lundi 8 juin 2020

Yann Miralles, Hui

Cette recension a été publiée dans Europe n° 1094-1095-1096, juin-juillet-août 2020, p. 328-329. 


Yann Miralles, Hui, Éditions Unes, 2020, 64 p.



 

Lisant ce livre de Yann Miralles, on ne peut s’empêcher de penser à cette remarque de Pierre Bonnard dans ses carnets : « Dans l’exécution pas de perfectionnement, il n’y a que des bouleversements. » (13 juin 1934). 

Ce livre s’organise comme un triptyque avec deux volets latéraux dont le premier, « Éden & après », part du film de Mia Hansen-Love et donc de la musique garage lancée en France par son frère Sven Love. Le second volet, Ahora, est un montage d’écoute de fichiers MP3 enregistrant les babils d’un enfant. La partie centrale du triptyque offre une reprise d’un fragment du poème de Frédéric Mistral, ce poète d’Avignon et de son Rhône, ville où travaille l’auteur (« l’épopée la traversée / du pont de chaque matin chaque soir », p. 44). Si l’on arrêtait le poème à une organisation thématique, le triptyque offrirait une réciprocité de tu qui se découvrent « jusqu’à / & même / aujourd’hui » (p. 30), « le jour oui » (p. 60), autour d’une « épopée » qui construit, dans et par le présent du poème, un devenir aux oubliés de l’histoire fluviale. Mais la trilogie thématique (femme, fleuve, enfant ; cinéma, poésie, autobiographie ; etc.) est emportée par le continu d’essais de voix qu’on peut dire pasoliniens, au sens où des formes de vie adviennent dans et par des formes de langage et l’inverse vers des intensités rythmiques où l’intime et l’extime s’emmêlent dans le continu des bouleversements du poème plus que dans le perfectionnement d’un style puisque ce qui compte, pour Miralles, c’est, ainsi que titre Robert Creeley dans l’épigraphe du premier volet du triptyque, « le rythme » comme reprise à rebours de toute téléologie. 

Les essais de voix de ce livre sont d’abord des réénonciations, ces reprises de voix, où l’expérience filmique et plus largement dansée s’emmêlant avec quelque souvenir amoureux, la lecture d’un poète dont la langue est une survivance relançant à vif le quotidien voire même le « déjà plus » (p. 35) d’une langue « bel et bien morte » (p. 34) et donc d’un monde, et, enfin, l’écoute d’enregistrements des premiers babils d’un enfant, son « maintenant que le cri s’est fait entendre » (p. 49), constituent non seulement des matériaux thématiques mais surtout des énonciations qu’il s’agit de continuer au plus vif de ce qui peut en faire l’écoute loin de toute célébration voire mémoire puisque c’est de « ressouvenir en avant » – l’expression qui vient de Kierkegaard est donnée très tôt, p. 16 – qu’il s’agit de faire vivre au présent du poème. Du poème, levier d’un vivre au jour d’hui – où le présent s’intensifie (« du plein présent », p. 46) par ce qui était un pléonasme : au jour d’en ce jour. 

Ces reprises, visant une « échographie du présent » (p. 45), constituent à la fois des attentions au(x) vivant(s), de type ethnologique voire anthropologique, et des gestes où le politique et l’intime s’emmêlent dans des tentatives de bouleversements continués. Loin de tout formalisme, quand bien même les formes du dire sont au poste de commande avec les barres obliques d’abord puis les 12 sections numérotées en écho à Mistral et la litanie de la troisième partie autour de notes d’écoute (« le ronflement le souffle ensemble », p. 53), l’écriture de Miralles est une éthique du répons – non de la réponse à quelque question antérieure au poème mais du répons de la voix (« devenir / ta voix », p. 55) qui écoute ce qui engage à tenir voix, laquelle rime avec « toi » (p. 58). L’enjeu du poème, partant certes de Martin Buber cité en exergue à la troisième section, c’est celui d’un « tu es bien là » qu’on pourrait écrire : tu est bien là car, comme l’écrit Miralles, « le pronom fait la prise de son & briller tout ce qu’il touche / prend alors toute la place » (p. 50) où la consonne porte – j’ai souligné et il faudrait noter la consonne d’accompagnement, /p/ associé à /on/ pendant que /t/ l’est avec /ou/. 

Mais je n’aurais pas assez souligné ce qui bouleverse, toute cette activité au ras d’une voix qui « va plus loin, plus loin ! elle glisse / sur l’ici comme le soleil glisse / sur les pavés new-yorkais / d’une autre année, sur la façade de l’église, sur / les chemins secs où courir, la ligne tgv qui traverse le silence, sur la rn à vol d’oiseaux » (p. 58), etc. Ces bouleversements par la danse même « dans le robotique » (p. 27), par la rime même « du rythmé / bizarrement » (p. 42) et enfin par « maintenant le cri » (p. 55) ouvrent à ce miracle : « dire / indéfiniment / le déictique de ta naissance » (p. 56) ! Certes, la circonstance, une naissance, est reprise dans et par le poème mais c’est celui-ci qui la refait : « engendrer la liesse du présent ». Invention de son jour d’hui : « le jour oui », écrit le poème in fine pour qu’on recommence cette « fête / d’humble immortalité latine », comme écrivait Pasolini dans Poésie en forme de rose que cite Miralles et qu’il réénonce merveilleusement et puissamment dans un triptyque bouleversant.

 

                                                           Serge Martin