Le théâtre c’est en réalité la genèse de la création.
Antonin Artaud, Lettre à Paule Thévenin, mardi 24 février 1948,
dans Œuvres complètes, t. XIII, Gallimard, 1974, p. 147.
Cette citation d’Artaud vient en exergue pour deux raisons. La première parce que l’auteur et l’œuvre que je vais considérer ne manquent pas de convoquer Artaud (« Les survivants de ses performances s’en souviennent comme s’ils avaient vu un spectre, ou Artaud au Vieux-Colombier[1] »). La seconde, certainement plus importante pour mon propos, parce que la proposition d’Artaud met de fait l’écriture, cette genèse de la création, dans le poème comme théâtre en action ; de plus, elle défait le cliché que je voudrais précisément interroger, de la performance comme réécriture si ce n’est vraie écriture, du moins autre écriture…
1. Un dictionnaire et une revue pour défricher le terrain de la performance
« L’écriture demeure et stagne ; la voix foisonne » concluait Paul Zumthor, sur un ton quelque peu prophétique, dans son Introduction à la poésie orale (Seuil, 1983). Ce ton quasi apocalyptique semble toujours quelque peu orienter la réflexion sur certaines œuvres poétiques contemporaines. Les présupposés d’un Jean-Pierre Bobillot ne laissent pas à ce propos d’étonner[2] :
Deux critères semblent s’imposer : d’une part, le livre, la page, l’imprimé ne sont manifestement plus le support approprié à la publication d’une poésie qui lui aura substitué le disque (souple, vinyl, CD), la bande magnétique, la vidéo, le CD-ROM ou Internet ; de l’autre, le vecteur de divulgation et d’accomplissement qui lui est le plus indispensable et le plus intrinsèquement spécifique demeure la lecture/diffusion/action, quelle que soit la proportion dans laquelle chacune des trois composantes est représentée ou non dans telle œuvre, ou dans telle version live ou enregistrée d’une œuvre donnée.
On peut observer le téléologisme avant-gardiste qui soumet la réflexion à un historicisme qu’on peut dire simpliste : naturalisation d’une histoire qui voit disparaître l’ancien pour qu’apparaisse le nouveau qu’indique l’adverbe sémantiquement pris dans la doxa avant-gardiste (« manifestement ») et ailleurs réitération du schéma bien connu des pionniers clairvoyants qui préparent la voie aux réalisations contemporaines (« Pierre Albert-Birot (…) esquissa dès 1917-1918 une conjonction qu’il revint à Chopin d’approfondir et d’élargir, d’incarner au plein sens du terme » : le sujet d’une telle histoire est a-historique, c’est la poésie devenue sonore qui ainsi fait fi des œuvres ; l’impersonnel (« il revint ») que le sémantisme de l’incarnation consacre presque religieusement, poursuit une téléologie prophétique qu’un deus ex machina organise bien loin des aléas des écritures et des lectures, des expériences et des histoires. Au demeurant, toute la réflexion s’organise en dupliquant systématiquement des catégorisations dualistes qui pourraient se répéter ad libitum : « double mode d’existence et de circulation » ; « dualité, au moins, de préoccupations et de choix esthétiques » ; « écho des deux grandes filières historiques » qui mettent « corps et voix » à l’aune des micro ou macro-composantes, se subdivisant toujours en résolutions doubles : au courant « phonologique » s’adjoint le courant « phonatoire » pendant qu’au courant « formaliste-ludique » s’adjoint le courant « pragmatique »… On peut apprécier la dimension didactique de l’exposé à condition de concevoir la didactique comme l’effacement des problèmes au profit de l’imposition de vérités qui ressortissent plus d’une religion de la clarté[3] que d’un travail des historicités. Nous sommes bien loin de l’ouverture à des rapports inédits et donc à des oralités dont il importe d’observer et de répondre les fonctionnements plus que d’établir les généalogies ou les origines si ce n’est les destins gravés dans le marbre d’une histoire littéraire dont on sait trop les malheurs toujours à venir d’autant plus quand elle fait tout pour conquérir l’éternité d’un jour…
Mais Bobillot aurait en partie raison de construire son aperçu didactique sur un dualisme du phénomène puisque je lis tout récemment le compte-rendu écrit par un romancier de sa lecture du dernier livre de Christophe Tarkos (1963-2004) qui viendrait comme confirmer la clarté de Bobillot[4] :
Ce dernier [Tarkos] compte au nombre des auteurs […] dont l’œuvre se donne à la fois, simultanément et alternativement, à lire – imprimés sur divers supports, parfois sous forme de livre – et à regarder/entendre, à percevoir, dans le cadre de performances publiques (disant ceci, j’ai d’ailleurs l’impression, soudain, et c’est peu curieux, et vraisemblablement très agréable, que me manque un mot adéquat pour désigner l’acte de réception spécifique du spectateur desdites performances). Ces poètes contemporains travaillent une correspondance intrinsèque entre deux régimes physiques : celui de l’écrit et celui de la présence du corps en live – c’est-à-dire qu’ils pratiquent l’invention d’un corps intermédiaire, éphémère ou récurrent, expérimental, comme d’un personnage conceptuel sensible. Voir ces auteurs performer, les entendre, n’est pas une expérience moins intense que les lire en volumes ; c’est même, de manière radicalement cohérente, le prolongement de la même expérience, ou la même expérience menée par d’autres moyens sensoriels et sémantiques.
La parenthèse sur le mot adéquat manquant sans que cela ne nuise, tout au contraire, à une impression agréable, montre au demeurant qu’Arnaudie est plus dans une attitude d’écoute que dans une posture de maîtrise et c’est toujours par l’indéfinition que commence une recherche, que s’ouvre une heuristique. Ce qu’il confirme après le compte-rendu d’une lecture de Tarkos à Beaubourg. En effet, il engage son expérience d’auditeur du côté de « l’ensemble de sa démarche poétique, sans distinction de médium ou de lieu d’énonciation ». Ce qui est significativement le déni du dualisme initialement évoqué comme par concession avec la doxa de l’époque alors que Tarkos l’oblige à parler de la même manière de sa performance publique et de son écriture. Sa description-souvenir est parlante :
Tarkos était là, sa moustache, son chapeau, son accent marseillais et son débit lancinant – tout cela, un corps –, hésitant et pourtant pulsant cette parole incertaine, vers un dehors (suit une longue parenthèse) ; Tarkos ânonnant, se corrigeant, reprenant, ruminant, tournant et avançant, ressassant, remâchant, proférant.
Que la performance s’écrive comme une épopée de participes présents qui chacun et tous portent la valeur d’un continu toujours au travail, indique au mieux combien il s’agit de vivre ces formes de langage comme autant de « formes de vie » (notion utilisée par Larnaudie avec cette définition-valeur : « invention de corps, d’affects »), c’est-à-dire de vivre poème, comme titre Meschonnic[5], au sens où « l’acte de profération, et ce qu’il implique de corps et de pensée liés » fait le poème même, quelle que soit la situation, écriture dans la lecture ou lecture dans l’écriture. Et on ne peut être déçu par ce qui suit qauand Larnaudie met sa lecture récente non comme « réactivation » du souvenir de la performance mais comme « reprise, donc la différence, la chance, d’une expérience » : c’est que le « manifeste » de Tarkos est un faire qui engage son lecteur à une « entrée en matière » comme le dit Tarkos lui-même pour penser une « poétique du sens » où « le sens est donné à la parole par la parole », d’où le concept opératoire de Tarkos, la « pâte-mot » qui permet l’« introduction de ce qui est » et non « à ce qui est », souligne Larnaudie avec raison en montrant « la fonction poétique et performative du langage, qui éprouve l’instance de parole, l’utilisant non comme représentation mais comme effraction productive, comme manifestation ». Certes, on pourrait apercevoir là quelques restes d’une ontologie langagière que viendrait conforter une phénoménologie au demeurant bien servie par un Prigent, par exemple, quand il pose qu’alors advient le Réel, impossible si ce n’est introuvable autrement qu’à continuer – de ce point de vue, la notion de « text building » utilisée par Prigent à propos de Tarkos me semble insuffisante et reste arraisonnée au textualisme qui toujours réduit le rapport au transport. Mais comme dit Larnaudie in fine : « je continue ma lecture ». Oui, c’est la lecture et donc l’écriture qui continuent inséparablement et c’est bien cette manifestation-là, à savoir une parole toujours recommençante, qui ne cesse non d’avoir lieu mais de résonner, c’est-à-dire d’être la chance des sujets, car de lieu (le livre, la lecture-performance…) il n’en est aucun qui ne l’arraisonne, cette parole, dans son mouvement plein d’historicités plurielles, de ce que j’appelle des relations, des résonances, des passages de sujets…
Partons donc de ce cette cascade de participes présents qui mettent l’écriture au régime d’une energeia (activité en train de se faire) sans jamais la rapporter à un ergon (ouvrage fait) pour reprendre à W. von Humboldt. Ce qui demande de refuser absolument tout « découpage abstrait » au risque d’aboutir à un « bricolage sans vie » :
En disjoignant ainsi les éléments, on s’interdit précisément de reconnaître les valeurs les plus significatives, qui ne peuvent être perçues ou pressenties (ce qui prouve, s’il en était besoin, que la langue proprement dite réside dans l’acte qui la profère et l’effectue) ailleurs que dans les enchaînements du discours[6].
C’est qu’il s’agit de tenir ensemble la performativité de la lecture par celle de l’écriture et l’inverse dans et par ce qui constitue « les enchaînements du discours ». Loin de penser une dimension pragmatique qui viendrait comme ajouter si ce n’est sanctionner par une actualisation une syntaxe ou une sémantique qui lui seraient antérieures. L’enjeu est bien celui de l’écoute du phrasé, du corps même du discours, de ce que Novarina appelle un « personnage rythmique[7] ».
Le phrasé est véritablement le corps-langage, en ce qu’il est, dans le discours, la diction même du discours – retrouvant ainsi la valeur du mot phrase dans la langue classique, c’est-à-dire tour de phrase, façon de parler, manière de dire, valeur qui implique la subjectivité. Ce que montre bien la notion de phrasé à partir de la poétique. L’approche du langage à partir de la littérature, et particulièrement de la poésie, montre que le poème ne peut être dissocié de son dire, que sans ce dire, il n’est rien, raison pour laquelle il ne souffre pas la paraphrase.
Cette proposition de Gérard Dessons[8] demande aussitôt son complément sous peine de retrouver le dualisme du texte et de l’interprétation : « Mais cette subjectivité du dire ne se confond pas avec le subjectivisme de la diction ». Il s’agit bien de viser « une rythmique du discours singulière, qui rend indissociables la réalisation physique du discours et son organisation sémantique-rythmique » (ibid.).
Dire un texte c’est lire un texte et l’inverse. En ce sens, il y a à développer une poétique qui met le poème à hauteur de sa théâtralité engageant la diction dans une gestuelle de tout le langage. Alors la lecture-performance serait seulement une façon, parmi d’autres de poursuivre cette action qui fait le poème, ce poème qui met en action un corps-langage spécifique, un corps-relation qui ne cesse de poursuivre l’écriture dans la lecture et la lecture dans l’écriture. A cette fin, il faut viser « une organisation du discours régi par le rythme. La manifestation d’une gestuelle, d’une corporalité et d’une subjectivité dans le langage. Avec les moyens du parlé dans le parlé. Avec les moyens de l’écrit dans l’écrit », comme dit Henri Meschonnic[9].
2. Passage à l’écoute : Charles Pennequin en situations
Charles Pennequin publie La Ville est un trou et c’est heureux, Libération (14 juin 2007) en rend compte mais pour évoquer « au début, Charles Pennequin (…) mugissant ses textes sur scène , l’œil exorbité ». Puis cela continue avec cette « langue, comme moyen d’être "hors de soi" lors de ses lectures ». Et c’est heureux que P.O.L « a(it) eu la bonne idée d’adjoindre un CD du texte Un jour pour qu’on se rende compte ». On arrive alors à la fin de l’article d’Éric Loret pour enfin qu’on nous dise que ce livre « est autobiographique » et qu’« il est bon de savoir que la Révolution en est le cœur » ! Certes, le tout résulte d’une « rencontre avec le poète et performeur »… Aussi, il nous faut bien abandonner ce dualisme qui dédouble sans cesse et mettrait alors la récriture dans la performance quand elle pourrait tout autant être dans l’écriture ou, autrement dit, l’écriture comme réécriture de la performance… Christian Prigent signalait vivement l’enjeu de toute lecture publique en le situant à hauteur de poème :
Il ne s’agit pour moi que de mettre en évidence la mécanique formelle d’engendrement de l’écrit. Le seul contenu (le seul personnage) à faire apparaître est le phrasé du texte. En gelant les émotions (drôlerie et lamento) dans la vitesse prosodique : l’action de la phrase doit être le seul drame joué sur scène où je, qui écrivis, lis[10].
Aussi, je me propose de lire ne serait-ce qu’un fragment de Pennequin pour montrer assez rapidement que sa diction fait son écriture comme son écriture fait sa diction. En premier lieu, il y a à souligner l’urgence d’une telle écriture, son caractère vital :
M’empêcher d’écrire c’est m’empêcher de vivre parmi les hommes. Et puis la poésie c’est pas la littérature, c’est la vie, et comme dit encore Artaud, c’est celle qui « s’épuise le moins vite, puisqu’elle admet l’action de ce qui se gesticule et se prononce, et ne se reproduit jamais deux fois »[11].
Il suffirait de rappeler cette forte suggestion de Walter Benjamin à propos de Baudelaire :
Baudelaire, poète, reproduit dans les feintes de sa prosodie les chocs et les coups que ses soucis lui donnaient, comme les cent trouvailles par lesquelles il les paraît. Il faut, si l’on veut considérer sous le signe de l’escrime le travail que Baudelaire consacrait à ses poèmes, apprendre à les voir comme une succession ininterrompue de minuscules improvisations[12]
Ce rapport entre des formes de vie et des formes de langage n’a certainement pas grand chose à voir avec une conception marxiste ou marxisante et encore moins herméneutique : ni reflet ni re-présentation, il est un rapport d’invention qui cherche la plus grande interaction du cœur même de la vie autant que du cœur même de la prosodie. Et ce rapport prend non la forme du discontinu mais bien celle de la « succession ininterrompue de minuscules improvisations », c’est-à-dire d’autant de performances. Benjamin évoque, toutes choses égales par ailleurs, très précisément ce que fait Pennequin qui entremêle lectures publiques, écrits multiples (publications en revues, blogs… et livres) comme il mêle l’écriture au dictaphone et l’écriture dessinée, l’improvisation sur des canevas d’écriture en ritournelles et le remixage d’écrits toujours en cours…
Un peu comme avec Jean-Luc Parant, il suffit d’aller au milieu du flux :
Ça veut dire quoi causer bien français. Je cause pas bien français moi. Moi monsieur mon père il cause la France. Et moi monsieur mon père il a causé et moi je cause. Et moi monsieur mon père l’a fait français dans la France moi monsieur. Moi monsieur qu'est-ce çà veut dire faudrait te causer français. Bien français. Mais moi monsieur suis français d'origine. C'est-à-dire je parle un français traduit dans l'origine. C'est l’original traduit en toutes les langues. Moi monsieur je parle toutes les langues dans seulement du français moi monsieur. Moi monsieur j'arrive à te parler dans toutes les langues dans du français correct. C’est-à-dire moi monsieur je reste correct quand je te parle alors moi monsieur je parle comme ça me pense. Et ça me pense en travers, parce que le travers des langues. Parce que mon père ma mère ma langue tout ça, toute l’origine trafiquée en travers, ça me reste moi monsieur. Moi ça me reste dans la gueule le français, alors moi veux bien faire l’effort, mais moi pas faire mieux que les efforts que moi faire pour bien parler. C’est-à-dire parler en travers. C’est-à-dire parler dans ma gorge avec tous les pères et les mères et des moi-monsieur dans le travers qui pousse. Le travers c'est moi monsieur j'ai traversé la parole pour savoir me taire.
Je suis mon propre « flop ».
Et pourquoi se taire. Et pourquoi je me tairais. Et pourquoi je me tairais pas. Et pourquoi j'ai intérêt à me taire. Pendant qu'on parle. Pendant qu'on papote. Pourquoi je me tais pas quand je papote. Pourquoi je continue de pas papoter. Je devrais que papoter. Et pas que pas parler. Car me taire c'est aussi parler. C’est pas papoter me taire. C’est parler. C’est ce que je veux dire. Je sais pas ce que je dis. Je continue de pas papoter. Je me tais pas mais je me tais. Je sais pas ce qu'il faut faire. Je continue à pas faire ce qui faut faire. Je parle dans la parle. C’est-à-dire je me tais. Je me tais dans la parole. Voilà ce qu’il faut continuer de faire. Il faut continuer le taire en parole. Il faut le faire taire dans la parole. Voilà ce qu’il nous faut. Un bon faire taire. Un bon trou de taire qui vient dans tout le papoter. Le papotaire[13].
Il y a d’abord l’adresse qui met l’énoncé au présent de l’énonciation : ici, le « monsieur » qui fait l’interlocuteur est sans cesse interpellé mais est aussi comme celui auquel la parole se cramponne pour pouvoir tenir, persévérer, durer. Quand l’interlocuteur n’est plus désigné, l’énoncé verse dans l’énonciation par son caractère responsif comme s’il fallait justifier d’une série de réponse à une question qui ne cesse de tarauder la parole. Mais la réponse est plus une reprise de parole qu’une réponse à proprement parler : « Et pourquoi se taire ». Au demeurant, non seulement la question n’est pas vraiment interrogation mais bien ici affirmation d’un « je n’ai pas à me taire » sans cesse repris pour creuser son trou de parole qui met in fine la parole dans le taire et donc l’emporte sur quelque interdiction de parole puisque la parole inclut le taire.
Il y a autant que l’adresse, le travail des lanceurs d’une volubilité qui se nourrit d’elle-même étant entendu que cette volubilité repose constamment sur l’adresse et donc sur l’écoute consubstantielle à sa réalisation. La lancée et le travail de lancée sont autant de reprises de voix dans la voix : « Je cause pas bien français moi » est comme la reprise d’un « tu causes pas bien français » puis plus loin, « causes-moi français », etc., et dans le second fragment : « tais-toi »… Le phrasé lançant est surtout dynamisé par les multiples mots ou locutions qui font autant de chevilles étant entendu que ces chevilles produisent une dynamique continuelle soit par leur valeur d’adresse, soit par leur valeur lançante. On ne peut manquer d’observer le « et » de tous les autres lanceurs anaphoriques qui mettent le discours dans une volubilité de liste, d’énumération. Ces reprises portent une valeur de paraphrase qui montre que rien ne peut venir à bout d’un dit et que le dit pousse au dire, ne fait que pousser au dire.
Il y a certainement une violence dans ce dire au point de « parler en travers » mais il n’y a pas à confondre cette violence avec une quelconque destruction du langage voire de la langue quand ce sont des discours dont la violence est certainement tout autre : violence donc à contre-violence. Et il faudrait parler d’un travers qui permet que la parole traverse les discours qui l’empêchent d’advenir. Et ce travers est d’abord une traversée : « dans la littérature on transcrit les choses de la vie tandis que dans la poésie c’est la vie elle-même », précise Pennequin (entretien avec Courtoux). Bref, pour Pennequin, « écrire c’est parler à ma façon » (ibid.) et, comme disait Michaux, « le mal, c’est le rythme des autres ».
Bien évidemment la paronomase généralisée est le soubassement du dit poussé au dire : de causer à parler puis se taire, du français à toutes les langues en passant par le champ sémantique (langue d’origine, la gorge…) et surtout telle locution qui est reprise, déprise et presque conceptualisée : « parler de travers ». Cette locution devient « parler en travers » puis « travers » s’autonomise pour devenir un équivalent-personnage jusqu’à la rime finale : « le travers » c’est « me taire ». Plus encore avec la reprise dans le morceau suivant, jusqu’au néologisme, comme un nom de personnage, de ce personnage rythmique que tout le texte ne cesse de relancer, de faire vivre devant nous dans la volubilité discursive : « le papotaire ». Mot-valise qui met « papoter » au régime du « se taire ». Oxymoron si l’on veut mais surtout personnage impossible comme l’est la performance, c’est-à-dire l’écriture, de Pennequin. Un impossible réalisé, en acte… jusqu’à mettre en crise le politique dans la littérature comme dans la société.
3. Neuf points pour ne pas en finir avec la performance
Il y aurait comme une évidence à poser que la lecture-performance puisse être naturellement considérée comme une réécriture puisque leurs auteurs semblent poser une écriture en acte qui viendrait comme défaire une écriture antérieure (1). Cette postulation demanderait pour le moins de se demander tout d’abord si toute lecture engage une réécriture (2). Si tel n’était pas le cas, alors en quoi ces lectures-performances se rattachent-elles à une activité d’écriture (3) ? Mais au-delà ou en deçà de ces questions premières, il y aurait à se demander pourquoi l’habitude fait se dissocier texte et diction si ce n’est texte et théâtralisation avec ce qui s’en suit s’agissant des termes ici en jeu qui eux aussi se voient bien vite naturalisés, du moins rapportés au dualisme anthropologique réitéré du vif et du mort (4). Alors la métaphore courante de l’interprétation comme traduction et subséquemment comme réécriture engagerait pour le moins une reconsidération du texte comme toujours en attente d’actualisation, comme séparé de sa lecture, de sa diction, de toute action (5). Bref, le problème de la performance comme réécriture renverrait alors à interroger la performativité textuelle elle-même (6) et par là-même signalerait la possibilité de mieux considérer le sujet de et à l’œuvre pour saisir alors le continu de l’écriture et de la lecture, du texte et de la performance qu’elle soit réalisée dans le tête à tête avec le livre ou dans le face à face avec le public voire dans tout autre dispositif imaginable (7)… Mais rien de tout cela ne pourrait tenir dans quelque direction que ce soit si nous n’allions observer empiriquement ce que fait tel texte et telle performance dans leur continu ou leur discontinu éventuels (8). Charles Pennequin, c’est l’hypothèse, nous permettrait alors de concevoir une écriture toujours en cours qui inclut dans son processus rythmique et relationnel, des moments multiples qui participent tous d’une écriture impersonnelle faisant entendre une voix inouïe qui ne cesse de travailler son inconnu, sa force intempestive à aucune autre pareille. Cette écriture est également l’écoute d’une multiplicité à l’œuvre qui ouvre à toutes les conflictualités permettant une politique de la voix où la vox populi s’entendrait dans sa pluralité contre toute vox dei – celle de la télévision en premier (9). En fin de compte, le problème que pose la réécriture engagerait une reconceptualisation de l’œuvre trop souvent assignée au texte quand elle ne peut se réduire à quelque produit qu’il s’appelle « texte » ou même « avant-texte », « intertexte » ou encore « lecture-performance ». C’est que la définition d’une œuvre consisterait à répondre de sa valeur comme un inaccompli, toujours en cours, œuvrant pour que la voix et la vie dégagent le terrain à ce qui ne se reproduit jamais deux fois.
2 avril 2008
[1] E. Loret dans une note de lecture de C. Pennequin, La Ville est un trou suivi de Un jour (P.O.L, 2007) dans Libération, 14 juin 2007.
[2] J. P. Bobillot, « Poésie sonore » dans M. Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001, p. 617.
[3] Le terme de « clairvoyance » est significativement utilisé pour caractériser Apollinaire « qui posa les fondements » du simultanéisme : « c’est exactement ce que fait Heidsieck, en 1972, dans Le Carrefour de la Chaussée d’Antin », où le « exactement » est déspécifiant tant pour Apollinaire que pour Heidsieck !
[4] Mathieu Larnaudie, « Sur Le Signe = de Christophe Tarkos » dans le dossier « Poésie contemporaine : lectures décentrées », Inculte, revue littéraire et philosophique, n° 15, mars 2008, p. 74-82. On peut lire aussi Renaud Ego, « Poésie-infinie-réalité à propos de Christophe Tarkos » dans L. Destremau et E. Laugier (dir.), Quatorze poètes, anthologie critique & poétique, Prétexte éditeur, 2004, p. 155-161. On y trouvera cependant un cliché académique qui met les « qualités rythmiques » de Tarkos « en phase avec les musiques de son époque » : de deux choses l’une, soit tout vrai poème est en phase avec son époque et alors la spécificité de Tarkos n’est pas ce pont-aux-ânes, soit on confond poésie et musique et on est incapable de penser le poème autrement qu’à métaphoriser sans savoir qu’on est en plein mythe : « Comme elles (ces musiques), cette poésie privilégie la scansion sur le timbre, confinant dès lors la tessiture et la mélodie dans un répertoire assez réduit » !
[5] H. Meschonnic, Vivre poème, Dumerchez,
[6] W. von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, trad. P. Caussat, Seuil, 1974, p. 183-184.
[7] V. Novarina, « Le langage se souvient », entretien avec Isabelle Babin, dans Inculte, n° 15, op. cit., p. 18.
[8] G. Dessons, « La phrase comme phrasé » dans La licorne n° 42 (« La phrase »), p. 41-53.
[9] H. Meschonnic, La Rime et la vie, Lagrasse, Verdier, 1990, repris en Folio/essais, Paris, Gallimard, 2006, p. 246
[10] C. Prigent, « L’inquiétude du sens », Entretien avec Pascal Boucher-Asselah, 18 mai 2005, dans Docks, 2006. Texte disponible à cette adresse : http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/P_f/PRIGENT_F/PRIGENT.html
[11] C. Pennequin, Entretien avec Sylvain Courtoux, mai-juin 2003, à l’adresse
[12] W. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire : un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, éd. Rolf Tiedemann, trad. et préf. Jean Lacoste, Paris, Payot, « Ikeda », 1990 / « Petite bibliothèque Payot », 2002 [fragments d'un livre que Benjamin voulait consacrer à Baudelaire : Le Paris du second Empire chez Baudelaire (1938), Zentralpark, fragments sur Baudelaire (1938-1939), Sur quelques thèmes baudelairiens (1939)], p. 103.
[13] C. Pennequin, La Ville est un trou suivi de Un jour, Paris, P.O.L, 2007, p. 113-114.
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