mardi 18 janvier 2011

Bibliographie analytique des travaux de recherche : une introduction (1.2. théorie littéraire)


1.2. Travaux thématiques en théorie littéraire

Il m’est difficile de limiter une activité de recherche en littérature et avec la littérature : on vient de le voir s’agissant des auteurs auxquels je m’attache ; on va le voir s’agissant des entrées notionnelles. Je me contenterais d’évoquer ici Ferdinand de Saussure quand il fonde le cœur de sa « linguistique générale », la notion de valeur, en notant ceci qu’il me semble judicieux de généraliser à l’ensemble des notions que ma recherche mobilise à des degrés divers :

Nous n’établissons aucune différence sérieuse entre les termes valeur, sens, signification, fonction ou emploi d’une forme, ni même avec l’idée comme contenu d’une forme ; ces termes sont synonymes. Il faut reconnaître toutefois que valeur exprime mieux que tout autre mot l’essence du fait, qui est aussi l’essence de la langue, à savoir qu’une forme ne signifie pas, mais vaut : là est le point cardinal. Elle vaut, par conséquent elle implique l’existence d’autre valeurs[1].

Avec Saussure, il semble impossible de concevoir une notion hors d’un système de notions. S’enchaînant dans une logique d’interactions multiples, les notions font alors système pour devenir de véritables opérateurs conceptuels par différenciation. En effet, on ne peut se contenter de cet enchaînement logique sans concevoir également le fait que les notions mises en activité, par exemple dans la réflexion avec les œuvres littéraires, constituent autant de points critiques permettant de les dissocier, de les spécifier et donc d’engager une critique interne à la conceptualisation littéraire. C’est la force cardinale de la valeur au sens que lui donne précisément Saussure. Et c’est peut-être une des conditions décisives pour que les notions ne s’exonèrent vite de leur condition langagière. Aussi, dans la mesure du possible, toute mon activité de recherche est-elle orientée par cette exigence : éviter les sorties du langage et donc des œuvres, qui constituent autant d’oublis du fait que « primordialement il existe des points de vue », comme l’écrit Saussure[2]. Non qu’il faille parier sur une critique immanente mais tout simplement parce que la dissociation de notions au plus près des œuvres constituerait le meilleur moyen pour que la relation critique reste à l’écoute de ces dernières au lieu d’en faire des objets – les œuvres ne font œuvre que par leur activité subjectivante – ou des terrains d’application plus que d’expérience et donc d’expérimentation, de discussion des points de vue. Il s’agit au fond de tenir l’implication réciproque de l’œuvre et de sa critique afin d’engager la relation de la relation.

La multiplication des notions ne constitue pas pour autant une garantie de conceptualisation ou d’activité de pensée. Aussi j’aime entretenir le paradoxe qui permettrait d’intensifier une telle activité en se contentant des notions les plus simples et les plus massives, en les rejouant ou déplaçant même très légèrement et, pour le moins, en les historicisant au cœur de sa propre recherche : ce qui entraîne par contrecoup des rédéfinitions en chaîne qui ne peuvent à proprement parler s’arrêter. Plus que de redéfinitions, devrais-je parler plutôt de définitions-valeurs dont le bougé parfois même imperceptible constituerait la force de l’activité critique.

Ma recherche pourrait alors se contenter des notions de voix et de relation, ce qu’indiquerait délibérément le titre de ce travail, à condition que d’autres notions permettent d’engager à leur sujet un point de vue critique ou de nécessaires retours sur conceptualisation. Chaque chantier nouveau même limité à une publication relativement restreinte ou répondant à une demande parfois assez éloignée de la recherche, serait l’occasion de réengager les notions. Ainsi se trouveraient-elles retournées, rejouées et peut-être même déjouées, pour le moins essayées. Outre le fait qu’ils soient placés sous l’enseigne bicéphale de la voix et de la relation, mes travaux pourraient toutefois se résumer à trois aventures conceptuelles qui s’enchaînent l’une à l’autre et que pour les besoins de l’exposé, je dissocierai :

- la première emprunte le chemin ouvert par Jean Starobinski avec la notion de relation critique ;

- la deuxième tente une conceptualisation d’une notion attestée bien qu’apparemment désuète et passablement péjorative, celle de racontage ;

- la troisième, poème-relation, agglutine deux notions massives pour tenter de problématiser multiplement ce qui ici fait la visée : la tenue d’un rapport dans ses historicités mêmes, en écriture comme en lecture, en pratique comme en théorie.

1.2.1. Critique : la relation critique

Ma thèse comme l’ensemble des recherches qui ont suivi prennent pour point de départ ou plutôt d’ancrage car la préoccupation fondamentale qui l’anime est de vérifier sans cesse la validité et la tenue de cet ancrage, la notion conceptualisée par Jean Starobinski dans un texte qui ouvre la première partie (« Le sens critique ») de l’ouvrage éponyme : la relation critique[3]. Ce texte d’une vingtaine de pages provient d’une conférence faite à l’université de Turin en 1967 et se situe délibérément dans l’actualité (« le débat récent ») concernant les enjeux théoriques et méthodologiques de ce qu’il est convenu d’appeler soit la théorie critique soit la méthode critique et plus médiatiquement la « nouvelle critique ». Je ne peux ici que référer à mon travail de thèse qui à la fois établit le départ de ma recherche dans ce texte de Starobinski et tente sa reprise critique jusque dans le sous-titre que j’ai donné à L’Amour en fragments : « Poétique de la relation critique » qui demande une critique de la relation et donc de la relation critique.

L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2004, p. 323-331.

Le « parcours critique » engagé par Starobinski avec la notion de « relation critique » constitue pour ma recherche une heuristique qui n’a cessé de se prolonger. Je me contenterai ici de prendre à témoin tous les numéros de la revue Le Français aujourd’hui que j’ai dirigés ou codirigés et qui me semblent tous explicitement ou implicitement convoquer la notion et tenter non d’en faire le tour mais d’en maintenir l’utopie au travail. Il est vrai que la direction d’une revue ressemble à l’écriture d’un article pour lequel un appel vous a fait entrevoir un éclairage inédit alors même que sa rédaction achevée, sa publication réalisée vous ne reconnaissez pas vraiment cette lumière que l’appel avait fait naître : toutefois la désillusion n’est qu’apparente et chaque tentative de réponse à de tels appels et donc à de tels projets qui vous font mener jusqu’au bout un numéro de revue depuis son inspiration inconsciente et enthousiaste, est toujours l’occasion de s’apercevoir que les lucioles qui in fine témoignent de la première vision constituent bel et bien une constellation dans l’obscurité de la recherche. Survivance des lucioles, proposait récemment Georges Didi-Huberman ? Oui, à condition qu’on n’oublie pas que les rêves font la matière même de la relation critique comme « savoir hétérotopique[4] ». Bref, une revue existe autant dans son rêve que dans sa réalisation si cette dernière a quelque peu gardé la force du premier.

Un numéro fait l’emblème de cette recherche rêvée :

(avec Jérôme Roger), Le Français aujourd’hui, n° 160 (« La critique pour quoi faire ? »), Paris : Armand Colin, mars 2008.

Ce numéro se clôt pour mieux continuer sur l’article d’une collègue de Montréal, Micheline Cambron, dont le titre fait résonance à ce travail : « Usages de la critique : trouver sa voix ». J’ajouterais bien évidemment à ce titre ce qui faisait la visée de ce numéro : « Critique des usages de la critique » qui alors peut vraiment engager à « trouver sa voix ». C’est pour moi ici l’occasion de confirmer la conviction que la critique fait relation et que la relation fait critique si l’attention ne cesse d’en porter le rêve.

Six ans auparavant, j’avais pris l’initiative d’un numéro demandant aux enseignants de penser ce qui semble naturalisé ou instrumentalisé : le rapport aux textes. La notion d’attention empruntée à Jean Paulhan dans sa Préface à toute critique (1951) qui en faisait d’ailleurs la définition même, ouvrait immédiatement à la réflexion. On n’oubliait pas également que Paul Claudel qualifiait Mallarmé, dans Positions et propositions, de « professeur d’attention ». Aussi la critique par l’attention, qu’elle s’exerce en situation pédagogique ou dans un projet de recherche, est-elle toujours le rappel de la relation intersubjective et transsubjective quand l’habitude et donc l’inattention réduisent la relation à la communication ou à la transmission d’un objet, que ce soit un texte, une notion voire une méthode… Que le « parcours critique » oblige alors à concevoir le rapport aux textes comme attention à la relation, reviendrait tout simplement à se demander « ce qui se lie quand on lit » – tel était le titre de ma contribution à ce numéro – pour approfondir la qualité de l’attention requise dès que le lecteur est engagé en littérature.

(dir. avec I. Pécheyran-Hernu) Le Français aujourd’hui n° 137 (« L’attention aux textes »), Paris, AFEF, avril 2002.

La critique, on vient de l’apercevoir, est une activité qui a ses points d’appui de prédilection quand elle se fait relation : chercher « les choses qui sont dans la voix » et non « les mots » comme traduit Tricot[5]. À condition de considérer la voix dans et par l’oralité de l’écriture. Ce que tentait ce troisième numéro du Français aujourd’hui qui posait trois enjeux successifs et concomitants à sa critique en didactique : la tenue du continu comme « critique des anthropologies de la totalité où tout ce qui n’est pas parlé est écrit », l’enchaînement avec la voix du poétique, du politique et de l’éthique et, enfin, la critique du sens, des partages du sens. Aussi ai-je intitulé ma contribution, « Donner la parole aux sans-voix », en rêvant à la fois à tout ce qu’on entend dans l’écriture des œuvres alors même qu’elles le taisent et à tout ce qu’on pourrait entendre dans les lectures des œuvres alors même qu’elles restent trop silencieuses au fond de la classe. Augmenter l’écoute de l’oralité répondrait seulement au fait que l’œuvre ne cesse de se faire appel à réénonciation quand le dispositif scolaire ou de recherche préfère trop souvent entendre ce qu’il veut entendre et non cet inconnu de la réénonciation, ce « racontage »

(avec P. Païni), Le Français aujourd’hui n° 150 (« Voix, oralité de l’écriture »), Paris, Armand Colin, septembre 2005.

1.2.2. Oralité : le racontage

Un des partages les plus fréquents quant au sens en littérature, c’est celui que chacun doit emprunter dans sa vie de lecteur : celui qui sépare et ne cesse de construire autant de frontières que les dispositifs pédagogiques et/ou savants peuvent en inventer. Il y aurait donc les premières lectures et les suivantes. Plus précisément il y aurait les lectures premières assistées (les parents, les enseignants lisent pour l’enfant, l’élève) quand les lectures secondes seraient rendues soi-disant à leur autonomie (la lecture deviendrait solitaire). Mais paradoxalement, ce modèle dichotomique aux apparences naturelles incontestables qui de la non-lecture à la lecture instrumentale tracerait un itinéraire enfin attentif aux « premières lectures » si ce n’est aux « primes lectures », se verrait toujours redoublé par une dichotomie dont la fonction culturelle l’emporterait sur cette fonction naturelle dans la genèse de la lecture. Les premières lectures forcément spontanées et subjectivistes précéderaient, dans une ontogenèse et une phylogenèse, les lectures secondes mises au régime d’une distanciation construite selon les canons de la lecture lettrée ou scolaire, du moins instrumentée.

Il m’a paru souhaitable de défaire ces partages et de tenter une hypothèse que j’ai osé appeler le « racontage ». Il s’est agi d’abord de placer toute ma recherche dans le mouvement qu’offriraient les œuvres : « la saisie d’un rythme intérieur » comme le propose Jean-Pierre Martin à la fin de son essai et avec Robert Pinget[6]. Mais si mon éminent homonyme n’a pas hésité à sortir les œuvres en fréquentant les fonds jazzistiques de la littérature « au siècle du skaz[7] », j’ai tenté de descendre encore plus bas dans les fonds enfantins de la littérature « au siècle du Père Castor » ! Ce qu’a tenté de répéter cinquante fois, avec ses cinquante questions, l’ouvrage écrit en collaboration avec Marie-Claire Martin, livre issu d’une longue expérience commune d’enseignants et de formateurs d’enseignants mais également de parents puis grand-parents. Livre sur lequel je reviens plus loin :

(avec Marie-Claire Martin), Quelle littérature pour la jeunesse ?, coll. « 50 questions », Paris, Klincksieck, 2009.

C’est donc dans ce livre que la notion a pris consistance sans jamais se séparer des lectures d’œuvres.


Toutefois, l’auteur de La Bande sonore a plus en tête le « scat » que le skaz puisqu’il ne fait référence à celui-ci que par voix détournées – Lodge citant Salinger – quand il faudrait pour le moins évoquer Nicolas Leskov –il faut toutefois signaler qu’en 1998 les récits de ce dernier n’étaient pas disponibles en traduction française[8]. Le « conte oral et populaire » est autant qu’une forme littéraire une conception du monde et donc une école de la vie. C’est précisément parce que l’orientation littéraire d’un Leskov commenté par Walter Benjamin, lequel a tout au long de ses recherches attaché la plus grande importance à l’enfantin[9] si ce n’est à l’enfance, ouvre à une écoute de la relation dans la narration – activité où le narré est porté et non porteur – que j’ai inauguré dans ma recherche une conceptualisation du racontage. Bien des préventions m’ont longtemps interdit de proposer ouvertement cette notion qui se dissocie fortement du « contage » généralement rapporté à l’oralisation ou la théâtralisation du conte et donc à la seule transmission quand je vise la relation dans et par le langage. Préventions nombreuses, dis-je, mais peut-être me faut-il signaler en premier lieu la tension qui l’anime et que j’aperçois dans le continu de deux notions apparemment antinomiques, volubilité et retenue, alors même qu’elles engagent l’une par l’autre et l’une dans l’autre ce que Claudel appelait « l’indéchirable » d’un dire, d’une oralité.

Deux articles ont commencé ce travail parmi d’autres, l’un vers la poésie qui expose sa ruse énonciative plus que narrative, amoureuse plus qu’auctoriale, et l’autre vers l’auctorialité qui cherche à tomber « de l’auteur au conteur, de l’autorité à l’oralité ». Deux articles qui, sans l’avouer vraiment, se refusent à penser les œuvres du point de vue des postures et autres costumes qui défont le continu du poétique et de l’éthique :

« Penser le renard d’écriture dans la relation corps-langage », Cahiers Robinson n° 16 (« Renart de male escole »), Arras, Presses de l’Université d’Artois, 2004, p. 65-78.

« Auteur, lecteur : la relation dans et par le langage », Modernités, n° 18 (« L’auteur entre biographie et mythographie »), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 271-283.

Deux travaux plus récents m’ont permis de mieux expliciter la force éthique d’une poétique de l’oralité quand, avec la réticence, il me semble nécessaire de déplacer le problème d’une rhétorique vers une poétique et quand, avec la volubilité, il y a à opposer le côté Humboldt au côté Heidegger dans telle œuvre ou chez tel essayiste, Ponge en l’occurrence.

« Réticence, retenue : le travail d’écoute du poème-relation » dans J. Michel et M. Braester (dir.), La Réticence dans des écritures poétiques et romanesque contemporaines, Actes du colloque international (Haïfa, mars 2007), Paris, Bucarest, Jérusalem : éd. EST, Samuel Tastet éditeur, 2007, p. 13-24.

« Volubilité et oralité : saliver et savonner (lecture du Savon de Ponge) », La Polygraphe n° 30-31, Chambéry, Comp’Act, 2003, p. 235-246.

Ces deux derniers travaux montreraient à l’envi que le racontage ne se limite pas pour moi à un répertoire réservé à l’enfance. Le limiter ainsi c’est une fois de plus défaire la conceptualisation envisagée même si son enracinement dans la culture d’enfance est une manière de le considérer comme un recommencement jusque dans l’activité théorique, jusque dans l’ambition d’une refondation du littéraire dès le plus jeune âge en revivant les premières expériences les plus communes et les plus personnelles ou en considérant tout acte de lecture et d’écriture comme un commencement en lecture et en écriture… Resterait toutefois à concevoir une sortie dans la cour des grands : du racontage au poème-relation, il n’y a qu’un pas à franchir, c’est celui qui porte le sujet à hauteur de voix. Le cœur vif du racontage c’est le poème-relation et celui-ci est le porteur d’un racontage qui n’en finirait pas.

1.2.3. Poème : le poème-relation

Les notions qui associent deux termes rappellent forcément un moment de l’histoire de la critique littéraire, celui où « la littérature » se voyait associée à toute autre discipline si ce n’est à tout autre terme hors d’elle-même. Ce moment a pu apparaître pour certains celui d’une « nouvelle imposture[10] » mais il a d’abord été celui d’une reconfiguration où la littérature n’était plus confinée dans le tête-à-tête avec l’histoire : littérature et psychanalyse, roman et sociologie, « critique et objectivité[11] », etc. L’inflation des appositions réduites souvent à des additions aurait certainement dévoyé le projet d’une nouvelle « relation critique » aux œuvres littéraires alors même qu’il consistait à l’ouvrir, à en augmenter l’écoute interne et externe – je pense en particulier à tout ce qui a été engagé quant à l’enseignement mais également quant à la lecture publique. Reste que le problème n’est pas celui des termes convoqués sous peine de réduire le rapport à un passage ou non de signifiés et donc à une stase des attitudes comme des habitudes quant à la critique et à l’écoute des oeuvres quand n’importe quel rapport peut devenir relation s’il opère une interaction transformatrice des termes, des points de vue respectifs, des signifiés mêmes à condition que l’expérience, toute l’expérience du rapport soit celle d’une homogénéité nouvelle, d’un point de vue inédit, d’une reprise, d’un commencement.

Accoupler « poème » et « relation », ce n’est donc pas prendre appui sur deux définitions mêmes reconfigurées dans des dispositifs théoriques neufs ou les plus à même de s’associer. Accoupler ces deux notions, c’est engager leur réfection non pour aboutir à leur redéfinition mais pour ne cesser de recommencer leur enjeu réciproque, leur accouplement comme nouveau point de vue continûment rejoué puisque tel poème est en permanence refait par telle relation et inversement.

Le risque de la tautologie pointe dans ma recherche. Il faut reconnaître que mes travaux parfois piétinent dans un phrasé tautologique qui joue d’un certain psittacisme formulaire en guise d’argumentation : « ce poème fait la relation parce que cette relation fait le poème » ou, autrement dit, « cette relation est poème puisque ce poème est relation ». Alors j’en appellerais à Clément Rosset[12] :

Seule l’énonciation tautologique, […], rend justice au réel sur ce point crucial non de son unité mais de son unicité. Que A soit A implique en effet que A n’est autre que A. C’est en cette mince précision supplémentaire que me semble résider la principale richesse de la tautologie, et c’est à partir d’elle que celle-ci peut faire école, affirmant que le réel, quelles que soient par ailleurs sa complexité, sa multiplicité et sa mouvance, loge à l’enseigne de la tautologie. Ce qui ne signifie pas que sa philosophie se résume à l’énoncé « A est A », mais que cet énoncé est considéré, par les philosophes que j’appelle d’inspiration tautologique, comme le modèle de toute vérité ; en d’autres termes, que l’infinité des énoncés que peuvent produire ces philosophies ont en commun de ne jamais faire infraction à cette vérité-modèle, contrairement à ce que fait Platon dans le Sophiste.

Rosset vise cette force du discours tautologique en regard des impasses du discours d’inspiration dualiste. Cette force qui souvent ne s’aperçoit qu’à la limite de l’infime est d’abord celle d’une nécessité : se reprendre infiniment pour répondre de l’infini de ce qui est que j’aime formuler dans une boutade où l’être devient un suivre, se met en mouvement, en devenir, en relation : « tu es donc je te suis » ! C’est très exactement ce mouvement d’écartement, de déplacement, de déterritorialisation que la tautologie peut engager avec le poème-relation. Ainsi peut-on non comprendre mais suivre la formule de Parménide que Rosset met en exergue de son livre : « Peu m’importe par où je commence car je reviendrai ici ». J’aime alors qu’une communication faite pour un colloque de didacticiens de la littérature s’égare quelque peu avec un texte d’Ariane Dreyfus dont le titre venait rejouer la formule pré-socratique : La Belle Vitesse. C’est un peu le rêve théorique du poème-relation car « rien n’est si rapide », précise in fine Rosset, « que le réel[13] ». Et ici, « le réel », ce serait ce que fait tel poème, ce que fait telle relation : ce qu’ils nous font en agrandissant et transformant ce que nous voyons, entendons, sentons, vivons. Ils nous font pendant que nous les faisons : cette interaction est une subjectivation infinie, une « belle vitesse » qui engage « nos corps dans le fonctionnement réel de leurs gestes[14] ».

« Non l’expression mais la relation : avec des poèmes vers l’oralité », dans Philippe Clermont et Anne Schneider (dir.), Écoute mon papyrus, Littérature, oral et oralité (Actes du colloque « Littérature, oral, oralité », Université Marc Bloch, Strasbourg, avril 2005), Strasbourg, Scérén/CRDP d’Alsace, 2006, p. 241-252.


[1]. F. de Saussure, Écrits de linguistique générale, éd. de Simon Bouquet et Rudolph Engler, Paris, Gallimard, 2002.

[2]. Ibid., p. 19.

[3]. J. Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1970.

[4]. G. Didi-Huberman, La Survivance des lucioles, Paris, Les éditions de Minuit, « Paradoxe », 2009, p. 117.

[5]. Aristote, Catégories, De l'interprétation, Organon I et II, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, pp. 89-90.

[6]. J.-P. Martin, La Bande sonore, Paris, éditions José Corti, 1998, p. 278.

[7]. C’est le titre du deuxième chapitre qui mêle Charles Cros, Louis Armstrong et James Joyce : J.-P. Martin, La Bande sonore, op. cit., p. 49 et suivantes.

[8]. Toutefois, J.-C. Marcadé avait soutenu sa thèse pour le doctorat d’état en 1987 : L’œuvre de N.S. Leskov, les romans et les chroniques, Paris. Éditée dans : Творчеcтво Н. С. Лескова : романы и хроники / L’œuvre de N. S. Leskov : les romans et les chroniques, trad. du francais A.I. Popova et alii, Sankt-Peterburg, Akademičeskij proekt (Sovremennaja zapadnaja rusistika), 2006.

[9]. Sur cette notion, voir les travaux de Pierre Péju et, en particulier, La Petite Fille dans la forêt des contes, Paris, Robert Laffont, 1981.

[10]. Raymond Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Jean-Jacques Pauvert, « Libertés », 1965.

[11]. Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique ? Critique et objectivité, Paris, Mercure de France, 1966.

[12]. Clément Rosset, Le Démon de la tautologie suivi de Cinq petites pièces morales, Paris, éditions de Minuit, « Paradoxe », 1997, p. 47-48.

[13]. Ibid., p. 51.

[14]. Ghérasim Luca cité par Dominique Carlat dans Ghérasim Luca l’intempestif, Paris, José Corti, 1998, p. 337.

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