jeudi 31 décembre 2020

l'entre deux

pour Claire, son anniversaire ce 31 décembre 2020,


Avec toi, j’ai appris l’amour qui maintient sa prise et sa durée au-delà des disputes, des différends, des défauts, jusqu’à les aimer aussi. C’est l’amour pour ton air contrarié, tes explosions et le retour des sourires ensuite.  

            Erri De Luca, Impossible, p. 29.


            tu me disais c’est l’entre deux toujours entre

Paris et Caen et Poitiers et Nanterre et Cergy

et écouter et lire et les petits et les grands et 

vieillir et tenir le futur des passés infimes tous

les sans-voix que tu sais écouter en fermant 

les yeux et les deux mains qui se tiennent au 

chaud du lit et c’est la marche entre le vent et

les arbres ou la bernache qui rêve à l’été entre

les Pyrénées et le Jura nos pas dans la neige 

profonde tout le blanc entre nos couleurs ta 

peau rouge et mes bleus à l’air d’un souffle

vivre entre Morisot et Bonnard coquelicots

et mimosas courir tous les jours vers le grain

de tes beautés l’étonnement toutes les petites 

histoires et grandes et toutes les géographies 

nos communes et nos solitudes qui s’emmêlent 

jusqu’à tout nous dans des je-tu infinis je les

compte avec tes années comme si c’était mon 

âge depuis toujours chaque jour entre matin 

et soir nuit et jour tu me disais tu viens je te

réponds je cours par-dessus mes années vers

tes naissances combien tu disais je compte 

sur toi je te répondais c’est l’entre deux tes

sourires le jour et tes mains la nuit tu entres

jeudi 19 novembre 2020

Jeunesse de notre humanité (avec Bernard Noël pour ses 90 ans)

© Maxime Godard

Pour Bernard Noël, le 19 novembre 2020, 

neuf distiques pour ses quatre-vingt-dix ans

 

 

 

 

jeunesse de notre humanité tu nous l’as 

donnée dans ton sourire que la voix porte 

 

 

à chaque ligne comme si l’en-deçà toutes

tes pages pleines de cet oubli toujours à vif 

 

 

ouvraient nos mémoires à des mondes

inconnus et murmuraient un chant d’utopie

 

 

depuis toutes ces années de lecture partagée

ton écriture entretient la rumeur de son 

 

 

écoute qui nous appelle pour changer

nos plaintes en survoir comme si nos

 

 

ignorances devenaient soudain par ton

phrasé des beautés résistant au dédain

 

 

que l’obscur travail reçoit des puissants

ta voix nous prend son pluriel arrache 

 

 

tout ce qui confine nos corps dans une

danse des vivants avec tous les gestes

 

 

des morts en nous ces humains à venir

dans ta main nous touchons tout l’amour  

 

 

 

                                                           Serge Ritman avec Claire 





dimanche 4 octobre 2020

dans les renversements du sens





                                            à Yann Miralles et Emmanuel Laugier

 

je n’ai pas tout compris quand

dehors tu m’as embarqué sur quel

ciel ou fragment d’une fresque toscane

sans compter les jours qui ne comptent pas

les nuits tu marches pour que j’écoute

tous les taiseux de l’histoire 

leurs mouvements incompréhensibles

pour qui sait ce qu’il cherche dans le rêve

car quand je te vois partir 

c’est que ton appel me tient

en voix dans tous les aujourd’hui 

d’une reprise et l’œil sans fond

répand toute l’eau de nos oublis

alors tu m’asperges et je t’éclaire

d’œil dans les renversements du sens



Ce poème et cette image viennent accompagner la lecture du livre d'Emmanuel Laugier, Chant tacite (éd. Nous, 2020) à l'invitation de Yann Miralles qui a rassemblé un beau dossier. On peut le lire à cette adresse  : https://remue.net/serge-ritman-en-une-hypothese-de-voix


 

lundi 8 juin 2020

Yann Miralles, Hui

Cette recension a été publiée dans Europe n° 1094-1095-1096, juin-juillet-août 2020, p. 328-329. 


Yann Miralles, Hui, Éditions Unes, 2020, 64 p.



 

Lisant ce livre de Yann Miralles, on ne peut s’empêcher de penser à cette remarque de Pierre Bonnard dans ses carnets : « Dans l’exécution pas de perfectionnement, il n’y a que des bouleversements. » (13 juin 1934). 

Ce livre s’organise comme un triptyque avec deux volets latéraux dont le premier, « Éden & après », part du film de Mia Hansen-Love et donc de la musique garage lancée en France par son frère Sven Love. Le second volet, Ahora, est un montage d’écoute de fichiers MP3 enregistrant les babils d’un enfant. La partie centrale du triptyque offre une reprise d’un fragment du poème de Frédéric Mistral, ce poète d’Avignon et de son Rhône, ville où travaille l’auteur (« l’épopée la traversée / du pont de chaque matin chaque soir », p. 44). Si l’on arrêtait le poème à une organisation thématique, le triptyque offrirait une réciprocité de tu qui se découvrent « jusqu’à / & même / aujourd’hui » (p. 30), « le jour oui » (p. 60), autour d’une « épopée » qui construit, dans et par le présent du poème, un devenir aux oubliés de l’histoire fluviale. Mais la trilogie thématique (femme, fleuve, enfant ; cinéma, poésie, autobiographie ; etc.) est emportée par le continu d’essais de voix qu’on peut dire pasoliniens, au sens où des formes de vie adviennent dans et par des formes de langage et l’inverse vers des intensités rythmiques où l’intime et l’extime s’emmêlent dans le continu des bouleversements du poème plus que dans le perfectionnement d’un style puisque ce qui compte, pour Miralles, c’est, ainsi que titre Robert Creeley dans l’épigraphe du premier volet du triptyque, « le rythme » comme reprise à rebours de toute téléologie. 

Les essais de voix de ce livre sont d’abord des réénonciations, ces reprises de voix, où l’expérience filmique et plus largement dansée s’emmêlant avec quelque souvenir amoureux, la lecture d’un poète dont la langue est une survivance relançant à vif le quotidien voire même le « déjà plus » (p. 35) d’une langue « bel et bien morte » (p. 34) et donc d’un monde, et, enfin, l’écoute d’enregistrements des premiers babils d’un enfant, son « maintenant que le cri s’est fait entendre » (p. 49), constituent non seulement des matériaux thématiques mais surtout des énonciations qu’il s’agit de continuer au plus vif de ce qui peut en faire l’écoute loin de toute célébration voire mémoire puisque c’est de « ressouvenir en avant » – l’expression qui vient de Kierkegaard est donnée très tôt, p. 16 – qu’il s’agit de faire vivre au présent du poème. Du poème, levier d’un vivre au jour d’hui – où le présent s’intensifie (« du plein présent », p. 46) par ce qui était un pléonasme : au jour d’en ce jour. 

Ces reprises, visant une « échographie du présent » (p. 45), constituent à la fois des attentions au(x) vivant(s), de type ethnologique voire anthropologique, et des gestes où le politique et l’intime s’emmêlent dans des tentatives de bouleversements continués. Loin de tout formalisme, quand bien même les formes du dire sont au poste de commande avec les barres obliques d’abord puis les 12 sections numérotées en écho à Mistral et la litanie de la troisième partie autour de notes d’écoute (« le ronflement le souffle ensemble », p. 53), l’écriture de Miralles est une éthique du répons – non de la réponse à quelque question antérieure au poème mais du répons de la voix (« devenir / ta voix », p. 55) qui écoute ce qui engage à tenir voix, laquelle rime avec « toi » (p. 58). L’enjeu du poème, partant certes de Martin Buber cité en exergue à la troisième section, c’est celui d’un « tu es bien là » qu’on pourrait écrire : tu est bien là car, comme l’écrit Miralles, « le pronom fait la prise de son & briller tout ce qu’il touche / prend alors toute la place » (p. 50) où la consonne porte – j’ai souligné et il faudrait noter la consonne d’accompagnement, /p/ associé à /on/ pendant que /t/ l’est avec /ou/. 

Mais je n’aurais pas assez souligné ce qui bouleverse, toute cette activité au ras d’une voix qui « va plus loin, plus loin ! elle glisse / sur l’ici comme le soleil glisse / sur les pavés new-yorkais / d’une autre année, sur la façade de l’église, sur / les chemins secs où courir, la ligne tgv qui traverse le silence, sur la rn à vol d’oiseaux » (p. 58), etc. Ces bouleversements par la danse même « dans le robotique » (p. 27), par la rime même « du rythmé / bizarrement » (p. 42) et enfin par « maintenant le cri » (p. 55) ouvrent à ce miracle : « dire / indéfiniment / le déictique de ta naissance » (p. 56) ! Certes, la circonstance, une naissance, est reprise dans et par le poème mais c’est celui-ci qui la refait : « engendrer la liesse du présent ». Invention de son jour d’hui : « le jour oui », écrit le poème in fine pour qu’on recommence cette « fête / d’humble immortalité latine », comme écrivait Pasolini dans Poésie en forme de rose que cite Miralles et qu’il réénonce merveilleusement et puissamment dans un triptyque bouleversant.

 

                                                           Serge Martin

 

 


 

 

jeudi 9 avril 2020

je confine

je confine, tu finis mes finasseries
tu confines, je finis tes conneries
nous confinons, finissez nos confins
j’ouvre les fenêtres et tu m’enfermes
sans sortir, je te sors et tu m’entres
infiniment sans en finir avec nos fins
et depuis nos débuts, tu me continues 

(un salut à Ghérasim Luca qui a connu des confinements terribles et a su inventer une formule qui emporte toute son oeuvre : Comment s'en sortir sans sortir, titre du DVD reprenant le récital télévisuel réalisé par Raoul Sangla en 1988)


jeudi 2 janvier 2020

poème pour voir 2020

Paris Bordone, Deux amoureux (détail), National Gallery, London

ta main ne peut défaire ma musique
quand je te regarde tu ne résistes plus

ce genou de chair n'est pas bleu après
ta chute à deux doigts tes joues rouges 

mon pied derrière le cadre se réjouit
de disparaître des clichés de l'amour

mais ton rythme à deux mains tient
le coeur de nos rapports qui emportent 

ce dialogue oublierait le réel des luttes
quand la société est à feu et à sueur

oui mais tu ferais comme si l'utopie
retrouvait enfin des couleurs à froisser

voilà jusqu'où nos solidarités font
traverser l'intime en puissance de voix

donne ta main jusqu'à prendre cou-
leur et soulève-toi à même ta peau