dimanche 29 janvier 2012

Vers Bernard Vargaftig : la comptine comptait dans sa voix




La comptine comptait dans sa voix. Sa voix courait sans compter. Courir vers toi en comptant sans compter ce que les mots ne disent pas quand tu me dis « j’accours », il écrit. Et voilà que je me sauve, il écrit encore encore, c'est comme ça que rien ne se répète. C’est le poème qui fuit et alors qui va l’attraper ? C’est impossible, ça appelle, ça échappe, ça vient, ça nous prend. Mais jamais on l’attrape. Ou alors à la trappe le poème : plus de rimes, plus de rencontres, plus de je-tu à rimes que veux-tu ! Mais le revoilà qui passe par ici sans qu’on prenne garde : il court derrière son nom, il perd la tête, il perd le nord, il tourne en rond, il finit par crier « voici ». Alors tous les oiseaux accourent et murmurent dans l’intensité du ciel à chacun qui écoute l’air du poème, n’importe quel vers du poème et le souffle et entre chaque syllabe : « il entend l’espace, il voit cette matière, il tremble d’être ». Exactement à ce moment-là, les enfants crient et courent dans le silence de la grande cour, dans le ciel de la récréation. Et ils embrassent avec leurs bras le silence qui sourd dans le murmure des oiseaux, le silence du poème qui crie « ça y est ! ».

La comptine comptait dans sa voix : c’était peut-être les syllabes, peut-être le silence, peut-être le souffle et il est arrivé au bord de l’enfance, au bord de l’amour dans le tremblement du compte, dans l’aveuglement de l’appel, au bord du gouffre, au bord du souffle. Et chacun a été touché au vif de la vie, de la vie à mort et il a dit qu’on ne pouvait pas comparer l’incomparable, la vie, le poème, un souffle entre les deux, entre les mains ouvertes. Il nous a laissé l’innombrable : son poème dans la voix des enfants, les enfants qui toujours courent quand je t'aime, quand tu cries, quand on se connaît, les enfants qui comptent encore et encore jusqu’à courir au bord du souffle, au bord du gouffre. Et tout ne fait qu’un, lui et les enfants et chacun de nous avec lui, avec son poème.

La comptine comptait dans sa voix: l’entaille de son cri.

samedi 28 janvier 2012

Bernard Vargaftig nous a laissé sa vie, ses poèmes

Bernard Vargaftig nous a laissé sa vie et son oeuvre hier, vendredi 27 janvier 2012. Un rassemblement est prévu au cimetière d'Avignon à 11 heures lundi 30 janvier. Je ne pourrai m'y rendre mais, grand poète né en 1934, Bernard Vargaftig était chaque jour dans mes lectures, mes rêves, mes écrits, mes essais. Nous avons passé des jours ensemble, à Nancy, à Oléron, à Cergy, qui resteront comme ces moments forts d'une vie sans qu'aucune nostalgie n'en enlève l'éclat: il lisait toujours ses poèmes après un repas, il parlait toujours des poèmes qui le bouleversaient, il écoutait les recherches des plus jeunes. Son oeuvre est immense: elle repose sur chaque vers, chaque mot et même sur ce qui est entre chaque mot. Aucun formalisme mais une éthique de la parole et de l'écriture, du poème comme vie tout contre le monde, les tragédies, l'amour.
Toutes mes pensées vont vers Bruna, son épouse, et vers Cécile, leur fille.


C'est la même énigme
Le désastre qu'aucune image n'emporte
La hâte avec l'éraflement pensif
L'accomplissement délié 



Ce premier quatrain de Dans les soulèvements (1996) pour tout son poème.


Chez moi partout, Pierre-Jean Oswald, 1967.
La Véraison, Gallimard, 1967.
Abrupte, (avec des gravures de Gudrun von Maltzan), hors-commerce, 1969.
Jables, Messidor, 1975.
Description d’une élégie, Seghers, 1975.
Éclat & Meute, action poétique, 1977.
La preuve le meurttre, La Répétition, 1977.
Orbe, Flammarion, 1980.
Et l’un l’autre Bruna Zanchi, Pierre Belfond, 1981.
L’air et avec, gravure de Guy Lozac’h, Lettres de Casse, 1981.
Cette matière, couverture de Colette Deblé, André Dimanche, 1986.
Le lieu exact ou La peinture de Colette Deblé, dessins de Colette Deblé, Passage, 1986.
Lumière qui siffle, Seghers, 1986.
Suite Fenosa, avec Bernard Noël, André Dimanche, 1987.
Orée vers l’œuvre de Jacques Clerc, Les Cahiers du Confluent, 1987.
Nancy, dessins de Colette Deblé, A Encrages &C°, 1988.
Portrait imaginaire de Jean Tortel, dessins de Colette Deblé, L’apprentypographe, 1988. 
Un gouffre ou l’image dans ce que peint Michel Steiner, lithographie de M. Steiner, La Sétérée, 1989.
Voici ou Un souffle à travers Journal du regard  de Bernard Noël, dessins de Olivier Debré, AEncrages &C°, 1990.
Ou vitesse, André Dimanche, 1991.
Une trouée vers l’été, gravures de Anne Slacik, Collodion, 1991.
Un récit, Seghers, 1991.
Une image avec l’image  in Trois états du Toi, avec Mathieu Bénézet et Bernard Noël, lithographies de Olivier Debré, La Sétérée/Jacques Clerc, 1992.
Ce fragment de souffle, burin de Louis-René Berge et musique de Jean-Yves Bosseur, André Biren, 1993.
L’Inclination, Atelier des Grames, 1994.
Distance nue, André Dimanche, 1994.Le monde le monde, André Dimanche, 1994.
Imminence dans l’œuvre de Jacques Clerc, La Sétérée, 1995.Toul, éditions Mydriase, 1996 .
Cinq poèmes pour accompagner Agathe Larpent & 3 gravures, Collodion, 1996.
Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996.
De face, lithographies de Michel Steiner, Collodion, 1996.
Pour Adonis, collages de Jacques Clauzel, À tavers, 1997.
L’ombre si brève de l’azur, gravures de Germain Roesz, Lieux dits, 1997.
Un même silence, André Dimanche, 2000.
Craquement d’ombre, André Dimanche, 2000.Telle soudaineté, lithographies de Gérard Titus Carmel, La Sétérée, 2001.
Comme respirer, Obsidiane, 2003.
Aucune clarté n’efface, sérigraphies de Gérard Eppelé, Collodion, 2004.
Trembler comme le souffle tremble, Obsidiane, 2005.


Quelques liens pour continuer avec Bernard Vargaftig:
tous mes écrits avec Vargaftig:
http://martin-ritman-biblio.blogspot.com/2010/02/bibliographie-raisonnee-des-travaux.html
un article de dictionnaire :
http://martin-ritman-biblio.blogspot.com/2010/01/bernard-vargaftig.html
un livre écrit sur son oeuvre:
http://martin-ritman-biblio.blogspot.com/2010/01/la-poesie-dans-les-soulevement-avec.html

jeudi 26 janvier 2012

Notes de lecture avec L'Obscur travaille de Henri Meschonnic


Je viens de lire L'Obscur travaille de Henri Meschonnic (Arfuyen, 2011) et j'ai écrit des notes en marge qui figurent ici sous le livre, sa couverture - il m'aurait fallu reproduire les pages avec ces notes marginales. Elles s'arrêtent à ce jour mais reprendre le livre en donnerait bien d'autres, un autre jour. Je mets "notes" au pluriel car je ne peux pas, pour l'instant, écrire une note de lecture. 
Il est à remarquer que contrairement à ce qu'on peut supposer, ce livre posthume a bel et bien été entièrement écrit par Henri Meschonnic si l'on excepte deux choses : l'ajout des dates et parfois lieux d'écriture conformément à tous les livres de Meschonnic qui à l'état de manuscrit voire de tapuscrit sont régulièrement datés voire localisés feuille à feuille ou du moins morceau par morceau. Toutefois, on remarquera que dans tous les ouvrages publiés antérieurement aucune date ni aucun lieu n'est mentionné. Régine Blaig, qui a assuré la préparation à l'édition, a certainement voulu montrer le caractère spécifique de ce livre posthume. Je regrette toutefois ce parti pris qui peut sembler montrer une écriture au fil des jours quand tout livre de Meschonnic - et celui-ci comme les autres - est un livre, c'est-à-dire une organisation, un mouvement de la parole, un rythme qui peut comprendre une allure diariste mais jamais ne peut s'y réduire et quoiqu'il en soit ne l'avait jamais fait croire auparavant - ce qui veut simplement dire qu'il est évident que Meschonnic écrivant son livre n'a pas forcément repris tous les textes écrits au fil des jours, qu'il a écrit un livre comme poème à la fois poursuivant le poème des livres antérieurs et creusant le poème de son écriture et c'est magistralement le cas ici si l'on fait abstraction de ces mentions ajoutées par l'éditrice. Il s'agit de ne jamais confondre le biographique et la vie ou le vivant du langage, ce que Meschonnic appelait merveilleusement dans une tenue du continu: La Rime et la vie - confusion du biographique et de l'écriture que aussi bien la génétique textuelle ou toute autre maîtrise sur l'écriture tente parfois de faire accroire.

c’est clair c’est l’inconnu
avec la connaissance biblique tes clartés
vers l’immensité à saisir les autres et l’eau de la mer
dans un arbre perché se reconnaître
avec autant de nœuds s’embroussailler
un poème une relation les yeux fermés les yeux ouverts
devant c’est dedans
veiller dormir alors
l’obscur travaille
trois fois c’est sans cesse tout le monde entre
je pleus je nuage je soleille
la lumière de chaque ligne éblouit
à se perdre en cri entre deux murs l’enfant revient et l’arbre revient
ça survient et c’est tout toi le ciel l’enfant l’arbre en travers en mouvement
en moi l’eau dans l’eau
le poème le bougé la relation de partout les métamorphoses les reflets
nous nous reconnaissons
c’est la suite visage nuage
je voyage ensemble je répète tu répètes je ne sais plus rien dire un tour et un tour
autour la ronde autour
ni dedans ni dehors
le poème attend son commencement au bord de ta voix je vois des vies
j’attends j’entends tu viens je te suis
mes arrivées font tes départs
et vivre va vite et tu cours devant
avec toutes mes attentes mes feux
ma voix dans ta vie dans ma voix
la relation le système solaire le jour la nuit sa chaleur
on est doublement uni qui écrit ce cri
ma vie entière dans ta main dans ma voix dans mes yeux dans ta bouche
le bleu du ciel le chaud du soleil le haut de l’arbre le vol des oiseaux
le poème la ronde le poème
de ta vie je réponds toujours de ta voix
ta vive voix ma vivante tu me poème

(ce morceau d'un ensemble : Dédicaces poèmes vers Henri Meschonnic)

mercredi 4 janvier 2012

Sauf d'Antoine Emaz

Antoine Emaz, Sauf (avec des encres de Djamel Meskache), Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, « Reprises »,  2010, 340 pages, 13 €.

A. Emaz avec de jeunes élèves à Caen en 2010. Photographie de S. Martin.
Les éditions Tarabuste font bien de nous proposer ces textes d'Antoine Emaz dans la collection "Reprises" : enfin on pourra lire dans un très beau volume (les encres couleurs de Djamel Meskache accompagnent) tout ce qui complète l'anthologie Caisse claire établie par F.-M. Deyrolle au Seuil en 2007 dans une collection arrêtée depuis lors, et donc retrouver des livres qui étaient épuisés, les lire à la file, suivre un chantier d'écriture sur plusieurs années, une oeuvre se faisant. Il faudrait observer comment Emaz "relit" (et donc récrit) son écriture en nous proposant cet ensemble : sélection des textes avec l'introduction de textes inédits publiés en édition d'art, modifications mineures de certains, montage de l'ensemble. Je me contente de considérer le titre qui peut bien évidemment se lire d'abord avec la valeur privative de la préposition (sauf erreur de ma part, vous pouvez lire cet ensemble) qui indiquerait la qualité et le sérieux de l'écrivain, son travail de bon artisan (écolier?), y compris avec sa valeur littéraire - ce serait le moins - qui rappellerait l'éthique du poème pour Emaz (sauf votre respect, cher lecteur, lisez cet ensemble qui ne saurait vous blesser). Mais ce sont certainement bien plus les valeurs que portent l'adjectif "sauf" qui viennent orienter fortement cet ensemble. A la fois "entier, intact", ce livre témoigne certainement d'une "bonne santé" (passée?) quant à la vigueur poétique - Emaz signalerait qu'elle n'est plus, temporairement du moins ; mais je ne crois pas du tout à cette interprétation que l'auteur lui-même défend depuis quelque temps : le poème travaille tous ses écrits (notes et autres interventions) et travaille certainement à ce genre de reprise. Plus qu'à une quelconque téléologie religieuse qui viserait l'éternité, Sauf pointe une expérience qui a échappé à un grave péril mais qui, le livre en serait la preuve, y a échappé. Aussi ce livre vient-il une fois de plus magistralement confirmer qu'avec Antoine Emaz c'est "la rime et la vie" (je ne peux que reprendre le beau titre d'Henri Meschonnic) qui nous rendent tout entier, vraiment sujet, sujet non au sens d'un sauvetage du moi ou d'un "Autre" (identité et altérité se faisant face, lyrisme et épopée s'ignorant), mais bel et bien de l'inconnu d'une intégrité qui est peut-être l'humaine condition atteinte hors de tout savoir mais dans et par la force du poème, du plus petit poème comme du plus grand et ici la distinction n'est plus de mise - il faut lire l'ouverture "poèmes en miettes".
Je me contente d'un texte que je découvre dans ce livre, au titre décisif : "Un de ces jours" (p. 245-249), texte accompagné originellement par le travail de Scanreigh en 1999.
voir les choses comme
elles sont
autant que possible

ce soir non
ce soir pas
plus loin ce soir
on ne va pas

ce soir
tout de même
L'activité est première et elle est entièrement au régime d'un empirisme du vivant, du plus vivant, et donc exige autant de refus de tout ce que les réalismes logiques voudraient nous faire accroire : la voix travaille alors son "autant que possible" dans sa ponctuation (d'aller à la ligne, entre autres, mais il faudrait lire aussi toute la prosodie) où le rythme fait la pensée, la pensée bégayante c'est-à-dire forant au plus juste : si "on ne va pas", le poème lui va avec une voix qui va, nous emporte dans son "allure de tracteur" (clausule).
Quête d'air sans illusion sur un quelconque savoir au bout, mais avec la ténacité de qui sait : "on n'en finira pas".
Merci à Antoine Emaz : son poème cherche entre "tout à fait taire" et "remuer sous la nuit / jamais tout à fait tue / la meute". C'est dans cette tension que l'"allure de tracteur" nous fait signe de vie : "un de ces jours". Le dernier mot du livre : "vif" !


dimanche 1 janvier 2012

Yann Miralles, Jondura Jondura, éditions Jacques Brémond, 2011.



Ce livre continue trois fois du revenir plus que du souvenir et trois fois le poème survient, invente du survenir. Le poème ou la voix cherche et trouve – il faudrait écrire se trouve en cherchant, sans s’arrêter de s’écrire – d’abord « une phrase aussi creuse sonore évasée qu’une cloche », puis « la profondeur la surface n’ont plus cours » dès que « tout tremble la mémoire », et enfin « s’ouvre / l’enveloppe temporelle du poème ». Ces trois motifs, auxquels s’en adjoignent quelques autres tout aussi importants qui, de la danse d’Andrés Marín à la « plage de silence » d’un journal en passant par « le film en super-8 » muet mais « qui à sa manière / parle – nous fait / parlant », construisent les deux temps trois mouvements d’un chant gitan aussi proche qu’il est lointain dans une écriture creusant sa voix pour résonner multiplement d’autres voix jusque dans notre écoute. Soit Yann Mirales, dans la lignée d’un James Sacré, réinvente empiriquement la notion de recueil un peu comme Montaigne avec ses essais trouve sa voix, soit l’auteur de ce triptyque la laisse monter dans le continu d’un journal de notations après un spectacle de danse, une exposition, un voyage : mais plus que d’une alternative, il s’agirait d’un même moteur à deux temps ou deux modes interagissent, l’essai de répondre aux appels d’altérité et l’écriture d’un diariste du présent alors même qu’il dit perdre « toutes les notions ».

Cette écriture invente les jours comme autant de présents où « il faudrait / savoir tout inséparer » et d’abord temps et relation, sans toutefois viser la confusion d’un « art / de l’invisibilité » (Apollinaire évoqué avec une forte pertinence) qui ne verrait pas « l’infime détail » ni le « hors champ ». Dans ces notes « sur un spectacle » chorégraphique et sur « une exposition consacrée à Nimeno II », plus précisément un film amateur où s’aperçoit « le regard noir enfant du torero », puis notes de voyage « dans l’après-voyage », les temporalités se font entièrement relationnelles, transsubjectives jusqu’à nous, lecteurs. Et cette voix aiguise notre écoute aussi bien des renversements « profondeur surface », « roule ou reste », « de l’oreille à la cloche », etc., que de tel « déplacement d’un saut de puce » ou « son corps dansant paradoxal » dans des « gestes qu’il fait / bien que sobres et positions / envisagées très peu ». Le poème répond « à partir de là » et offre une « enveloppe » comme ressouvenir en avant – au sens de Kierkegaard. Ce serait le pourquoi ou plutôt le comment de la reprise dans le titre : Jondura Jondura. Ces reprises de danse en bouche trouvent le poème jusqu’à son devenir-silence le plus résonnant qui soit. Si Georges Didi-Huberman ouvre avec la notion d’accentuation, je peux affirmer que Yann Miralles avec ce poème des mémoires est au plus vif d’un langage-relation qui met « les pieds dans le plat » de la poésie au point de rougir comme son carnet sans aucune honte car son lecteur ira toujours chercher ce « mouchoir de la nuit » plein « des paroles en poche et presque tues / les crier / sur tous les toits » : Jondura Jondura.