samedi 30 août 2014

crever la masse rouge vers ton bleu (avec Nicolas de Staël)


Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace.
             Nicolas de Staël


crever la masse rouge
d’un doigt sur la corde
avec deux longues notes
noires qui vibrent dans le blanc
si la mort joue la pédale
alors les coulures dans les marges
recouvrent tout d’un rouge
et le jus de la bonne poire
descend comme la musique
se tait infiniment dans ce duo
pour violoncelle et piano

comment tenir sur place
l’enfance ne s’arrête jamais
et si les jambes ou c’est
le rouge d’avoir couru
vite toujours au vert
elle vient crier en douceur
la vie d’un me voilà
avec ce chemisier jaune
ou c’est le rire de vivre

sur la nuit en éclats
les lumières traversées
d’enjambées articulées
avec la vitesse d’un ballon
tout penche vers quel but

noyée et comme apparue
dans la fente noircie
alors tout s’ éclaire

une plongée pour reposer
les jambes noircies sur une ligne
et la tête qui s’infinit

à peine vue pour souligner
quoi d’inverse renversé

frottée avec de la nuit je m’envole
pour survoir le creux de ton dos

trouver le seul petit trait
qui retient quoi d’autre
que l’instant de partir

elle lit
seul le livre
l’élève

combien de fois ce coude
change tout même si
l’angle tord la beauté

ce grand nu à peine
et les deux mains ferment
le visage pour un profil
en disparition même
les pieds vocifèrent
en silence dans l’air

ces deux gisants séparés
par la couleur comme
découverts sous un linceul
de nuit et chaque visage
qui ne voit plus l’autre

couler quoi de si lumineux
ou c’est tout le blanc du papier
qui fait comme deux verts
éperdus de te serrer ou
tenir avec mes larmes

dans quel nuage de confusion
tes deux jambes croisées
tournent mes yeux dans ton pubis
et puis l’éclair rouge de l’arbre
apparaît pour que ta nudité crie
toute bleue comme plongeon
dans l’adorable ciel des passions

c’est fragile un violon
même si une boîte ou
un dessin à la plume
et le papier à la poubelle
laisse entendre un cri
ou c’est un air qui revient

sous un ciel rouge si
ta courbe ploie
ton septième est bleu
dans des draps qui s’allongent
infiniment blancs
de pleurer tout ton poids

                        Antibes, 18 juillet 2014


vendredi 29 août 2014

Nous sautons la haie de la maison pour plonger dans la lumière

en visitant le Mauritshuis à La Haye, été 2014

(de loin)
il suffit de faire face mais si
la lumière coupe
tenir le front sous la poudre
comme si les cheveux auréolaient
le cou blanc
et son reflet dans la masse
noire qui porte
un oui fort de peinture de face
(de près)
les lèvres disent comme
les yeux tout un port tenu
l’intelligence frontale et l’épaisseur
blanche du col
comme une émergence où
la peinture recommence
il entend bien d’un lobe fin protégé
par les boucles soyeuses

                 (Rembrandt, Autoportrait de 1629)

un panache avec un léger
regard arrière droit sur le regardeur
mais c’est
lui et la boucle d’oreille qui écoute
le reflet au col luisant jusqu’à
l’ombre tout
s’entend sa bouche murmure
la peinture continuée

                (Rembrandt, Tronie of a Man with a Feathered Beret, 1635-1640)


elle a peur dans le déséquilibre et sent
ou c’est le linge qui se froisse
et la peau suit ses plis
dans la fraîcheur d’une nudité
retenue en pleine lumière
comme la main ou
la courbe
de l’ombre sur son dos il voit tout
ce qu’elle cache

               (Rembrandt, Suzanne, 1636)


la lumière s’apaise même si
le front brille
quand les yeux fatigués
laissent la bouche
sourire en coin il fait
face avec toute sa force
sachant bien qu’il peut décliner
tous les gris

             (Rembrandt, Autoportrait, 1669)


il est pris mais
à quoi si son chant
nous regarde comme
l’éclat du mur
alors les rondeurs dorées
arrondissent les rémiges
qui crient
le vol libre

            (Fabritius, Le chardonneret, 1634)

elle nous invite à
les manger ses huîtres
des deux mains
avec ses deux yeux qui
tournent comme ses boucles
et le vin blanc lui donne
des lèvres sourire en coin
avec tout le corps sous l’étoffe
rouge
bordée de fourrure blanche
comme si ouverte
la perle était passée dans notre bouche
par nos yeux

           (Jan Steeen, L’ouvreuse d’huitres, 1658-1660)

si le petit pan de mur jaune
fait le toit il ne peut
que s’entourer d’ombres étranges tombées
du ciel
ou c’est la confusion des eaux
sur les briques et tuiles
et encore ardoises qui creusent
la vision du calme matin
bonjour monsieur Vermeer
levé si tôt pour survoir
un ciel
dans un pan

les ombres donc grandissent
ou s’intensifie le foyer des toits du clocher
c’est lui qui voudrait rythmer
quand le jeu des nuages emporte
tous les toits et fixent un pan
quelques larmes jaunes
entre deux ardoises
d’un bleu noirci


              (Vermeer, Vue de Delft)

lundi 11 août 2014

l'écriture d'Armand Dupuy va avec (une rapide lecture de Mottes froides)

Armand Dupuy, Par Mottes froides, Châtelineau (Belgique), le Taillis Pré, 2014.

L’écriture d’Armand Dupuy va avec. Elle va parce qu’elle n’attend pas un dispositif bien réglé, une rhétorique huilée, une pensée concoctée. Elle va parce qu’il s’agit d’avancer non pour quelque progrès attendu mais pour répondre au geste qui lui n’a aucun besoin de dispositif – philosophique, linguistique, politique voire même poétique… Son écriture fait ce qu’elle dit : « on met toute sa tête dans le geste : on dévale » (p. 15). Elle va avec parce que jamais elle délimite un quelconque solipsisme du geste : il est toujours dévalement avec ou, comme titre la série qui rythme ce livre, « une suite sans ». C'est sans savoir, sans explication, sans justification, sans programme. Suivre sans raison: dévaler ! Il écrit toujours une suite : cette « suite sans » est écrite dans le sillage (citation lançante) d’Israël Eliraz. Et l’auteur remercie in fine treize amis qui ont « accompagné les versions de travail – ou des fragments – de plusieurs textes par leurs dessins, peintures, collages ou photos, sur des papiers manuscrits à quelques rares exemplaires ». La suite des amis donne le courage de dire parce qu’on sait qu’avec Armand Dupuy, l’écriture n’est pas affirmation péremptoire, diction sûre de ses effets. Elle est toujours l’hésitation : « peut-être qu’il faudrait se taire » - on n’oublie pas son Mieux taire paru chez AEncrages, donc doute au travail dans une parole qui tient à cette « sale / manie d’amasser le peu dans un peu de mots » (p. 37) : la manie fait la manière ; le rythme d’amasser le peu fait la relation – une histoire et combien de liens ! Mais qui écrit dans ces accompagnements amicaux, amoureux, humains ? Le sujet du poème (de l’art) avec Armand Dupuy s’invente au plus juste de gestes corporels qui font toute une anthropologie pleine de corps parce que pleine de langage : « comme les mains sur la table, deux bêtes perdues » (ibid.). Il s’agit bien « d’appeler » (p. 40) et l’enjeu n’est pas mince – on pourrait même dire qu’il est politique au sens le plus fort du terme, disons alors éthique. Ce non savoir de l’écriture - qui peut répondre à un tel appel ? - est alors comme un avènement : « je ne sais / quoi s’émeut : presque une aile sur des barbelés » (p. 41). L’écriture est alors au plus près du vivant, le vivant de la vie comme de la mort, du ténu de ce qui résiste, l’invu de tout ce qu’on voit : « la bataille d’une phrase » (p. 73), comme l’écrit Armand Dupuy évoquant un travail manuel avec une brouette… La rime et la vie chez Armand Dupuy, c’est certainement ce « on patauge » qu’on croirait emprunté à Antoine Emaz mais ici il est fort de ses « mottes froides » et donc bien à lui ! Jusqu’à cette voix dans la voix qui conclut sa « suite » : « Voilà // je voudrais te dire il faut s’inventer / tu n’es pas là. // Autour // rien n’a bougé » (p. 76). Oui, l’imperceptible de cette écriture est l’immense de son invention : son écoute – c’est toute la qualité magistrale de cette écriture, « sur / le point d’aboutir se dresse sans nom, c’est tout » (p. 25). C’est immense, je le redis…