vendredi 3 juillet 2009

La Poésie à l'école... avec les poèmes , 5


Troisième problème:

Poèmes en langue française et en langue étrangère

           Les mots, les mots

          Ne se laissent pas faire

          Comme des catafalques.

          Et toute langue

          Est étrangère

                  Guillevic (1968, p. 138)

 

Un paradoxe fait la situation de l’école dans le choix de ses textes. Contrairement à l’enseignement secondaire, l’enseignement primaire ne se pose pas de question sur l’origine linguistique des textes qu’on y rencontre puisqu’ils semblent tous naturellement écrits en français, la seule langue qui se parlerait… si, depuis quelques années on s’obligeait à y enseigner des langues étrangères quand on ne s’oblige pas à écouter toutes les langues qui vivent jusque dans l’école, dans les oreilles voire les bouches des écoliers même les plus petits. Mais les habitudes sont tenaces et combien d’albums et parfois de romans même courts sont lus comme s’ils n’étaient pas traduits ! Heureusement bien des enseignants n’hésitent plus à faire apprendre à leurs élèves des comptines étrangères… et des poèmes en langue étrangère ! Oui, mais alors, ces mêmes enseignants, ne risquent-ils pas de répéter, comme on semble le dire un peu partout, qu’ils sont intraduisibles, ces poèmes en langues étrangères ! Et alors on retombera dans l’autre face du paradoxe qui est que, dans le secondaire, on ne peut lire la littérature étrangère qu’en langue étrangère même si on oublie qu’on ne lit la Bible qu’en traduction de traduction et combien d’autres œuvres aussi ou moins célèbres. Paradoxe donc où l’on passe allègrement du texte intraduisible au texte dont on a effacé la traduction, et l’inverse comme s’il fallait maintenir la fiction d’une étanchéité des langues dont le revers serait la fiction d’une langue adamique ante-babelienne : la langue poétique ?

La situation n’est pas simple mais on a toujours tendance à la compliquer. Contrairement à cette fiction d’une langue poétique déjà là ou à venir comme un destin qui verrait la poésie, la langue poétique, sous les langues des poèmes, il n’y a pas de poèmes qui ne soit écrit dans une langue donnée. Par conséquent, n’importe quel poème, comme n’importe quel discours au sens de Benveniste (1974, p. 67 et suivantes), mais peut-être plus intensément, plus conséquemment que n’importe quel discours, est l’inventeur de sa langue car non seulement il l’actualise mais il la réinvente. N’importe quel poème est un opérateur linguistique très puissant qui met au jour l’indissociabilité d’une langue et d’une culture. Il n’y a pas plus langue française du XVIe siècle que ce neuvième sonnet des Regrets de Du Bellay (1967, p. 74) :

France, mère des arts, des armes et des lois,

Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle :

Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,

Je remplis de ton nom les antres et les bois.

 

Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois

Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle ? 

France, France, réponds à ma triste querelle.

Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix.

 

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,

Je sens venir l'hiver, de qui la froide haleine

D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.

 

Las, tes autres agneaux n’ont faute de pâture,

Ils ne craignent le loup, le vent ni la froidure :

Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau.

 

Il est d’autant plus « français » qu’il s’écrit et s’écrie loin de la France ou, pour le moins, dans le sentiment d’en être séparé, abandonné, rejeté même. Le poète Bernard Vargaftig, né en 1934, qui a dû, enfant, se cacher pour qu’on ne l’emmène vers les camps de la mort, commente ainsi ce poème :

L’élan même de la vie

 

J'avais six ans en 1940. Et déjà le souvenir d'avoir vu des avions mitrailler le train que mes parents et moi venions de fuir. Une fuite qui allait durer cinq ans.

Ainsi ai-je rencontré l'immense joie de lire - c'est-à-dire de déchiffrer, de comprendre l'autre et de rêver - et le plaisir de vaincre la maladresse et d'écrire, en même temps que l'immense terreur - que je ne comprenais pas - de devoir se cacher, s'enfuir, être séparé des siens.  Simplement parce que nous étions ce que nous sommes.

En même temps qu'à travers les pratiques de la langue, j'apprenais à être, ce moment tragique de notre histoire m'apprenait à faire comme si je n'étais pas. Tout, sauf le déchirement le plus concret et le plus intime, demeure aujourd'hui encore très confus.

C'est dans la poésie, parce qu'elle est beauté, que s'expri­mait la fracture. Parce qu'un poème dit toujours davantage que ce que disent les mots et la syntaxe, et aussi en s'inscri­vant si vite dans la mémoire.  Enfin, parce qu'elle conduisait, en ce temps-là, à la «récitation» et donc vers soi-même de par la nécessité de savoir «par cœur» et vers les autres, l'auditoire, et, en premier lieu, vers ceux qui m'entouraient.

Alors que c'étaient, que ce sont les mêmes mots quand on dit la vérité et quand on ment, les poètes les transformaient en geste, en acte, et ainsi leur donnaient sens. Et la force du poème est qu'il continue à agir.

Lorsque par exemple, Du Bellay écrit dans la seconde strophe de son sonnet France mère des arts, des armes et des lois:

Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois,

Que ne me réponds-tu, maintenant, ô cruelle ?

France, France, réponds à ma triste querelle:

Mais nul sinon Écho ne répond à ma voix.

comment ne pas entendre et dans le jeu des rimes et des asso­nances propre au sonnet, c'est-à-dire dans le fait qu'elles répètent ici le système sonore de la première strophe, et dans la répétition de presque chaque mot et son, de si à sinon, de enfant à maintenant, à France, de quelquefois à que, cruelle, querelle, Écho... à la fois l'immensité de l'espace et la plénitude et le vide de l'écho ?

Il faut mesurer aussi comme le fait d'aller à la ligne, de cou­per la phrase, de créer un silence après ce que dit le premier vers, fait vivre le déchirement qui crie.

Cette trame vivante, surgissement de sens et pensée, s'accompagne d'un autre mouvement que le son u semble ponctuer : tu, tu, cruelle, nul, et qui est, lui aussi, comme un télégramme terrible de ce que hurle la strophe. De même que ce qui se passe entre le o de ô cruelle et celui de Écho.

Le poème porte tout cela qui n'existe qu'en lui. Existence faite du brassage de toutes les matières de la langue.

Chaque poème est ainsi invention. Transformation en acte du langage qui à la fois nous est commun et semble surgir du plus intime de nous-mêmes. Déchirement qui est l'élan même de la vie. L'énigme. Être.

C'est donc d'abord de cette valeur essentielle, de notre intégrité, qu'il s'agit. (Vargaftig, 2000)

 

Que ce soit donc du plus loin que la langue fasse sentir combien elle nous fait quand nous la faisons, combien elle est toujours à recommencer pour constituer notre intégrité, c’est ce que ce sonnet de Du Bellay montrerait toujours aujourd’hui dans un français qui n’est plus le nôtre mais dans une voix qu’on entend au plus proche ainsi que Bernard Vargaftig le dit pour lui. C’est pourquoi, l’identité, y compris linguistique, ou la langue maternelle comme l’on dit, demande de travailler son altérité, chez Du Bellay et chez Vargaftig le relisant des siècles après, chez n’importe quel lecteur d’un poème dans sa langue maternelle. C’est ce que Proust signalait quand il disait d’une œuvre littéraire qu’elle est écrite dans une sorte de langue étrangère. N’est-ce pas ce que nous disons de tout poème dès qu’il nous déshabitue dans ce que nous croyons être notre langue maternelle, dès qu’il nous fait voir ce que nous ne savions pas qui y était parce que nous ne savons pas toujours même nous entendre, entendre ce que nous nous disons.

Inversement, quand nous lisons un poème en traduction, si nous ne sentons pas la force d’une altérité, si nous ne voyons pas sous un autre jour notre propre langue, nos propres façons de dire et de vivre ; bref, si nous n’entendons pas de l’étranger dans ce français devenu trop transparent, si nous ne sommes pas confrontés à un inconnu qui se fait entendre jusque dans notre langue, c’est que le poème n’est pas traduit mais seulement transporté car une traduction demande un rapport à une autre culture, une autre manière de vivre, de parler…

Il ne s’agit pas de dire alors que la poésie est intraduisible mais bien d’engager dans le français un rapport encore inconnu que seule cette lecture d’une écriture qui a su traduire peut engager. Partons avec Paul-Émile Victor (2005, p. 17 et suivantes) dans l’atelier du traduire avec l’exemple d’un chant de cajolage pour enfants qu’il a recueilli à Angmagssalik en 1935 sur la côte est du Groenland :

I. Texte pris sous la dictée en orthographe phonétique suivi de la prononciation en orthographe française :

 

1 idaqānā idakrângâ

2 amaduaqanā qājā ammadouakrangâ krâyâ

3 idaqa idakra

4 amaduaqa ammadouakra

5 cicaduaqa tsitsadouakra

6 ajā ajā jē ayâ ayâ yêk

7 a’to’ciama artortsiammâ

8 cigicia tsiguîtsiak

9 ciamacia tsiammatsiak

 

II. Traduction littérale avec son commentaire

 

1 comme cela plonge ! – Le verbe « plonger » est ici celui employé pour décrire un phoque qui, verticalement dans l’eau et la tête émergeant, plonge et réapparaît sur place. Il est également utilisé pour de petits morceaux de glace qui plongent et réapparaissent sous l’effet des vagues.

2 comme c’est rond ! – Le mot  « rond » a de plus, dans ce cas, le sens de « lisse », « brillant » comme de la glace usée ou comme des joues d’enfant.

3 cela plonge.

4 c’est rond.

5 ça éclabousse. – Le verbe « éclabousser » est ici celui qui est employé pour décrire l’éclaboussement de l’eau sur de la glace sous l’effet du vent, ou celui de phoques s’ébattant dans la mer.

6 ayâ ayâ yêk.

7 lève les yeux vers moi.

8 petite glace. – Petite glace de mer.

9 Tsiammatsiak. – Nom propre.

 

III. Texte adapté

 

Il est rond

il est brillant

comme une petite glace dans l’eau.

Il saute

il joue

comme une petite glace dans l’eau.

Aya aya yêk !

Lève les yeux

regarde-moi

petite glace dans l’eau !

 

On pourrait bien sûr discuter la traduction de Paul-Émile Victor mais n’a-t-il pas trouvé une forme de langage que nous connaissons bien avec cette berceuse à répondre d’une forme de vie qui nous est fort étrangère tout en la revivant au cœur même de nos vies mais d’une manière toute neuve. Cette « petite glace dans l’eau » fait entendre la distance doublement : distance affective avec l’enfant qu’il faut cajoler et distance culturelle et linguistique avec ce cajolage eskimo… Et il était judicieux de garder les interjections qui passent elles d’une langue à l’autre l’incompréhensible d’un mouvement de voix qui ne cherche qu’à enfouir le malheur d’un moment dans le bonheur d’une relation langagière et corporelle.

Mais les traductions de poèmes ne demandent-elles pas de renoncer à l’absence – cette traduction dite impossible ou qui renvoie toujours à ce qu’on ne peut trouver – et d’accepter le voyage : c’est que traduire et donc lire une traduction c’est écrire et donc lire dans sa langue ce qui peut encore et toujours y voyager : l’altérité qui garantit l’identité, la diversité et la pluralité qui constituent au fond tous les faits de langue. Ce que le linguiste Ferdinand de Saussure qui naviguait entre le français et l’allemand (en particulier les contes de ce domaine linguistique) sans oublier le latin   (on sait son intérêt pour les anagrammes dans la poésie lyrique latine), signalait très clairement à l’orée du XXe siècle :

Première constatation dans les faits de langage : pluralité des langues, diversité géographique.

Cette variété dans l’espace apparaît à tout le monde (il n’en est pas ainsi des variations dans le temps). Les sauvages mêmes ont cette notion ; c’est cette diversité qui fait prendre conscience aux peuples de leur langue. Peut-être autrement ne s’apercevraient-ils pas qu’ils parlent

[…] Pour la linguistique, la diversité géographique des langues est bien le fait primordial.

[…] La pluralité des formes de langue sur le globe, la diversité de la langue quand nous passons d’un pays à un autre, ou d’un district à un autre, c’est là pour ainsi dire la constatation primordiale, celle qu’il est à la portée de tous de faire immédiatement. […]

Tandis que la variation de la langue dans le temps échappe forcément d’abord à l’observateur, il est impossible que la variation dans l’espace lui échappe. Nous ne viendrons que plus tard à cette variation dans le temps, et nous verrons qu’elle n’est pas séparable au fond de celle dans l’espace ; mais c’est seulement la seconde, je le répète, qui est immédiatement donnée (cité dans Fehr, 2000, p. 54-55).

 

Nous pourrions retenir de ces quelques remarques au moins deux pistes que la poésie peut promouvoir à l’école :

·      Il n’y a pas d’acquisition de la langue maternelle sans écoute des autres langues, quelles soient proches ou lointaines, familières ou étrangères, et au-delà de la différence des langues, il n’y a pas d’acquisition linguistique et culturelle qui ne passe par l’écoute de la pluralité qui constitue sa propre langue.

·      Il n’y a pas d’acquisition de la langue maternelle sans que s’engage un voyage : géographique pour découvrir que les autres ne parlent pas ma langue et temporel pour découvrir que les anciens ne parlaient pas ma langue.

Ce qui revient à deux exigences s’agissant des poèmes à l’école :

La première consiste à lire des poèmes dans plusieurs langues et à lire les autres langues en lisant des poèmes en français ;

La seconde à découvrir le plus tôt possible sa propre langue en s’essayant à traduire.

En d’autres termes, s’apercevoir que l’on parle, c’est découvrir les autres langues et les autres dans sa langue. C’est à ce point que les poèmes peuvent beaucoup. Ils peuvent ce que font les proverbes quand on les traduit, du moins quand on cherche dans les autres langues comment ils résonnent. Ouvrons le livre Voyage en proverbes (Viallefont-Hass, 2002). Ce voyage commence par « absence » et finit par « voyage » ! C’est exactement ce qu’il nous  faut faire pour tenir la tension du poème dans notre langue et du poème traduit : qu’on ne retrouve pas le poème dans le poème traduit c’est certainement parce que « qui va à la chasse perd sa place » et, comme les japonais pour lesquels « l’absent s’éloigne chaque jour », que « l’amour a besoin des yeux, comme la pensée a besoin de la mémoire », ainsi que disait Madame de Staël. Alors, « un de perdu, dix de retrouvés » ! C’est ce que certes, disent les Arabes, « qui vit voit beaucoup » mais « qui voyage voit davantage » ! Alors, si « partir, c’est mourir un peu », il faut bien se rappeler qu’« on n’emporte pas sa case en voyage » pas seulement en pays malinké !

Les proverbes, comme les poèmes, semblent intraduisibles alors qu’ils ne font que porter à un plus haut point tout ce qui fait qu’on ne cesse de voyager entre la familiarité et l’étrangèreté, entre l’identité et l’altérité : désirs et répulsions, attractions et peurs jouent ce ballet que ne veulent pas voir les puristes comme les différencialistes. Les poèmes seraient alors cette chance de toujours faire entendre et faire vivre surtout les passages d’une langue à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre par-dessus toutes les frontières, les préjugés et les empêchements ; ne serait-ce que pour apprendre qu’on est fait d’histoire(s) qu’on n’a jamais fini de (se) raconter à condition qu’elles soient toujours vives et donc modernes comme disait Baudelaire : avec « quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire – d’absolu et de particulier »

Un poème « moderne » est alors un texte qui engage sa réénonciation infiniment parce qu’il nous fait vivre notre présent. Traduire participe bien évidemment de cette modernité puisqu’on y apprend qu’on parle avec toutes les langues, toutes les cultures… mais cette activité n’est pas la seule. 

jeudi 2 juillet 2009

la Poésie à l'école... avec les poèmes , 4


Deuxième problème

Poèmes faciles et difficiles

 

Lire un poème, c’est bien arriver à reconnaître qu’un poème est un poème, et comment, ce qui ne va pas de soi.

Henri Meschonnic (2006, p. 22).

 

Les poèmes ne peuvent être lus en dehors des habitudes culturelles et parmi elles des habitudes scolaires. Lesquelles leur font un sort étrange : soit il n’y aurait rien à comprendre avec les poèmes puisqu’ils seraient une pure musique ou qu’ils offriraient des images instantanées, soit il faudrait avant d’y accéder de longues et savantes explications quand il ne faudrait pas de longues études… Bref, les poèmes seraient soit trop faciles, soit trop difficiles : réservés tantôt aux élèves en difficulté comme remède miracle à leur dégoût de la lecture par exemple et l’on verrait plus de poésie dans les ZEP que dans les écoles  dites ordinaires ; réservés tantôt aux excellents élèves qui sont versés dans la littérature et ont un bagage culturel solide et il ne devrait plus y avoir de poésie que dans les classes préparatoires aux grandes écoles littéraires… On peut reprendre ce schéma de l’acculturation poétique autrement : il y aurait la poésie facile pour tous et la poésie difficile pour quelques-uns. Mais ce schéma tient-il une seconde quand on observe ce qui se fait et ce que les élèves font avec les poèmes ? Avant de répondre, rappelons une anecdote intéressante concernant notre fabuliste national : Jean de la Fontaine dont le succès dès l’école primaire ne se dément pas depuis bientôt deux siècles alors même que les savants et les prescripteurs ont toujours juré leurs grands dieux qu’il ne fallait pas l’enseigner aux enfants parce qu’ils n’y comprenaient rien… Si bien des enfants ne comprennent pas la morale de la fable « Le Loup et le Chien » (cinquième du Livre I), du moins s’ils semblent qu’ils se méprennent souvent préférant à la faim l’embonpoint et ne voyant pas que l’enjeu est la liberté d’aller et venir si ce n’est la liberté tout court, ils comprennent tous que le Loup a le dernier mot et surtout qu’il « court encor » ainsi que toute la fable qui court dans ses détails comme dans son ensemble. On peut parier que les enfants rêvent en disant ce vers : « Chemin faisant il vit le col du Chien pelé » car, non seulement, « Chien pelé » les arrêtera autant que le fameux « arbre perché » que Jean-Jacques Rousseau pointait dans « Le Corbeau et le Renard » (Rousseau, 1966, p. 140 et suivantes), mais de « Chemin » à « Chien » il referont le mouvement qui passe au-dessus de la césure 6/6 : « Chemin faisant il vit / le col du Chien pelé ». Mouvement de la surprise de la vue : croisement dans la réflexion autant qu’arrêt dans le compagnonnage.

Ce caractère facile ou difficile des textes dits poétiques est une représentation que la lecture construit et, quand la lecture n’est plus invention, qu’arrive-t-il ? Elle se soumet aux définitions qui la figent avant qu’elle ne commence ou dès qu’elle s’oublie ou bute sur une difficulté. Car, comme pour tout texte, la facilité ou la difficulté d’un poème est la résultante de sa lecture, de la lecture qu’on engage avec lui. C’est la lecture qui va alors produire facilités et/ou difficultés et il serait plus intéressant d’habituer les élèves à poser cette caractéristique à l’issue voire en cours de lecture plutôt qu’à son orée pour deux bonnes raisons qu’on formulera ici comme deux préceptes à ne jamais oublier :

Ne jamais arrêter une lecture d’un texte prétendument difficile : qu’il s’agisse de son vocabulaire ou de sa syntaxe, de sa composition ou de ses évocations rapidement jugées difficiles, on s’empêcherait alors de le lire, de laisser faire sa lecture qui n’a pas forcément à se soumettre à un régime de compréhension pas plus qu’à une manière d’interprétation ;

et aussi bien ne jamais raccourcir, bâcler ou même éluder la lecture d’un texte prétendument facile : prétextant tout aussi fallacieusement de sa pseudo-transparence concernant son sens ou sa composition voire ses intentions, on empêcherait alors d’apercevoir l’infini de sa lecture et des lectures.

Il suffit d’un exemple pour suggérer qu’en tout poème le facile et le difficile sont des productions de la lecture qui se soumet ou, au contraire, refuse de se soumettre aux codes culturels (de compréhension-interprétation) de l’époque.

Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.

Il y a une horloge qui ne sonne pas.

Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.

Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.

Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée ;

Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.

Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.

 

Cette troisième séquence d’« Enfance » d’Arthur Rimbaud (1980, p. 111) est facile et difficile ! N’importe quel lecteur considère d’abord ce texte comme une liste cumulative que le présentatif « il y a » lance sept fois. D’aucuns arrêteraient même ce texte à un schéma syntaxique facilement imitable : « Il y a X, Y…Z » en ajoutant même une détermination indéfinie puisque se déclinent : « un oiseau, une horloge, une fondrière, une petite voiture, une troupe de petits comédiens… » mais déjà apparaissent d’infimes variantes et surtout une attaque et une chute. La liste, si elle est accumulation, addition, est surtout récitation : « Au bois, il y a […] enfin […] quelqu’un qui vous chasse ». La liste prend vie par ce récitatif qui met l’espace dans la durée, plus précisément dans la subjectivité d’une expérience qui est autant celle de la diction que celle de la description-narration. Diction parce que l’énonciation est marquée à l’entrée et à la sortie par le vocatif (« vous ») qui pénètre tout le texte grâce à la porosité des séries sémantiques ou prosodiques qu’il faut reconstruire par la fin – du moins lire en remontant-descendant comme il est écrit à la ligne centrale (« qui descend » et « qui monte ») :

- on passerait ainsi des /q/ de la dernière ligne aux /p/,/b/ et /q/ de la pénultième et aux /b/ et /q/ de l’antépénultième pour revenir aux 4 /q/ de la quatrième ligne puis les deux /b/ de la troisième  avant l’alternance /p/ et /q/ pour finir et donc commencer par le /b/ du « au bois » qu’on pourrait écrire « ô bois » !

- on passerait parallèlement de la chasse finale au chant initial de l’oiseau en remontant par la lisière, le taillis, la fondrière et le bois, ou encore par les costumes, les rubans, la cathédrale, la sonnerie silencieuse certes puis le chant ; mais descendons du rouge au blanc, du sentier à la route, de la faim à la soif…

Ce parcours à la fois sauvage et savant ne cherche qu’à montrer les infinies relations qui font la lecture à la fois facile et difficile de ce texte mais qui font surtout son rythme augmentatif après un arrêt, une mise en mouvement, une course, une traversée du regard et enfin une rencontre qui est une séparation. Rendre ce texte facile serait le réduire à une addition de détails qui viendraient servir un sens unique, un récit orienté vers sa fin seulement quand il est parcouru dans tous les sens de mouvements ininterrompus qui mettent tous le sens en éveil : l’ouïe, la vue mais aussi la faim, la soif… et au-delà tous les affects. Rendre ce texte difficile serait également empêcher de le laisser agir aussi facilement qu’il peut le faire avec tout un chacun un peu comme une berceuse féerique. Bref, on voit par là que le point de vue sur le caractère facile ou difficile d’un texte, et en l’occurrence d’un poème, mérite plutôt de se laisser porter par la force du texte : la lecture alors gagnant en liberté est portée par le texte plus qu’elle ne le porte. Les poèmes ne sont ni faciles ni difficiles par nature mais toujours nous disent ce qu’est pour nous le facile et le difficile. Par quoi, il faudrait avec les élèves confronter des lectures à ce propos : entre élèves, entre une première et une deuxième lecture, entre une lecture fragmentaire et une lecture d’ensemble, etc. Autant de pistes qui vont alors déplacer le problème et même le rendre très profitable à n’importe quel lecteur qui se verra alors voyager de la plus grande familiarité à la plus forte étrangèreté, du proche au lointain et inversement : chez lui et toujours ailleurs, l’hôte dans les deux sens du terme.