lundi 4 novembre 2019

dimanche 20 octobre 2019

Les enfants d'Isadora Duncan : un film, des gestes dansés continués

Les Enfants d’Isadora est un film de Damien Manivel.

Ce film met en scène une recherche chorégraphique à partir des notations d’Isadora Duncan pour une courte variation chorégraphique sur une étude pour piano du très jeune Scriabine : La Mère, pièce composée après la mort tragique de ses deux enfants dans un accident automobile en 1913.
Comment vivre une œuvre, dont la brièveté fait toute la force mais dont on n’a qu’un « texte » avec une partition écrite en notation Laban, autrement qu’en organisant des passages d’expériences. Plus qu’à l’énoncé, la partition ou le rappel biographique, ce film tient à l’énonciation, le mouvement dansé d’une femme éprouvée. Plus qu’à la reconstitution historique ou/et artistique (au biopic !), ce film tient à la réénonciation située et plurielle.

Le film organise un rythme de reprises : il le fait simplement comme si les expériences se continuaient d’Isadora Duncan en 1921 à aujourd'hui avec Elsa Wolliaston – la troisième partie du film – en passant par Agathe Bonitzer – la première partie – puis Manon Carpentier, accompagnée par Marika Rizzi – la deuxième partie. Ces passages de gestes s’effectuent comme reprise d’expérience dansée au plus près de chaque situation-vie. 
Cela veut dire que le personnage principal du film, c’est cette danse initiée par Isadora, par sa douleur de mère et certainement par tout ce qui dans sa danse a précédé. Le personnage c’est ce poème dansé. Il mène la danse de corps en corps jusqu’à nous. Du corps gracile et lent, plutôt physiquement conforme à ce qu'on attend d'une danseuse contemporaine, de l’actrice Agathe Bonitzer à celui de la grande chorégraphe, au corps vieillissant et obèse, Elsa Wolliaston, en passant par le corps gauche et tellement touchant de Manon Carpentier, trisomique. Le film montre comment la danse passe par ces corps et par tous les mouvements de la vie – pas seulement ceux consacrés à la danse, y compris ceux de manger, marcher, se changer, se regarder, etc. 

Le film montre comment la danse met dans ses gestes jusqu’à la lumière de l’automne, de la mer, jusqu’aux regards des actrices et des spectateurs quand a lieu une soirée où danse Manon Carpentier qu’on ne voit pas et dont on a vu toute la préparation. Jusqu’à ce passage de geste où la douleur devient affection : déplacement qui ne se mesure à aucune performance mais à une relation éthique. Que la main d’Elsa Wolliaston inachève merveilleusement. 
Ce film fait une rime prolongée, de gestes, où la danse d’Isadora Duncan ne cesse de relancer des mouvements de vie même infimes, toujours touchants, ceux de ses enfants, dans ses gestes, vivants. 

Un entretien avec Damien Manivel : http://www.gncr.fr/films-soutenus/les-enfants-d-isadora
On peut lire :





samedi 15 juin 2019

Une partie de campagne avec Pierre Bonnard



Quatre panneaux de Pierre Bonnard, « Le grand jardin », Musée d’Orsay (vers 1895), « Enfants jouant avec une chèvre », Pola Museum of art, Kanagawa (vers 1899), « La cueillette des pommes », Pola Museum of art, Kanagawa (vers 1899), « La cueillette des pommes », Virginia Museum of Fine Arts, Richmond (vers 1895).

 

elle court et sort
du tableau avec
est-ce toi enfant
l’adieu de la main
qui vole comme le linge
vite emporté à moins
que la pomme prise
ne fasse chanter

le coq et bouder
le chien bande-t-il
dans ce paradis
au ras des herbes 
tout vient devant
comme toi jusqu’au
ciel tombé ou ce sont
les pommes 

les enfants en blouse 
blanche les font 
rouler jusqu’au
panier tu me le donnais
pour des prunes
et je cours encore 
vers cette haie de têtards
mais serais-tu cachée

derrière le sapin
en bonnet pointu
je serai ton grand
rabin si tu fais ma 
demoiselle en bord 
de Seine Claude Terrasse
jouerait la musique
de notre ubuesque

partie de campagne

*





la couronne d’arabesques
sur fond de brosse verticale
troue la scène comme
une décollation ou
c’est tomber avec les bras
autour du cou de la chèvre
comme ces branches
cette petite bacchanale 
comme nous nous couchions
dans ce trou de verdure

il te faut remonter toute
la haie qui sépare 
deux verts comme ces 
deux branches elles
penchent vers l’autre
tableau je te suis et 
les trois
enfants tombés là 
comme les pommes
pendant que les fanes
oranges penchent je
te croque

*

il faut bien la croquer
et se pencher sous
la calligraphie de ton automne
encore vert et s’ébrouerait
l’hiver comme ton cou offert
ou les joues des enfants
pour un baiser que je te donne

vite


jeudi 16 mai 2019

de dos (avec Hammershøi)

de dos 
ta lumière me montre nu 

                        en traversant les tableaux de Vilhelm Hammershøi
avec une phrase de Nicolas de Staël :
« Je t’aime si clairement » (lettre à Jeanne Polge, janvier 1955)



comme des ombres les mains œuvrent 
dans l’odeur chaude d’une lampe mais
c’est le bois qui gardera les miettes 
de ma vue dans l’obscur de tes gestes

avec les coudes dénudés et puis l’oreille
ta nuque en pleine lumière retient
toute la masse noire si calme de mes rêves
à peine entrevus sur le mur que tu observes
dans ses touches ternes indémêlables

le ciel n’est bleu que très haut et tout
l’instant dure tu marches
dans l’infinie résonance des nuages
comme si je volais 
vers quel moulin à paroles 
ou plutôt dans ton silence

et toute la palette du mur mais aussi
ta chevelure tu dis qu’ils seront 
doux quand pour l’instant ta nuque
se tourne pour renverser quelle porcelaine
dans un déséquilibre 
que le damier à la Paul Klee d’un dossier
de chaise ne peut que rythmer 
me voilà dans ton dos comme tes yeux
face à tout le faux monochrome de nos
jours

seuls des filets blancs et pourtant avec le noir
mais je distingue bien l’échancrure 
dans ton dos jusqu’à la nuque qui chauffe
tu dis que je souffle avec le silence
sur la table trop grande de nos colloques
sentimentaux et l’angle comme
recadré de ton départ 

toutes ces pièces reprises dans ma vue
font ton histoire 
elle occupe mes nuits 
comme si une poignée de porte 
ouvrait toujours à la lumière
de vivre ici

mais le mystère agrandit tout
à portée de vue si nos yeux 
s’embrument quand tout est rangé
sauf cette tasse que je garde
en mémoire pour entendre 
ta bouche boire l’air qui nous relie
ainsi que le soleil
s’applique dans une trainée comme
ta robe à remplir de mille atomes
le vide de ma vue

car oui le mur est nu 
comme ton poignet qui retient
toutes sortes d’ombres sur le mur
et ton épaule respire 
l’air de rien dire seulement
de face je te sens ici
devant dans ces clartés  




mercredi 8 mai 2019

la liberté naissante


la liberté naissante*

pendant que les services se perdent dans les faux calculs
que tu prends la couleur vive pour faire vivre la vie
de chaque jour rendue invisible derrière les écrans de fumée
voilà qu’une autre fumée fait monter l’encens identitaire

les têtes de Paris-France se légionnent d’horreur 
à la sérotonine et envoient leurs hommes d’armes
leurs toutous détruire le portrait au rond-point de Dions
de Marcel Sanchez les yeux ne leur suffisent pas

ils ont prévu de se racheter une conduite historique
en défiscalisant leur générosité acquise aux bondieuseries
des poutres dans l’œil de Notre-Dame qui aveuglent
d’un feu de paille les héros de l’information en continu

alors ce cri qui court dans la nuit comme fluorescence
d’une comète qui revient plus proche peut-être elle éclaire
comme un peu de futur rendu présent quand les murs
de la police seraient quel testament notre héritage c’est

de les crever 
avec les vérités de fait de tous nos possibles
et de se défier de l’éxécutif*


*Robespierre (Œuvres complètes, t. VIII, p. 48 et p. 38)


samedi 13 avril 2019

Quatre regards perdus dans ta vue (au Kunstmuseum de Bâle)



cette boîte enferme
quel corps depuis 1521
avec sa mort vive 
comme si la couleur
ce vert de la mort ou
de quelle vie périssable
allait un jour envahir 
combien de regards
déjà la boîte ouverte
mais le drap plissé 
si blanc encore ou 
l’œil encore ouvert
et les cheveux et le sang
frais comme dégoulinant
des plaies ouvertes 
hier ou avant-hier
alors autorisée la main
sort du cadre ou encore
les muscles rebondis
presque bandés et les 
poumons respirent-ils
jusqu’à la bouche qui
crie je suis donc tu es
débout et bientôt tu 
m’allonges vois les pieds
bientôt comme lui
mais aujourd’hui en
2019

Hans Holbein, Christ au tombeau, 1521, Kunstmuseum, Bâle



et si la nuque lisait toute la pensée
d’un intempestif à l’écriture pincée
comme le pli de la joue car la pensée
se fait dans la bouche disait Tzara
mais Érasme écrit une lettre comme
tu lis un poème que je t’envoie avec
le sourire et la pensée qui file dans
ta voix toute la relation de se voir
de loin ton souffle dans ma nuque
les yeux fermés comme lui écrivant
de Rotterdam à Bâle je te suis libre
comme ce noir qu’on dirait un Manet

Hans Holbein, Érasme, Musée de Bâle




les pieds nus sur des Delft ce bleu
et tout le parme encadre quel corps
penché vers quel autoportrait tu 
me regardes dans un tryptique avec
ton dos qui se déhanche mais
le carré blanc du linge de toilette
t’agrandit pendant que je perds
mes yeux dans le vermillon qui 
remonte tes cuisses l’entrefilet
alors je me cache dans ton tub
comme si toute cette peinture
baignait nos corps dans l’eau
de tous les matins d’amour mal
ou bien réveillé je ne sais et toi

Pierre Bonnard, Nu à l’étoffe rouge (nu à la toilette), 1945, Kunstmuseum, Bâle.


c’est l’enroulement du vent
de l’histoire emmêlée à quel
emportement tu aimes te rapprocher
si serrée que tout ce bleu fait frissonner 
il annonce comme si la peur les yeux
ouverts ne pouvait empêcher les yeux
fermés mais nous pouvons encore
voir les variations lunaires des blancs
dans tout ce bleu tournoyant
tu rêves quand les yeux grand ouverts
font entendre quel morceau 
de Mahler entre ritournelle et
grande montagne symphonique
les mains étreignent quel vide blancheur
mais tu rêves encore et m’emmêles
comme la marche qui ouvre la cinquième
en fanfare de trompettes puis flûte seule
et le vent nous enroule vers quelle
mort vive pendant que l’histoire bat 
le rappel et la lune qui se voile 
dans tout ce bleu tournoyant

Oskar Kokoscka, La Fiancée du vent, 1913, Kunstmuseum, Bâle.

mardi 26 mars 2019

Reprenons les chemins d'ici avec Arnaud Le Vac

Arnaud Le Vac, Reprenons les chemins d’ici, éditions du Cygne, 2019, 72 p., 11 €.

Ce livre commence par sa fin : « Rien ne finit qui a commencé » ! La pensée du poème y fait le continu de la pensée du vivant, du plus vivant de nos vies, de ce qui fait recommencement dès que poème : lectures, amours, voyages, villes pour « voir l’invisible et entendre l’inouï ». Arnaud Le Vac a un phrasé comme un(e) geste sans détour qui vise tout ce qui compte pour tenir voix et relation : « la vie même ». Cela ne va pas sans des points de tenue : villes et œuvres dans ce livre font comme un voyage-portrait, la silhouette prosodique d’un élan très personnel pour « faire le vide, rester libre » avec Venise en ligne de mire. Oui, un livre qui vise juste… le poème.

lundi 18 mars 2019

je te suis complice



https://lundi.am/16-mars-Emeute-sur-la-plus-belle-avenue-du-monde

depuis ce dix-huitième jour où
les lucioles éclairent la nuit
assourdissante des représentants 
en éléments de langage rodés 
la cité dans ma rue ne fait plus
les vitrines d’exploitation des travailleurs
chinois quand j’ai marché avec tes mains
jetant tout ce qu’elles trouvaient contre
les reflets d’une consommation 
aux ordres des pas de petits profits
toute ma grande complicité a hurlé
comme si le cri de tes pas nombreux
remontaient les champs utopiques
pour voir dans les vitrines éclatées
toutes les résonances des droits
ça ira que tu as répété dans mon souffle
avec les vivants jamais seuls tellement
nous avons nos mains qui vont
plus loin que nos rêves tout jaunes
comme si le soleil était complice
de la révolution en courant vite
dans tes pas eux ils ont peur de perdre
tout ce qu’ils ont volé à la cité qui vient
depuis tes recommencements je vole
et toute ma complicité jubile


                                18 mars 2019, aux GL

mercredi 6 mars 2019

vers Antoine Emaz : tu ne

tu ne

vers Antoine Emaz


tu reprends voix
par le on
dit de l’air 
tu me l’as redit je t’écris

et dans nos souffles
courts

je t’écoute
comme l’écriture
précise d’une poignée
de porte nos mains 
comme ouvrières jusqu’à tous
ces silences miens et
les tiens

à moins que peu
importe la toile cirée
te fasse rire jaune et
me voilà tout rouge
tout contre ton bleu

et la mer
pour la soulever
comme ces notes
en plein vent et
sable ou encore
un mur

où tu endosses 

mais si je te demande
alors c’est ton énergie
comme un envoi
vers qui au milieu du chemin

oui toute voix
est une panique 
comme Reverdy
un cri de nuit 

tu l’écris je le redis
ton dire en noyau
d’énergie

Au marché de la poésie, place Saint-Sulpice, Paris, juin 2017.

On peut demander à s.martin@sorbonne-nouvelle.fr le document de 16 pages "avec Antoine Emaz" au format pdf qui comprend entre autres de nombreuses recensions de ses livres.

lundi 11 février 2019

Camus en haute mer



J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal. 
(« La mer au plus près », L’été)

Maria Casarès [9 mars 1951] : 
[…] je crois que tu es là simplement pour dire d’une certaine manière des choses qui lues par des êtres amis, « solidaires » – comme tu dis – auront le charme nécessaire pour recréer dans leur esprit ce qui régnait dans le tien lorsque tu les as écrites, et non pour les dessiner fidèlement – laisse ce dernier soin aux littérateurs qui se bornent à décrire ; toi, tu es là pour créer, pour prévenir, pour annoncer, et sur ce terrain on ne peut pas tout dire ; souvent il faut se soumettre à suggérer.
Oh ! que j’ai envie de lire ce livre ! Que j’ai envie de te retrouver toi, que j’aime tant en dehors de toi !
 
J’ai d’abord été du côté de Ponge mais j’ai vite ressenti le poids d’une autorité par trop fascinante par sa maîtrise rhétorique, « une science prestigieuse du langage » disait Camus de lui. Cette belle rhétorique pongienne me rendait mutique. C’est, entre autres, Camus qui m’a permis non d’attendre voire d’atteindre « une parole absolue » (Lettre au sujet du Parti pris de Francis Ponge, 27 janvier 1943), mais de chercher avec tout un chacun un poème-relation par une écriture en « je-tu ». Aussi, je partage avec Camus un rapport au langage lié aux insuffisances respiratoires où l’emballement, la volubilité, l’énergie de vivre, s’associent avec la retenue, la solitude, l’angoisse, le désir de solitude mêlé au dégoût de la solitude. Alors, ce qui me prend chez Camus, c’est L’Homme révolté. Et même si je lis avec bonheur L’Eté, je vais tout droit à « L’énigme », à ce refus d’une « littérature désespérée » qui, précise Camus, « est une contradiction dans les termes ». J’aime alors la puissance de sa réflexion sur Eschyle à la fin de ce très fort texte qui est à contre-temps du nihilisme des « fins » (de la littérature, de la langue française, de la poésie…) trop répandu chez les littérateurs !

l’énigme heureuse

ton silence noir comme si je criais
et alors je m’abaisse comme ton dos 
penche
tu as mal et m’éblouis
sans savoir mais le siècle
y tient les brûlures de tout l’insoutenable
indicible qui pousse à dire
puis une caresse et toute ta peau brune
m’illumine juste
t’appeler et me retourner
pour entendre dans ta voix
mon nom un soleil enfoui
je te réponds avec toutes
tes clartés 
dans ma bouche ton nom

            On a tort de séparer l’écrivain du journaliste, l’homme de l’œuvre, etc. Camus est indéchirable ! C’est comme dans un poème, on ne peut rien retirer et surtout quand c’est la jubilation qui tient tout. Avec Camus, on retrouve dans le contexte français ce qui souvent reste séparé : la liberté et la justice. Il y a chez Camus une reprise de bien des combats certes souvent perdus – ceux d’abord des syndicalistes révolutionnaires (voir « La pensée de midi ») – mais qui ont constitué les interférences décisives de notre histoire : encore une fois, tenir ensemble liberté et justice – voyez son premier article dans Combatle 8 septembre 1944 ! Camus sait faire entendre les incertitudes du passé, ses possibles qui travaillent encore sous nos yeux, dans nos voix. Dans le feu de l’action, ou comme on dit dans le flot des actualités, il sait souvent faire entendre la force de l’inaccompli qui rompt avec les continuités historiques construites par ceux qui croient maîtriser le passé au service d’un présent qui en dépendrait. Aussi Camus tient ferme : « c’est la justice qui devrait représenter la France » (Combat, 10 mai 1947) ! 

au plus près

j’ai lu que le printemps exagère
            comme toi j’ai envie de tuer le temps
            et si nos anciens amis de Nanterre 
la folie Djibouti et les Aurès voisinent
            en terre étrangère ma frontière
            ira loin avec toi 
            aucun détail dans nos histoires la petite
            jusqu’à Cergy la contagion
            d’un je t’aime et nous revenons
            nous ravaler dans les cabanes
            sous le RER c’est la grande qui meurt
            quand on surplombe
            mais tu es l’égalité avec tous les visages
            que tes yeux voient jusque
            dans ma voix tout en bas avec 
            leur dignité

            Camus lutte contre l’éloquence : il sait toutes les pentes des facilités rhétoriques et j’aime dans sa volubilité, la pente des phrases, toute la retenue, ses incises, reprises, qu’il organise pour « un été invincible ». Alors il n’est pas plus poète qu’écrivain, son métier est celui de vivre. Aucune hauteur ou distance autre qu’une responsabilité qu’il nomme artistique quand elle est au fond éthique – pas sans mains comme la plupart, mais avec les mains du langage, même quand ce sont « les mains vides » (« L’exil d’Hélène »). Voilà le poète de la vie, de sa vie, de la vie de qui continue sa force – et c’est comme une orientation pour tout un chacun : « Et si nous ne sommes pas des artistes dans notre langage d’abord, quels artistes sommes-nous ? » (« L’artiste et son temps »). Ce que j’aime chez Camus, contrairement à la grande majorité des intellectuels français (citons toutefois Péguy qui la refuse obstinément), c’est sa répugnance absolue pour la séparation naturalisée et tellement bien organisée des régimes tant scolaire (primaire et secondaire) que linguistique et littéraire (populaire et savant), depuis le siècle de Louis XIV, et que la République n’a pas vraiment défait – parce qu’elle est si peu sociale dans une tenue du langage et de l’éthique, des discours et des actes. Alors, avec Camus, c’est l’enfance non pas retrouvée mais entretenue (voir la lettre à René Char du 30 octobre 1953) ; c’est l’enfance continuée sans cesse pour que l’égalité soit posée concrètement, exactement comme Baudelaire conclut « le joujou du pauvre » ! 

des garnements confus
            
mais j’ai grandi et tu as toujours
            l’âge de me remuer
            l’émerveillement sur des plages
            sales nous nagions tous les cris
            la neige pour ne plus voir
            ta nudité et la mer pure
            ont prodigieusement duré
            un peu plus loin la vie
            dure t’éloigne légère je ne respire
plus quand
            l’enfance est impossible
            alors je cours toute la République
            heureux comme avec
            ton enfance le doux voile
            auquel je crois et me voilà
            dans l’odeur d’un café du matin
            chez toi réfugié chez toi
            interdite toute 
l’humanité

J’aime Camus pour le rapport fort qu’il entretient, à chaque phrase, à chaque ponctuation, entre l’intime et le politique, son idéal et l’époque, l’amour et les solidarités, dans un dire qui dépasse le dit, un dire qui sur-dit, un rythme qui invente à chaque mot « un avenir encore inimaginable » (« Appel pour une trêve civile »), pas pour la galerie mais pour nos Algéries : « Demain, peut-être, nous partirons ensemble » (« Le Minotaure ou la halte d’Oran »)… 

Pour les plus simples d'entre nous, le mal de l'époque se définit par ses effets. Il s'appelle l'Etat, policier ou bureaucratique. Sa prolifération dans tous les pays, sous le prétextes idéologiques les plus divers, l'insultante sécurité que lui donnent le moyens mécaniques et psychologiques d eta répression, en font un danger mortel pour ce qu'il y a de meilleur en chacun de nous. De ce point de vue, la société politique contemporaine, quel que soit son contenu, est misérable. […] C'est notre société politique entière qui nous fait lever le coeur. Et il n'y aura ainsi de salut que lorsque tous ceux qui valent encore quelque chose l'auront répudiée dans son entier, pour chercher, ailleurs que dans ses contradictions insolubles, le chemin de la rénovation.
 ("Pourquoi l'Espagne? Réponse à Gabriel Marcel", Combat, 25 novembre 1948)