voix-relation continue. Une telle poétique a pour corollaire immédiat l’écoute des situations d’enseignement à tous les niveaux (de la classe au séminaire) puisque s’y multiplie la relation aux œuvres jusqu’aux résonances que celles-ci créent dans la relation pédagogique : les historicités y augmentent leur épaisseur notamment éthique et politique, constituant souvent autant de révélateurs des parcours et littéraire et pédagogique comme voix-relation continuée « se faisant » et non « toute faite[11] ». Je reprendrai sur cette question le constat et le conseil de Jean-Yves Debreuille pour les situations d’enseignement de la littérature : « investir une écriture contemporaine, qui ne saurait constituer un objet de savoir, est prise de risque, aventure dans la langue et en soi-même, et on ne saurait ni totalement prévoir, ni garantir le résultat[12] ». La didactique du français et de la littérature demanderait donc de préférence une heuristique de la « double entrée[13] » que ce soit en « grammaire » ou en « littérature » répondant à la double injonction d’un travail des historicités attentif aux mouvements et variations et d’une nécessaire stabilisation des savoirs. C’est en fin de compte penser une relation de relations, opérer un réglage des voix au plus juste avec l’inquiétude qu’introduit toujours l’œuvre littéraire quand elle n’est pas instrumentalisée c’est-à-dire rendue atone.

Il me faut mentionner l’implication sous-jacente de l’ensemble de ma recherche quant au refus de limitation a priori du corpus des œuvres. Si les champs littéraires, éditoriaux et scolaires sont à considérer et surtout à historiciser, l’attention critique se doit de veiller à ne pas soumettre la voix-relation à de tels cadres qui souvent naturalisent ou instrumentalisent des points de vue quand la voix-relation demande à la fois leur critique et leur transformation. Paradoxalement, les « nouvelles cultures » (littéraires, éditoriales, scolaires) permettraient de reconsidérer les cadres normatifs et en retour de reconfigurer les situations d’écoute de la voix-relation. Avec la littérature de jeunesse, la fable comme théâtre de voix peut retrouver la force du langage non sous la férule d’une moralisation ou d’une rhétorisation mais comme recherche d’un emmêlement démocratique des voix, d’une augmentation de l’écoute des altérités. Avec la poésie contemporaine, la narration comme histoire d’une voix pleine de voix peut associer l’intime et le commun en évitant aussi bien le lyrisme même désenchanté voire ironique que l’héroïsme même rédimé par un objectivisme testimonial ou infraordinaire.

Ce parcours avec les œuvres associant des approches plurielles (Jean-Luc Parant et Charles Pennequin et trois auteurs d’une même famille en littérature de jeunesse) ou se contentant de lectures monographiques (James Sacré, Sylvie Germain), finit sur une triple prise en compte de l’œuvre d’Henri Meschonnic qui participe d’un projet de biographie. Trois volets à la fois autonomes et complémentaires y contribuent. Ils prennent appui entre autres sur le fonds de l’auteur déposé à l’IMEC et l’organisation d’un colloque avec ateliers autour des archives du fonds en 2012, permettant de faire se rencontrer toutes les recherches actuelles avec son œuvre et d’en initier d’autres, qu’un numéro de la revue Europe à paraître début 2011 préfigurera.

Les Cahiers du Chemin constituent un des premiers cadres de ce projet biographique qui m’a demandé d’ores et déjà de travailler sur une période décisive dans l’itinéraire de Meschonnic mais en considérant une aventure collective, la revue dirigée par Georges Lambrichs aux éditions Gallimard de 1967 à 1977. Mon intérêt pour la revue comme lieu d’une histoire relationnelle de la pensée et de l’écriture est double : du côté de la didactique du français et du côté de la création poétique j’ai partagé avec de nombreux amis ou collègues l’expérience revuistique – je ne peux m’empêcher de mentionner ici ma participation au comité de rédaction de la revue Le français aujourd’hui depuis 1991 à l’instigation de Jean-Louis Chiss.

L’histoire des Cahiers du Chemin fait ici l’objet de l’essai inédit que je présente pour mon habilitation. Je ne suis pas historien et donc pour moi l’histoire d’une revue est d’abord la relation d’un rapport ou de multiples rapports dont l’historicité ne cesse d’être au travail jusque dans ma recherche. Toutefois, si celle d’autres revues a été faite, celle de cette revue pourtant éditée par les éditions Gallimard ne l’a pas été très étrangement. Il y avait à la fois urgence et rencontre heureuse pour ce qui me concerne puisque j’ai découvert et pense le faire découvrir à mes futurs lecteurs un homme de revue qui n’a cessé de penser la voix-relation dans son écriture propre et dans toutes ses activités éditoriales – je veux parler de Georges Lambrichs dont cet essai tente un portrait qui de l’individu s’étend à cette œuvre relationnelle pleine de voix qu’ont été ses Cahiers du Chemin. J’espère que cette contribution en mettant l’accent sur la poétique critique des écritures qui s’y sont rassemblées pourra quelque peu modifier le regard que l’on porte et sur cette période rapidement résumée à un situation antinomique (avant-gardes et traditions) et sur la maison Gallimard dont on va fêter le centenaire, sans oublier bon nombre de ses contributeurs sur lesquels il me semble utile d’attirer l’attention hors de tout isolement mais aussi de tout collectivisme.

En conclusion, je n’ai pas explicitement revendiqué le fait de travailler aux confins de domaines et de spécialités. Si la poésie n’a pas à revendiquer sa place dans les études littéraires au côté de celles des autres genres littéraires (roman, théâtre, essai, correspondances…), la tension entre son actualité et son inactualité[14] ne permet pas toujours qu’on lui consacre l’attention nécessaire. La littérature de jeunesse, dont seule une définition éditoriale ou éducative peut produire la marginalisation, reste néanmoins, comme d’autres littératures négligées académiquement, le lieu de revendications parfois considérées comme ancillaires. Par ailleurs, ce qu’on a coutume de désigner comme la didactique du français et de la littérature qui se voit de plus en plus considérée dans l’histoire littéraire ne l’est pas pour autant dans l’approche littéraire elle-même[15]. Je voudrais enfin signaler le champ des revues que l’histoire littéraire a certes toujours observé mais qui reste plus souvent investi par les sociologues de la littérature ou les historiens de l’édition que par les poéticiens.

Loin de me considérer en charge de questionnements nouveaux en littérature, ma préoccupation théorique dont les enjeux scolaires, éthiques et politiques importent, vise à augmenter l’interférence entre ces domaines, d’une part, pour y tester la validité du problème que j’ai appelé la voix-relation comme passage de sujet ou subjectivation relationnelle dans et par la voix avec les œuvres littéraires et, d’autre part, pour en montrer et surtout en inventer avec les différents acteurs la force transformatrice par le continu poétique. Le continu avec le poème l’emporte sur les stratégies du discontinu parce qu’il n’oublie pas l’attention à l’infime du langage, à l’éthique de la relation, à la politique des sans-voix et de la pluralité constitutive de toute voix au cœur des discours et exemplairement des faits littéraires y compris les moins reconnus ou les plus marginaux voire dont la reconnaissance institutionnelle n’est rien moins que certaine – mais n’est-ce pas là le défi constant que fait la littérature à la culture et à l’enseignement. Cette force du continu n’est pas un acquis mais une recherche toujours en cours demandant de penser sans cesse la relation critique, d’écouter la voix dans la voix et de tout faire pour que l’aventure de la relation ne s’arrête pas.



[1]. D. Chauvin, « Introduction » dans La Voix. Hommage à Pierre Brunel, Paris, Presses Universitaire de Paris-Sorbonne, 2009, p. 30.

[2]. Titre d’un colloque à Cerisy-la-Salle « autour d’Alain Touraine » en 1993 (Paris, Fayard, 1995). La direction était assurée par François Dubet et Michel Wieviorka.

[3]. G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972.

[4]. D. Chauvin, « Introduction » dans La Voix. Hommage à Pierre Brunel, op. cit., p. 31.

[5]. J. Paulhan, Petite préface à toute critique, Paris, Minuit, 1951.

[6]. M.-P. Berranger, Les Genres mineurs dans la poésie moderne, Paris, P.U.F., « Perspectives littéraires », 2004, p. 152.

[7]. Ibid., p. 250, ainsi que les citations suivantes.

[8]. B. Blanckeman, « Introduction. "Qui chante là quand toute voix se tait ?" » dans B. Blanckeman (dir.), Lectures de Philippe Jaccottet, Les Presses Universitaires de Rennes, « Didact français », 2003, p. 12.

[9]. J. Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970.

[10]. D. Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, Corti, 1999, p. 9.

[11]. J’emprunte à Charles Péguy et à sa Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne dans Œuvres en prose, 1909-1914, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1961, p. 1323.

[12]. J.-Y. Debreuille, « La question du recueil en poésie contemporaine », Cahiers Robinson n° 11, 2002, p. 141.

[13]. Voir J.-L. Chiss, « Langue(s) et grammaire(s) », postface dans Le Français aujourd’hui n° 162 (« Description de la langue et enseignement »), septembre 2008, p. 115-117.

[14]. Au sens de F. Nietzsche et de ses Unzeitgemässe Betrachtungen de 1873-1876 (Considérations inactuelles ou Considérations intempestives).

[15]. Voir, entre autres, pour une approche générale E. Fraisse et B. Mouralis, Questions générales de littérature (Paris, Seuil, « Points Essais », 2001), et, pour une approche plus linguistique, G. Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940 (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2002).

mardi 30 novembre 2010

Relations de voix (documents à l'appui pour une HDR)-Table des matières et avant-propos


Table des matières

Documents à l’appui – Relation de voix

Tome 2

Sommaire 2

Les épigraphes… 3

S’appuyer sur des documents pour montrer un parcours de chercheur… 7

1. Introduction :

bibliographie analytique des travaux de recherche 9

La recherche devrait toujours avoir l’exigence d’un programme… 10

Pour une poétique de la relation 11

1.1.Travaux monographiques en poésie contemporaine

La recherche en littérature sépare souvent… 25

1.1.1.Jacques Ancet 30

1.1.2. Ariane Dreyfus 32

1.1.3. Ghérasim Luca 33

1.1.4. Henri Meschonnic 40

1.1.5. Bernard Noël 55

1.1.6. James Sacré 60

1.1.7. Bernard Vargaftig 62

1.2.Travaux thématiques en théorie littéraire

Il m’est difficile de limiter une activité de recherche… 73

1.2.1. Critique : la relation critique 75

1.2.2. Oralité : le racontage 94

1.2.3. Poème : le poème-relation 99

1.3.Travaux spécialisés dans des domaines impliquant la littérature

Une activité de recherche peut-elle se concevoir séparée… 114

1.3.1. Archives 116

1.3.2. Enseignement 131

1.3.3. Revues 141

2. Ouvrages :

enjeux et réceptions 145

Les ouvrages d’un chercheur dépendent souvent d’aléas… 146

2.1. Publier une thèse : fils et spirales

Ma thèse soutenue en 2002 n’est pas à ce jour… 150

2.1.1. Écrire une thèse pour penser la relation dans et par le langage 155

2.1.2. L’Amour en fragment : poétique de la relation critique 170

2.1.3. Langage et relation : poétique de l’amour 177

2.2. Étendre un problème : spécificités et spécialisations

Le problème de la relation dans et par le langage ne peut s’arrêter… 180

2.2.1. Quelle littérature pour la jeunesse ? 182

2.2.2. Enseigner la littérature de jeunesse 207

2.2.3. La poésie à plusieurs voix 217

2.3. Resserrer une conceptualisation : fonds et vies

Les ouvrages sont toujours des aventures singulières… 237

2.3.1. Daniel Delas 240

2.3.2. Émile Benveniste 252

2.3.3. Henri Meschonnic 270

Documents à l’appui – Relation de voix

Tome 3

3. Contributions :

contextes et résonances 284

Un chercheur contribue à une œuvre collective… 285

Auteur, lecteur : la relation dans et par le langage 288

3.1. S’associer aux recherches : reprises et déprises

Il faudrait toujours faire Contre Sainte-Beuve… 302

3.1.1. Introduction :

La littérature de jeunesse : inventer sa critique en zone critique 304

3.1.2. Les écritures, les lectures :

Pour une poétique relationnelle des lectures-performances 319

Penser le renard d’écriture dans la relation corps-langage 338

Les poèmes au cœur de l’enseignement du français 353

3.1.3. Les traductions, les situations :

Le poème, un retour de vie. Actualités du Kaddish 367

La traduction comme poème-relation avec Henri Meschonnic 384

Henri Meschonnic traducteur du Livre de Jonas : une relation de voix 398

3.1.4. Conclusion

Prévert : les poèmes contre la Poésie pour tout (re)tourner en enfance 416

3.2. Transférer la recherche : entrées et sorties

Dans un entretien avec Gérard Macé pour France-Culture… 430

3.2.1. Introduction

Quelle danse pour le langage ? Quel langage pour la danse ? Vers Tadeusz Kantor 433

3.2.2. Les altérités

Poème tout comme 443

Frankétienne : la volubilité d’un oiseau écouté au phénakistiscope 449

Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig : le poème relation de vie après

l’extermination des juifs d’Europe 455

3.2.3. Les engagements

Au-delà des banlieues, il y a des hommes libres 471

Engagés, les poèmes-relations de Bernard Noël 484

Le poème, une éthique pour et par la relation rythmique 499

3.2.4. Conclusion

Le poème : l’appel 515

3.3. Transmettre les problèmes : décentrements et recentrages

Le risque est grand dans l’exposé du parcours… 525

3.3.1. Introduction

Entre communication et relation 528

3.3.2. Poème : la relation romanesque

Les enfants de Le Clézio : des corps-langage fabuleux 545

Voisiner en poète : avec Henry Bauchau habité d’altérité 558

La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation 569

3.3.3. Poème : la relation didactique

Donner la parole aux sans-voix 580

Vers le sujet du poème dans les lectures/écritures 592

Les albums, un problème pour la vie et la théorie du langage 600

3.3.4. Conclusion

Il y a pli & pli. Penser avec le sujet du poème 612

4. Conclusion : 625

(Se) Recueillir

Préférer la relation de voix qui invente… 626

Réticence, retenue : le travail d’écoute du poème-relation 628

Bibliographies et index :

Bibliographie générale 642

1. Liste des travaux présentés 642

2. Bibliographie générale 646

2.1. Bibliographie primaire 646

2.2. Bibliographie secondaire 648

2.2.1. Ouvrages 648

2.2.2. Articles ou chapitres d’ouvrages 655

2.2.3. Sitographie 660

Index 661

Avant-propos

S’appuyer sur des documents pour montrer un parcours de chercheur qui permet de soutenir quelques propositions dans un domaine donné, c’est construire un récit ou inventer une fable dont l’énonciation emporterait l’énoncé et ses strates multiples dans une relation de voix.

Bruno Latour et Steve Woolgar résumaient ainsi leur aventure ethnographique dans un laboratoire scientifique (l’Institut Salk en Californie dirigé par « un bourguignon[1] », Roger Guillemin) tout en présentant la progression de leur ouvrage :

La question de l’observateur d’un laboratoire ne va pas de soi. Les contraintes qui s’imposent au récit sont si nombreuses que nous avons décidé d’inventer de toutes pièces, pour chaque chapitre, un observateur de fiction qui prendra sur lui de régler l’un des problèmes que nous venons d’aborder : l’observateur du chapitre 2 est un parfait ignorant qui se rend au laboratoire comme on se rendait naguère chez les Bantous ; celui du chapitre 3 est un historien pugnace, en guerre contre l’épistémologie, qui déconstruit l’exacte vérité d’un fait scientifique ; celui du chapitre 4 est un ethnométhodologue attentif aux compétences propres de chercheurs dont il commence à bien comprendre le langage ; quant à celui du chapitre 5, c’est un sociologue tout ce qu’il y a de plus classique. Au chapitre 6 de réconcilier cette « équipe » envoyée sur le terrain à notre place et de boucler la question de la réflexivité[2].

Il m’est impossible d’être aussi inventif ici n’ayant pas les compétences de ces deux grands chercheurs. Je ne réunirai donc pas une équipe aussi importante. Je tenterai toutefois de présenter mon « laboratoire » de trois manières qui peuvent s’approcher de ce à quoi Latour et Wooglar s’essaient avec brio en tenant la tension entre « réseau » et « territoire », « contexte de découverte » et « contexte de justification », « faits » et « théories », « vécu » et « métier ». L’objectif étant, pour moi, d’essayer de « pénétrer à tâtons dans la jungle des faits sans posséder la carte » afin que le lecteur apprenne « le contenu et le contexte dans le même mouvement[3] ».

La bibliographie analytique qui ouvre cette exploration s’essaie à montrer les passages des travaux qui s’attachent à une œuvre littéraire vers ceux qui tentent de conceptualiser les notions en jeu dans la critique des œuvres pour une théorie d’ensemble des faits littéraires sans oublier les domaines d’exercice de cette critique qui alors réorganisent autrement et pour l’avenir les travaux antérieurs. Après l’ambition inaugurale qui semble offrir un cadre méthodologique adéquat, je reviens à une vision plus éditoriale en classant les travaux en ouvrages et contributions. Il s’agit de montrer « la chaîne des circonstances et des événements fortuits qui ont conduit à telle ou telle découverte » (ici telle ou telle « publication nouvelle ») et en même temps de tenter d’apercevoir les « rencontres inattendues » et les « réseaux informels » afin que la tentative de rationalisation qu’offre un tel parcours, analogique à l’enquête de Latour et Woolgar, laisse apparaître ce qui est toujours la règle : « la communication informelle[4] » entre les faits – ici entre les publications. Ainsi des instabilités ne manqueront pas de perturber le cours de la lecture qui n’offrira pas forcément les acquis assurés d’un parcours cumulatif. Elles montreront que les distinctions trop facilement réitérées peuvent et doivent être interrogées : le disciplinaire et le transdisciplinaire quand le premier est plus poreux qu’on ne le dit et fait croire ; les présupposés et les objets de la recherche quand les premiers sont toujours engagés par les seconds dans des remises en perspective infinies ; les contextes et les discours de la recherche qui les uns et les autres ne se constituent qu’a posteriori et non a priori ; les discours savants et les discours enseignés dont la frontière n’est jamais aussi étanche que les premiers comme les seconds ne le proclament. Enfin, les identifications voire les opérations de classement des travaux de recherche s’opèrent dans ce parcours autant pour des raisons scientifiques que pragmatiques, avouables que non avouables…

Si j’ai gardé pour la conclusion une contribution qui tente d’appréhender la notion de réticence c’est bien parce que de la méconnaissance au savoir, il n’y a parfois qu’un pas dans un sens ou dans l’autre et qu’on n’est jamais assuré pleinement d’une avancée cognitive. Resterait à prouver que le mouvement l’emporte toujours sur la stase pour éviter, malgré quelques beautés, de rester au pays de Bouvard et Pécuchet : une recherche qui s’observe non seulement a besoin de se mettre en danger dans le champ agonistique des controverses mais se doit également de rendre ses descriptions les plus fictionnelles[5] possible, non pour (se) tromper mais pour entendre au plus juste les bougés de la recherche et du chercheur, leur propre agonistique.


[1]. B. Latour, S. Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques (1979 et 196 en anglais américain, trad. M. Biezunski), Paris, Éditions de la Découverte, « Sciences et société », 1988, p. 11.

[2]. Ibid., p. 28.

[3]. Ibid., p. 32.

[4]. Je m’inspire ici des conclusions de Latour et Woolgar, op. cit., p. 271-273.

[5]. De Certeau disait (comm. pers.) : « La science ne peut être que science-fiction », rappellent Latour et Woolgar dans la dernière note de leur livre (op. cit., p. 280, n. 24)

dimanche 14 novembre 2010

samedi 13 novembre 2010

Soutenance le 3 décembre

Serge Martin

Maître de Conférences en langue et littérature françaises

à l’Université de Caen Basse-Normandie (IUFM)

LASLAR EA 4256

présentera et soutiendra publiquement son

dossier de synthèse de travaux

en vue de l’habilitation à diriger des recherches

9e section : Langue et littérature françaises

Voix et relation

Essais pour le poème, la poétique

avec la littérature contemporaine de langue française

(œuvres, enseignements, revues et archives)

devant le JURY composé de :

Pr. Marie-Paule Berranger, Université de Caen Basse-Normandie

Pr. Bruno Blanckeman, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

Pr. Jean-Louis Chiss, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

Pr. Jean-Yves Debreuille, Université Lumière – Lyon 2

Pr. Emmanuel Fraisse, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

Pr. Dominique Rabaté, Université Paris Diderot – Paris 7

à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

le 3 décembre 2010 à 14 heures

salle Las Vergnas

13, rue de Santeuil

75005 Paris

dimanche 17 octobre 2010

Un nouveau livre de James Sacré: America solitudes


A l'occasion de la parution de ce grand et gros (presque 350 pages) livre de James Sacré, America solitudes, aux éditions André Dimanche, je publie ci-dessous une étude réalisée pour un colloque d'américanistes sur le thème de la relation et qui m'avait donné ainsi l'occasion de lire quelques-uns des poèmes maintenant dans ce livre.


Le poème-relation : avec James Sacré, L’Amérique un peu


Le développement des théories relationnelles ou pour le moins de la dimension relationnelle dans les sciences humaines et sociales est un symptôme de la situation intellectuelle, de la pensée et de l’art. Il semble qu’après le tournant linguistique des années soixante (voir Rorty, 1967), nous ayons eu un tournant subjectif puis éthique. Avec la fameuse « question du sujet » dans les années soixante-dix prolongée par ce que Philippe Sollers (2000 : 83) appelait non sans dérision l’« autrification[i] » qu’on pourrait également désigner comme l’autruisme, on peut observer un tournant relationnel dans les sciences humaines et sociales et peut-être plus largement un tournant éthique. Mais les tournants cachent souvent des reprises d’inflexions si ce n’est de rebroussements bien antérieurs. Il faudrait, par exemple, observer comment chez Habermas (1981), « l’agir communicationnel », c’est-à-dire la tentative de poser une forme raisonnable de la relation, semble aujourd’hui s’achever, dans les deux sens du terme, dans la religion. Jean-Claude Monod caractérise les plus récentes thèses d’Habermas (2008) de « revirement mystérieux[ii] ». Il y aurait alors à lever ce mystère en montrant que « la raison communicationnelle » était déjà prise dans la réification de termes plus que dans les processus relationnels, dans l’institution de bornes normatives plus que dans l’écoute des mouvements du langage c’est-à-dire dans l’écoute de la langue en activité comme « l’interprétant de la société » (Benveniste, 1974 : 95).

Que l’attention à la relation constitue de plus en plus un levier vers la définition de nouvelles théories critiques est bien évidemment à observer de près. Si l’on se contente de l’actualité la plus signifiante dans ce domaine, le livre d’Axel Honneth (2006) ne peut qu’attirer l’attention avec son sous-titre (« Vers une nouvelle Théorie critique ») d’autant qu’il propose une critique de la théorie d’Habermas sans toutefois pouvoir déplacer sérieusement « la théorie du langage » de ce dernier (Honneth, 188). Il se contente en effet d’en appeler à « développer le modèle de la communication élaboré par Habermas dans le sens de ses présuppositions intersubjectivistes, voire sociologiques » (Honneth, 191). Mais le chantier relationnel autour de la notion de « reconnaissance » ouvert par Honneth n’est pas à laisser aux sociologues ni à l’interactionnisme linguistique. Il intéresse les littéraires et tous ceux qui sont attentifs aux œuvres de langage car il y aurait à montrer par la poétique que « la théorie de la reconnaissance » sans « théorie du langage » ne peut « combler la lacune théorique que Habermas avait laissée » (Honneth, 193). En effet, selon Michaël Foessel (2008), pour Honneth il s’agirait de « donner de la chair au "paradigme communicationnel" en l’ancrant dans le monde vécu » pour « conférer une dimension éthique aux expériences quotidiennes » en saisissant « le potentiel normatif à l’œuvre dans les discours que les sujets tiennent sur eux-mêmes et leurs situations » (Honneth, 193). Cette dernière expression montre la dichotomie opérée entre la subjectivation dans et par le discours et cette objectivation qu’effectuerait un « discours sur » constituant une conscience de la conscience… à l’infini ! Certes, Honneth demande de « restituer une unité à nos expériences morales » et promeut « l’idée d’un continuum entre des situations que la tradition libérale avait tendance à opposer : les relations affectives, les rapports juridiques, les liens sociaux » (Foessel, 2008). Mais c’est pour retrouver très rapidement le paradigme communicationnel d’Habermas dans le voeu d’un « langage commun » qui dépasserait les « alternatives du "eux" et "nous" ». Ce qui revient à réhabiliter le kantisme d’un sentiment universel (Kant, 2001 : 33). Une telle réduction à un normativisme hors langage, que d’aucuns voudraient dépasser par une « capabilité[iii] » (Sen, 1985), constitue une sortie du langage qui rend inattentifs à ce que les œuvres de langage réalisent du point de vue relationnel, ne serait-ce qu’en construisant la continuité recherchée par Honneth lui-même puisque c’est le langage qui contient la société et non l’inverse (Benveniste, 1974 : 95).

Aussi, il semble nécessaire d’opérer « la dissociation des idées » (Gourmont, 2007) : il y a relation et relation ! Partant d’une expérience contemporaine d’écriture, l’œuvre de James Sacré (né en 1939) dont on observera seulement quelques fragments pris à son itinéraire nord-américain, j’essaierai d’opposer aux tentatives d’ontologisation et d’esthétisation de la notion une conceptualisation dans et par le langage avec la notion critique de « poème-relation » (Martin, 2005).

Voici le premier poème d’un livre, L’Amérique un peu (Sacré, 2000).


Quand on arrive au Texas (le temps quand même de bien s’engager

Dans l’étendue du pays) l’autoroute s’allonge

Dans un mouvement qui mesure le paysage,

Les camions ont une plus grande allure de puissance

A cause qu’on les dirait

Tirant après eux plus d’espace

Pour l’emporter jusqu’en des villes sur la côte est,

Ou dans quelque gros bourg à l’ouest

Où leur équipée va se défaire

En la banale animation de petits commerces locaux.

On voit aussi des troupeaux de bovins dans la campagne de presque prairie avec des bouquets d’arbres,

Tout tranquillement broutant

Sans s’inquiéter de savoir si par exemple c’est pas

Des tonnes de hamburgers que transportent ces camions

Et leur force épique qui s’en va finir

En petit discours de comment ça va et voilà

La livraison faite[iv].


La notion d’« altérité en poésie » (Collot et Mathieu, 1990), réapparue conjointement au tournant subjectif puis éthique des sciences humaines et sociales, devrait immédiatement aider à observer les mouvements qu’opère, parmi bien d’autres, l’œuvre de James Sacré d’autant qu’à l’Amérique on peut adjoindre le Maroc et la Vendée dans une palette d’« étrangèretés » fort singulières[v]. Ici, l’histoire littéraire pointerait une attention voire un retour au « monde » posant un « je » altéré par la rencontre de « l’autre » – d’aucuns n’hésiteraient pas à mettre des majuscules pour souligner la conceptualisation quand il s’agit presque toujours d’un réalisme appliqué qui soit ontologise soit esthétise le triangle notionnel en vue de défaire le rapport fondamental de toute relation dans et par le langage, à savoir le « je-tu[vi] », qui engage au nominalisme relationnel. Aussi, avec l’identité et l’altérité, la thématisation des poèmes est-elle vraiment d’un grand secours ? Poètes et critiques ont pris l’habitude de leur réserver un traitement plus directement philosophique (le « même » et « l’autre ») ou psychanalytique voire ontologique (« présence » et « absence »). Auparavant, la critique du lyrisme, dans la lignée de Francis Ponge[vii] en particulier, a pourtant marqué les années soixante et soixante-dix : les formalismes (Tel Quel et OULIPO, Change et TXT…) se sont succédés pour contester le primat d’un sujet sans altérité (un « moi » sans « autre ») au profit d’un super-sujet, d’une langue sans limites du moins mise hors d’elle-même, et pour annihiler la séduction d’un amour sans « absence » au profit d’une « gram-mère » (ou d’un père-sévère-joueur) du « manque », du « trou », du « blanc ». Alors vinrent les « nouveaux lyriques » et les adeptes du « lyrisme critique » qui disaient renouer avec le « je », le « monde » et « l’autre » (Collot, 1997)[viii] mais leurs tentatives répétées a confirmé souvent le désenchantement nihiliste des formalismes et laissé la poésie dans son rôle de célébration de la poésie. Quant aux formalistes, littéralistes et autres anti-lyriques, ils se sont vus également rattrapés par « la question du sujet » quand Emmanuel Hocquard (1996 : 273- 286), par exemple, célèbre l’élégie dans un parcours autobiographique qui confine à la déréliction de l’impuissance du langage mise sous le sceau de l’inauthenticité, du manque d’être heideggérien[ix]. On voit par là que les schémas habituels qui organisent l’histoire de la poésie contemporaine jusqu’à récemment ne permettent pas l’attention aux expériences singulières (écritures et lectures) pour chercher un sujet de l’écriture qui ne soit ni la confusion du sujet et de l’individu ni sa subordination à un super-sujet (« la langue[x] » ou « lalangue[xi] ») comme ur-sujet ou sujet destinal[xii]. C’est dans le rythme-relation du poème qu’il y a à chercher l’historicité, les historicités contre l’historicisme, d’un sujet du poème.

L’altérité du poème de James Sacré, de ce point de vue, se voit embarquée dans de trop gros « camions » : le « lyrisme critique » dégénère en « force épique »… Oui, il me semble percevoir à l’œuvre dans ce poème inaugural une critique des habitudes : le lecteur rôdé au schéma de l’histoire littéraire contemporaine est dérangé… Oui, le lecteur est réveillé par ces « camions » : bruit dans la communication poétique trop bien huilée des autoroutes du sens même quand ce dernier ouvre la route au « sensible »[xiii]… Il faut alors tout recommencer.

Ce texte est donc le premier élément d’un petit ensemble qui en comporte six composant la section première intitulée « L’autoroute s’en va partout. Nulle part », elle-même inaugurant un ensemble de huit sections qui constituent le livre intitulé L’Amérique un peu. Cet ensemble se termine par un texte fermant la dernière section intitulée « On s’aperçoit de rien peut-être » (Sacré, 2000 : 77) :


L’Amérique un peu, c’est pas

Pour en dire grand chose

Mais plutôt pour mettre ensemble

Des poèmes que ce pays donne.

Je les reçois dans le plaisir autant

Que dans la colère souvent.

Pays qu’on a si longtemps connu.

On sait mal ce qu’on en dit,

Ce qu’on a connu aussi.


Le titre du livre y apparaît pour délivrer après coup la visée de l’ensemble. L’écriture s’y avoue prise dans une relation non maîtrisée, puisque son résultat est déclaré le fruit d’un don : « des poèmes que ce pays donne ». Certes, cette « Amérique un peu » a demandé de « mettre ensemble » ces poèmes donnés vers une relation relancée : travail d’arrangement qui se présente comme une sorte de contre-don, de don en retour ? Quoiqu’il en soit, ce texte qui vient boucler l’ensemble indique clairement qu’on ne peut l’évaluer à l’aune d’un « parler de » ou au régime d’une thématique voire d’une intention de dire mais bien plus comme la continuation d’une relation, d’un don, d’une connaissance qui dure et qui n’est certainement pas de l’ordre d’un achèvement que formulerait un savoir. Bref, aucun établissement, pas plus de certitude autre qu’une relation en cours : narration sans fin et liaison sans termes.

L’apparence semble contredire ce dernier propos si nous revenons au premier poème qui commence par nous faire « arriver » pour nous amener à en « finir »… Mais la narration réduite au schéma narratologique qui pose le récit entre deux termes, ne résiste guère à la force discursive. Tout d’abord, il faut noter qu’« arriver » et « finir » sont pris dans un mode de dire qui est celui de l’inaccompli : le Texas, qui est le point d’arrivée et donc de départ de la narration, est lui-même pris dans un allongement de l’indéfini (l’incise parenthétique) si ce n’est de l’infini et l’achèvement est mis au futur proche (« s’en va finir ») sur le mode d’une reprise infinie ou du moins de la répétition d’un motif discursif ordinaire (« comment ça va ») dont on sait, après Benveniste, que « c’est chaque fois une réinvention » (Benveniste, 1974 : 19)[xiv]. Ensuite, force est de constater qu’« arriver » et « finir » sont emportés par l’impossibilité d’un sur-place ou d’une réduction de l’espace à quelque stase puisque les « camions » portent le pays dans tous les sens (« est » et « ouest ») tout comme les « troupeaux de bovins » apparemment paisibles se voient transformés en « tonnes d’hamburger que transportent ces camions ». Mais surtout la narration se résume finalement – ce serait le sens de la chute – en la relation, éliminant à proprement parler ses termes, entre ces camions qui traversent le Texas ou plus précisément transforment le Texas en un paysage ne cessant de s’allonger, de s’infinir, et l’énonciation qui emporte dans l’impersonnel de ce regard singulier vers une écoute de la « banale animation » comme de n’importe quel « petit discours ». Autrement dit, la narration s’emporte dans la liaison, dans l’emmêlement des camions et des voix ordinaires, dans et par le poème-relation, son faire relation, sa geste épique, sa force de « livraison faite ». Renversons la formule car c’est ce que fait le poème : il fait livraison, il invente « dans le plaisir » et « dans la colère » cette partie d’un ouvrage, d’un faire, qu’il livre à son lecteur au fur et à mesure de son écriture. Ce contre-don devient don et appelle une relation infinie qui est un faire au sens où une forme de vie transforme une forme de langage et inversement : « l’énorme rumination de commerce et de consommation qu’est ce pays » (Sacré, 2000 : 14) devient « l’équipée » du poème – et on pense bien évidemment à Victor Segalen[xv], l’« épique » de l’ordinaire – et il faudrait voir si « l’épopée est l’avènement de la voix à elle-même » (Meschonnic, 1995 : 358), le poème comme relation, la relation comme poème. Aussi, « arriver » et « finir » font un poème non de termes substantivés mais de verbes à l’inaccompli. Et c’est cette « rumination » qui importe comme quête d’une voix, recherche d’un passage de voix, activité relationnelle dans et par le langage. La diatribe contre le consumérisme ou une certaine forme de marchandisation dégradante n’est certainement pas absente à condition de l’entendre prise dans la volubilité du passage comme, parmi d’autres, un de ces gestes de retenue, un élément parmi d’autres d’une « en allée ». Le propos, comme le poète, comme le lecteur, sont portés par le dire plus qu’ils ne le portent.

Ce qui s’entend sans qu’on ait besoin d’expliquer dans ce poème récemment publié (Sacré, 2008 : 63) dont je garde seulement la fin – il s’agit du « village hopi, Moenkopi[xvi] » :


[…] on distingue

Les gens montés sur les toits et le bruit très loin des tambours

Et là plus devant, comme dans un tableau de Brueghel (sic[xvii])

Des paysans font des feux d’herbes, avec des gestes de paysans

Et la toute petite tache rouge du tracteur brille au bout du labour

C’est comme dans un tableau de Brueghel ou comme

Dans un titre de poème d’André Frénaud,

Feux et fumées à travers la campagne à Moenkopi

Et bruit de fête en cet endroit d’emmêlement

Du territoire hopi avec les terres navajos et plus largement dans le temps

De la campagne indienne avec celle

De la Bourgogne ou de la Vendée, celle

De tous les paysans du monde dont la matière inventée par eux se mêle

À des dessins et couleurs de peintre, à des figurations de mots dans ce poème,

Où j’arrive en effet chez moi : nulle part et partout.


« Cet endroit d’emmêlement » constitue comme une définition en acte du poème-relation qui met ensemble la description d’un village hopi, un tableau de Pierre Bruegel, un titre de poème d’André Frénaud pour assurer les liaisons du « territoire hopi avec les terres navajos » en les élargissant infiniment, c’est-à-dire fort singulièrement, à la Bourgogne (pays de Frénaud) et à la Vendée (pays de Sacré) jusqu’à « la matière inventée » par tous les paysans du monde : une matière faite de rimes sans fin, de résonance générale. Si la représentation est convoquée in fine et elle l’était, semble-t-il depuis le début par le régime descriptif, c’est pour la transformer en relation : « ce poème, / où j’arrive en effet chez moi : nulle part et partout ». Loin de la recherche d’un « habiter le monde » auquel devrait se consacrer la poésie dans la tradition heideggérianisante bien française, loin d’une topologie qui défait la relation des historicités et des bougés de l’inconnu des voix[xviii], James Sacré est habité par son poème qui le porte (« j’arrive »). Cette subjectivation (« chez moi ») est une transsubjectivation : un passage de sujet quand sont tenus ensemble un « nulle part » et un « partout », un passage de « matière inventée », un poème-relation.

Pour ne pas vraiment conclure mais reprendre la lecture, je repartirais d’une caractéristique que j’ai à peine esquissée dans ces textes de James Sacré : leur force relationnelle emmêlerait une forme agonistique et une forme de partage ainsi que Marcel Mauss le notait concernant la forme-don exemplifiée par le potlatch et le kula, où s’emmêlent la concurrence et la solidarité, le conflit et sa neutralisation[xix]. En effet, le mouvement relationnel du poème-Sacré est celui du partage que vient toujours contrecarrer celui du retrait. Je prends le dernier court poème de la suite donnée à la revue Rehaut (Sacré, 2008 : 64) :


Si j’étais un petit garçon noir

Longtemps je me demanderais

Ce qu’il a voulu dire

Cet Indien de quelque part en Arizona :

Ah qu’il a lâché (mais de quoi parlait-on ?)

Un « black white American » ! D’ailleurs je me demande encore

Avec mon vieux cœur de petit garçon blanc.


Qu’en fin de compte « garçon noir » et « garçon blanc » riment de loin, d’un bord à l’autre du poème, cela signale à la fois le partage et la dissymétrie concernant la même question qui n’est plus la même tout en restant la même : comment un universel s’engage dans et par deux singularités inassignables, du moins incompatibles, et dont l’intégrité est la garantie même de cet universel que le poème-relation invente… C’est d’ailleurs non une définition identitaire mais bien une recherche commune (où identité et altérité ne s’oppose plus) qui fait cet universel, la recherche d’un partage dans une agonistique, la confrontation par le partage d’un inconnu. Ne résultant pas d’une transcendance inatteignable mais s’obtenant par l’invention d’une grammaire relationnelle qui engage le déictique d’implication situationnelle (« cet Indien ») dans l’inconnu de son historicité active : « quelque part en Arizona »… Et il faudrait lier les présents du conditionnel et de l’indicatif, ou autrement dit l’hypothétique et l’assertif, dans une même énonciation de l’historicité radicale du poème-relation, et alors la relation se trouverait dans une tenue de la durée, dans un temps qui s’invite et s’invente comme catégorie anthropologique relationnelle. Ici, le « petit garçon noir » et le « petit garçon blanc » ne sont plus les termes prédéfinis d’une relation mais les variables interdépendantes d’une relation « encore » en cours[xx]… La relation par le poème met le passé au futur en inventant un futur du passé.

J’aurais pu en fin de compte me contenter du titre : L’Amérique un peu. Qu’est-ce à dire ? Plus qu’à dire quelque chose, c’est l’invention d’un dire. Si, certainement, on entend bien que James Sacré ne prétend pas plus que nous donner « un peu » d’Amérique, il y a surtout le mode de dire qui reprend bien des titres de Sacré (1978, 1981 et 1993) depuis Figures qui bougent un peu, Quelque chose de mal raconté et La Poésie : comment dire ? … Ce rythme-relation du « un peu » et du « mal » dit, qui pointe un degré faible dans le mouvement d’éloignement du degré zéro, comme signale le grammairien Grévisse pour « j’ai un peu dormi la nuit dernière »… Cette syntaxe qui en poésie contemporaine jouerait paradoxalement d’un tour soit régional soit ancien, fait surtout le rythme d’un refus de toute esthétisation de la relation ainsi qu’Édouard Glissant (1990) la promeut dans sa Poétique de la Relation[xxi] : pensée oxymorique d’une errance par l’enracinement, d’une rupture par le raccordement et d’une esthétique dénommée poétique. Jean-Loup Amselle avait raison de signaler qu’une telle « poétique de la Relation […] loin de nous prémunir contre les identités-racines, produit en fait le résultat inverse, à savoir constituer en tant que telles les identités qu’elle connecte » (2001 : 42). L’Amérique un peu, c’est aussi, dans et par la relation que fait le poème, inventer contre les essentialismes un rapport qui vise au maximum le peu dans l’identification, dans la description et dans la nomination pour viser au maximum le beaucoup dans la suggestion, dans la relation et dans l’identité par l’altérité et l’inverse. Avec les poèmes de James Sacré, j’aurais seulement voulu montrer que l’altérité n’est pas un thème qui peut venir donner le change à la relation et que les poèmes sont toujours autant d’historicités qui, à contre-historicisme, laissent la relation à l’inconnu d’un inaccompli. L’Amérique un peu avec James Sacré.


Bibliographie :

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Habermas, Jürgen. Théorie de l’agir communicationnel. T. 1. Rationalité de l’action et rationalisation de la société (1981), trad. par J.-M. Ferry. Paris : Fayard, 1987.

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- Quelque chose de mal raconté. Marseille : André Dimanche, 1981.

- La Poésie : comment dire ?. Marseille : André Dimanche, 1993.

- L’Amérique un peu. Montréal (Québec) : éd. Trait d’union, 2000.

- « En traversant le territoire Hopi » dans Rehauts, n° 21. Paris : Rahauts, printemps-été 2008.

Segalen, Victor. Œuvres complètes. Volume 2. Paris : Robert Laffont, 1995.

Sollers, Philippe. Passion fixe. Paris : Gallimard, 2000.

Sen, Amartya. Commodities and Capabilities. Oxford : Oxford India Paperbacks, 1987.



[i]. P. Sollers écrit : « Je est un Autre ? Je t’aime. La propagande de la notion d’Autre, l’autrification, l’autruchification, est une façon hypocrite de propager la haine sous prétexte d’amour. » (Sollers, 83). Sur cette question, je me permets de renvoyer à « Écouter l’autre en écoutant le poème du langage » dans D. Groux (dir.), Éducation à l’altérité, Paris, L’Harmattan, 2002.

[ii]. J. Cl. Monod (auteur de La Querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002), « Habermas et la dialectique de la sécularisation » (recensement de Habermas, 2008), laviedesidees.fr, publié le 8 décembre 2008.

[iii]. Dans Repenser l’Inégalité, éditions du Seuil (p. 65-66) l’auteur définit la capabilité comme « les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir. La capabilité est, par conséquent, un ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indiquent qu’un individu est libre de mener tel ou tel type de vie. »

[iv]. Premier poème de « L’autoroute s’en va partout. Nulle part », première séquence de L’Amérique un peu (Sacré, 2000, p. 11).

[v]. Je continue ici un travail commencé ailleurs. Voir, entre autres, « Au cœur de la relation dans le langage : l’amour-en-poésie dans l’œuvre de James Sacré », dans C. Van Rogger Andreucci (éd.), Actes du colloque « James Sacré » Université de Pau - Mai 2001 (Saint-Benoît-du-Sault : Tarabuste, 2002) ; « Cœur, élégie rouge » dans Langage et relation, Poétique de l’amour (L’Harmattan, 2005, p. 205-218) ; « Les gestes parlés de James Sacré au Maroc : un poème-relation », pour le colloque « Écrivains et intellectuels français face au monde arabe » sous la direction de Catherine Mayaux (Université de Cergy-Pontoise, janvier 2008, à paraître).

[vi]. Voir sur cette question (« du sujet » !) : Dessons, 2006 : 107-108).

[vii]. Pour observer par exemple le continuum Proust-Ponge, voir Martin (1994 : 83-85).

[viii]. Lecture critique dans L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 74-93.

[ix]. Lecture critique dans Martin (2005 : 186-194).

[x]. Voir exemplairement tel axiome posé par Jacques Roubaud et répété à satiété par beaucoup : « La poésie est amour de la langue » (Roubaud, 1995 :109).

[xi]. Voir sur cette notion lacanienne, le livre décisif dans le contexte poétique français de Jean-Claude Milner (1978) et la critique de ce livre dans Martin (2004 : 181-189).

[xii]. « Peut-être quelque chose de la modernité commence là où il n’y a plus de super-sujet. Là où le sujet se cherche. Et où il est traqué », propose Henri Meschonnic (1994 : 48).

[xiii]. Je fais ici trop rapidement allusion à Jacques Rancière (2000) dont le poème-relation constitue une critique à poursuivre…

[xiv]. La citation complète est la suivante : « Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention ».

[xv]. Il faut citer ce passage de Victor Segalen dans Équipée (1995 : 266) : « Ce livre ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, — il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude. / Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, — sans préjuger duquel d'entre eux, — et s'il faut, au retour de cette Équipée dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit. »

[xvi]. L’ensemble présenté dans la revue Rehauts (Sacré, 2008) comporte dix poèmes, celui-ci est le neuvième. On peut considérer qu’il vient compléter un ensemble que Sacré continue autour des États-Unis d’Amérique où il a longtemps vécu et travaillé.

[xvii]. Le Larousse propose deux orthographes que Sacré télescope : Bruegel ou Breughel. Ce télescopage orthographique – il faudrait aussi signaler les coquilles fréquentes dans les éditions des textes de Sacré – ne participe-t-il pas à « l’emmêlement » relationnel de son poème…

[xviii]. Il faut revenir sur la notion de « pays » qu’on pourrait croire assignée à une conceptualisation heideggérienne quand elle engage tout autre chose et peut-être même tout contre les conceptualisations d’un « habiter authentiquement le monde » puisque c’est à l’histoire des vivants que le « pays » engage : et « pays » n’a d’existence que par ses « paysans ». Il faudrait montrer chez Sacré que le « pays » dérive de « paysans » et non l’inverse en rappelant que c’est le discours qui fait la grammaire, ici le lexique, et non l’inverse ou, autrement, en rappelant le bel article de Benveniste, « Deux modèles linguistiques de la cité » (1970) dans Benveniste (1974 : 272-280). Voir mon commentaire dans « Au-delà des banlieues, il y a des hommes libres » dans Houdart-Mérot et Bertucci (2005).

[xix]. Je renvoie au numéro 36 (« Présences de Marcel Mauss ») de la revue Sociologie et Sociétés, Montréal, 2004.

[xx]. Je en peux m’empêcher de rappeler le poème de Baudelaire « Le joujou du pauvre » et sa clausule : « Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement avec des dents d’une égale blancheur ». Pour un commentaire, voir Martin dans Houdart-Mérot et Bertucci (2005).

[xxi]. Pour une analyse critique, voir Martin (2004 : 166-176). J’aime à rappeler que Glissant met significativement la majuscule à la notion non seulement dans le titre mais dans le propos qui en découle.