samedi 30 janvier 2010

Sylvie Germain : « le souffle immense du langage »


« Certains poètes ont l’ouïe si fine qu’ils perçoivent des voix inaudibles à tout autre, des souffles infimes flottant au loin « dans les fleuves au nord du futur », et ils halent ces voix avec un soin extrême jusqu’aux rives escarpées du langage » (LP, 38[1]).


Il y aurait plusieurs façons de penser la voix en lisant Sylvie Germain. Au premier abord, son lecteur rencontre le motif assez régulièrement, et en cela il est mis en demeure d’en faire pour le moins un élément décisif si ce n’est porteur de la dynamique narrative.Ensuite, le rendu attentif à la voix est obligé de concevoir à la fois sa forte unité d’ensemble et sa pluralité constante : il y a bien une voix « Sylvie Germain » et elle est pleine de voix – au pluriel. Du cri au silence, la voix est une relation qui fait « le souffle immense du langage » (TM, 151) des romans de Sylvie Germain. Il s’agit donc d’écouter ensemble ce récit de voix et cette voix récitative pour que ce « souffle immense du langage » s’entende au plus près, en son cœur même.

À l’orée de l’œuvre, l’ouverture des six « Nuits » du Livre des Nuits met en réciprocité d’action « la nuit » et « le cri ». Plus précisément, dès lors qu’une parole rapportée comme transcription d’une voix donnée a lancé la narration, les reprises anaphoriques engagent une deixis qui va alors porter constamment cette narration : « cette nuit […] et ce cri » montre à l’envi que c’est la voix qui porte le récit, et non l’inverse, que c’est l’injonction de dire qui entraîne, plus que la nécessité d’un dit. C’est donc l’œuvre dans son ensemble qu’il faudrait d’emblée considérer comme l’écho d’une voix à d’autres voix, comme voix s’enflant de voix : « Car ce cri, […] s’en venait du fond du temps, écho toujours resurgissant, toujours en route et en éclat, d’un cri multiple, inassignable » (LN, 11). Je lis dans ce passage à l’incipit de l’œuvre de Sylvie Germain la forme précise du souffle qui porte l’œuvre emportant tout le langage et le tout du langage. Telle une fable de l’écriture par et dans la voix de voix où les « bouches de nuit et de cri confondus » font alors entendre cette « nuit hors-temps qui présida au surgissement du monde » et ce « cri d’inouï silence qui ouvrit l’histoire du monde comme un grand livre de chair feuilleté par le vent et le feu » (LN, 12). Pour autant aucune préméditation n’est à percevoir dans ce lancement de l’œuvre, pas plus que l’excipit, ce chant étrange au titre tautologique, « Nuit nuit la nuit », dont l’intensité nocturne est d’autant plus lumineuse, ne permet de boucler un quelconque projet puisque « le livre ne se referm[e] pas pour s’achever, se taire » : « Le dernier mot n’existe pas. Il n’y a pas de dernier nom, de dernier cri ». En effet, « Le livre se retournait. Il allait s’effeuiller à rebours, se désoeuvrer, et puis recommencer. Avec d’autres vocables, de nouveaux visages » (LN, 337).

Cette écriture s’opposerait alors radicalement à ce qu’un Richard Millet engage littérairement quand, avec un « nous » qui « ne possède pas de destinataire en dehors de lui-même, puisque l’expérience à laquelle il renvoie est à la fois unique et sans postérité », il nous met dans cette situation redoutable « où l’on croit avoir affaire à une voix, à une parole conteuse, au testament de tous les habitants de Siom », alors que « le ‘nous’ serait plutôt une façon de dire l’existence d’une collectivité sans testament » (Daunais, 2007). Et Isabelle Daunais en conclut très justement que « ce que nous croyons entendre est en réalité sans voix » (ibid.). Aussi, l’œuvre de Sylvie Germain a contrario ferait entendre de la voix comme puissance de vie emportant chaque mort dans une choralité infinie, toujours altérée et renouvelée par « d’autres vocables, de nouveaux visages » (ibid.). Cet appel et cet envisagement portent ses livres à hauteur d’épopées de voix qui ne cessent de s’engendrer les unes dans et par les autres. J’y vois un refus fort des apocalypses littéraires inspirées, si ce n’est nourries, par le programme heideggerien d’un « être-pour-la-mort ». Programme qui n’attribue pas seulement à la mort « une fonction primordiale[2] » mais en fait « un national-essentialisme » (Meschonnic, 2007) et un réalisme langagier qui tuent les voix, que ce soit en « aboli[ssant] toutes les voix autour de lui » – ce qui n’en produit pas pour autant du « silence », comme dit Isabelle Daunais mais bien plus souvent du bruit, un assourdissement intolérable –, ou que ce soit en les assignant toutes à une voix de son maître – « la Langue » ou autre forme d’originisme essentialisée. Contre ce bruit, contre ces « mille bruits » (LN, 334), l’écriture de Sylvie Germain invente un répons des plus beau :

« Et voilà le vieux Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup qui se met à appeler sa grand-mère en pleurant.

« Vitalie ! Vitalie !... »

murmure-t-il, comme si seul le plus ancien nom avait résisté à l’oubli, à l’enfouissement.

Mais le nom est là, tout proche, tout chaud, qui répond :

« Je suis là. Dors. Dors maintenant… »

et le nom étend sur lui son ombre blonde, le recouvre » (LN, 336).

On l’a compris, le nom, les noms comme la voix, autant de voix, voilà ce qui ne cesse de s’entendre, de se répondre, de résonner dans les romans de voix de Sylvie Germain. D’autant que ce nom, « Vitalie », est la profération de la vie par tous ses bouts, par toutes ses rimes… Ce nom est une voix vive : plus qu’un substantif, c’est un appel.

Fables

Les romans de Sylvie Germain écrivent souvent des fables de la voix. Ces fables racontent des histoires de voix qu’on croirait venues du temps où les animaux parlaient… Celle de Melchior dans L’Enfant Méduse est d’abord contée à la « petite Lucie » par son père qui « assure que ce crapaud a près de quarante ans » et dont « la voix résonne, monocorde et très grave, dans le crépuscule » :

Melchior dort pendant l’hiver, il s’enfouit sous la terre ou au creux d’une souche. Il dort avec la terre. Il se réveille avec le soleil, aux beaux jours il revient et alors il se tient tranquillement dans l’herbe nouvelle, il regarde le monde avec ses gros yeux d’or, et il voit, il entend des choses que ni toi ni moi ne sommes capables de percevoir (EM, 31).

Mais le conte pour enfants se transforme aussitôt en une fable de vie dont l’énigme va nourrir tout le roman. Non seulement le conte confirme sa dimension étiologique, mais il devient l’allégorie de tout ce qui va porter le roman. Aussi faut-il d’emblée préciser que si fable de la voix il y a dans les romans de Sylvie Germain, il s’agit de fables qui donnent corps à la voix dans les deux sens du terme, puisque l’inversion d’un devenir-animal en devenir-homme par et dans la voix y montre l’énigme de la voix fabuleuse dans sa réversibilité même, dans sa force métamorphique :

Hyacinthe se souvenait très bien du jour où Melchior avait établi sa demeure derrière la maison. Cela était arrivé très peu de temps après la mort de son père. Un soir la voix s’était levée, sombre et sourde comme un glas égrenant des pleurs et des regrets. Le crapaud psalmodiait une obscure prière, pétrie de boue, de nuit et de chagrin. Était-ce la voix du défunt […].

C’est que le cœur des hommes est sujet aux métamorphoses, aux migrations, à l’exil. Il s’attarde longtemps dans les lieux qu’il a aimés, bien après que le corps qui le porta, qui le forma, se fut dissous dans la terre. Le cœur des morts est un mendiant qui erre en quête d’une mémoire où s’établir. Et tout autant le cœur des vivants, – qui deviennent des survivants sitôt le premier deuil franchi, est un vagabond qui chemine à rebours en appelant les disparus. Melchior se situait à la croisée de ces deux trajets de mémoire. (EM, 31-32)

Ce long passage allégorique attire tout de suite l’attention sur ce que la voix fait à l’écriture, puisqu’on ne peut alors la réduire à un simple motif narratif. La voix y est en tant que telle le rappel de ce que fait l’écriture comme voix mais toujours dans et par l’attention empirique à son fonctionnement,. En l’occurrence, la remémoration du père (« se souvenait très bien ») y précède son ressassement d’abord interrogatif puis explicatif : « Le crapaud psalmodiait une obscure prière, pétrie de boue, de nuit et de chagrin ». La référence aux psaumes (« psalmodait ») montre que le récitatif de l’écriture est certainement sa visée première : ici elle est prosodiquement soulignée par les alliages consonantiques reposant sur la reprise du /R/ (en gras[3]) qui font système avec les enchaînements consonantiques adjacents (en italiques). Et cette « couleur et sonorité du bronze », cette basse continue qui fait que c’est le récitatif qui porte le récit, si elle prend explicitement les valeurs d’une métaphorisation, n’en est pas moins démétaphorisée par la matérialité discursive qui demande de concevoir un sujet dans et par le langage, une subjectivation langagière radicale : cette voix qui « s’était levée », c’est bien celle qui porte la lecture, qui la met au régime du « glas égrenant des pleurs et des regrets ». Cet égrènement fait une rhétorique de la reprise expansive dans l’explication (« C’est que »). Le ternaire y organise le mouvement de la parole : « quand le deuil… quand la détresse.. quand le froid » Ce dernier motif à valeur forte (« froid ») relance le ternaire (« s’en empare, se creuse et s’alourdit d’un vide profond ») sur la basse continue du récitatif consonantique avec ses rhizomes infinis dans la matière langagière. Et cela toujours produit du sujet ; ce que Sylvie Germain appelle « les personnages » (LP), ici « Melchior ». Mais nous savons depuis Flaubert que c’est elle, c’est nous, c’est le sujet du poème, c’est-à-dire que c’est ce qui advient dans et par l’écriture, l’écriture des voix. Que la rime de « Melchior » à « mémoire » soit approximative mais peut-être d’autant plus juste, du moins qu’elle soit dérivative d’« ior » en « oir », comme si un glissement (phonologique et typographique) était nécessaire dans la reprise. C’est aussi ce que confirme le mouvement de la sonorité générale dans la dernière phrase, tenue non seulement par la consonne d’attaque, mais également par la consonne de base du récitatif d’ensemble : « Melchior se situait à la croisée de ces deux trajets de mémoire ».

Rêves

La voix est-elle pour autant essentialisée dans les romans de Sylvie Germain ? Étant toujours différentielle, elle demande d’écouter sa spécificité et de montrer cette spécificité. À la « voix impérieuse » de sa mère, « voix de l’ordre et des ordres », répond « la voix des rêveries, du doux désordre imaginaire » qu’offre celle de son père à Lucie : une « voix si proche du silence, retenue par le doute, la crainte, assourdie surtout par la peine d’avoir été si peu et si mal entendue au temps ancien où il parlait d’amour » (EM, 39). La voix non solipsiste y est toujours « dans l’espoir d’un dialogue » (EM, 58). Mais il est vrai que ce dialogisme est d’abord celui qui justement constitue la voix des fables, « l’étonnante réalité des fables, puisque les vivants, au détour de leurs jours sur la terre, leur donnent chair, visages et voix » (EM, 69). C’est ce don, cette opération que réalise l’écriture inspirée de la voix dans sa matérialité : « visages et voix » constituent les deux modalités qui ensemble inventent le vivant dans et par le langage comme corps et le corps comme langage, comme voix constituant visage et visage faisant voix. Il y a alors à considérer une telle opération comme une inspiration double que signale ce passage logiquement contradictoire, « le songe suscité par la fable, – et cependant c’est le songe qui engendre la fable » (EM, 70), à condition de considérer cet engendrement réciproque comme la visée du fonctionnement dont le principe serait donné par le passage suivant :

Elle écoute le chant rauque, syncopé, de Melchior, ce doux génie du lieu qui veille sur la nuit, sur la mémoire, sur la paix de la terre. Elle accueille le chant de Melchior dans son enfance, dans sa propre mémoire à venir. Elle recueille une voix sur la terre, humble et grave, qui chante d’âge en âge et qui lie les vivants à leur terre, à leurs parents, et par-delà encore à leurs ancêtres disparus, à leur insu. Elle ne soupçonne pas, la petite Lucie, que cette voix un jour va se taire, que viendra un hiver au terme duquel Melchior ne se réveillera pas, que viendra une nuit de printemps muette et vide. Elle ne soupçonne pas la peine qu’elle en ressentira : une peine d’enfant, aussi furtive que profonde. Elle ne sait pas non plus que cette voix qui aura retenti si souvent dans ses soirées d’enfance résonnera plus tard, […]. Comme le coassement têtu d’un vieux crapaud. (EM, 70)

C’est par une telle « remémoration organique », en empruntant au concept de Péguy (1961, 286), que l’écriture de Sylvie Germain est travaillée. Non seulement ses personnages sont pris dans cette « œuvre clandestine » mais c’est toute son écriture qui l’est également. En « petite Lucie », le sujet de l’écriture est ici emporté par l’écoute, l’accueil, le recueil du chant et de la voix, du chant dans la voix, de la voix par le chant. Mais la fable de la voix est un songe, une fulgurance et une résonance, qui ne peut agir qu’à l’insu et dans les intermittences de l’écoute, de l’accueil et du recueillement. C’est que si la voix fait du sujet, la voix est toujours comme la liberté d’une vie humaine : fragile au plus haut point. « Lucie se tait. L’ogre lui a volé sa voix, il a mis sous verrou les mots de l’impossible aveu qui la tourmente tant » (EM, 102). Et jusque dans l’atroce, le continu du corps et du langage est à l’œuvre : « Seule Lucie connaissait la tanière de la Bête, et son nom, son visage. Elle connaissait même sa voix, et le bleu de ses yeux, et l’odeur et le poids de son corps. Elle était son otage. Elle était aussi sa sœur » (EM, 144). L’adverbe « même » fait de la voix le noyau de connaissance qui entraîne ensuite dans la chaîne des « et » une trilogie d’organicité en renversant ce qui bibliquement transforme la connaissance en son contraire. En effet, l’amour libre devient ici une prise d’otage et le rapport s’y avère consanguin et donc anthropologiquement insupportable, ce que l’adverbe « aussi » vient comme forclore. Alors la fable de la voix se poursuit comme renversement, où la voix-otage dans et par le travail du « rêver-vrai » va accéder à sa libération. Ce long travail est porté par une voix : « et c’est ainsi que la voix heurtée du grand Marcou est remontée à la surface de ses pensées, disloquées par les séances du rêver-vrai » (167). Il ne s’agit pas pour autant d’une annonciation ou d’une quelconque vision dont le mystère s’éclaircirait aussi vite qu’une leçon religieuse met les voix au registre des lois ou des leçons. La fable de la voix est d’une organicité très profonde :

Mais son attention était souvent déviée, son imagination venait faire écran entre elle-même et son reflet et la détournait de son projet, sans qu’elle en prît conscience. Elle confondait sa vie avec des personnages de contes, qu’elle avait lus, elle se paraît de courage et de gloire volés à des héros découverts dans des livres d’histoire, elle pétrissait ses idées fixes dans la glaise de scènes bibliques racontées au catéchisme. (EM, 199)

Cette confusion tel un pétrissage dans la matière conteuse, « la glaise de scènes bibliques », montrerait à l’envi qu’« il n’y a désormais plus la moindre frontière entre la réalité et l’imaginaire » (EM, 202). Ce que l’expérience de la langue étrangère fait à Hyacinthe : « La voix du dehors, la voix des lointains. La voix des vivants invisibles, inoffensive donc » (EM, 228). Ces « vivants invisibles » que l’étrangèreté de la voix fait dans et par l’écriture, c’est très précisément ce que cherche à n’en pas douter toute l’écriture de Sylvie Germain qui par le trouble de Hyacinthe n’hésite pas à évoquer Virginia Woolf et son « long et mélodieux récitatif » dans Les Vagues (EM, 230). Ce qui est l’occasion, dans un de ces moments pensifs du roman comme on en rencontre souvent, de pointer la « source profonde de ces textes » (EM, 231) : « Les mots de ces textes, marqués par le secret, par la pudeur, étaient voués au chuchotement. Confidences intérieures » (EM, 232). Ce qui est repris un peu plus loin parce que ce travail du chuchotement est le fil ténu de la voix pensive qui ne cesse d’affleurer comme tout le récit tient par ce fleuve souterrain montrant par intermittence des résurgences merveilleuses : « Échos qui parfois s’insinuaient dans les profondeurs de ses rêves, s’y attardaient longuement, faisant se lever en lui d’admirables murmures, des songes bruissants de mots soyeux » (EM, 245). Le « roman de la voix » (Jean-Pierre Martin, 1998) dans l’écriture de Sylvie Germain c’est, écriture et lecture emmêlées, cet enchaînement d’insinuations sourdes, d’attardements longs et de levées de murmures songeurs et bruissants. Il invente des passages de voix assez étonnants d’un régime narratif à l’autre. Aussi leur valeur respective plus que narrative est-elle rythmique : le rythme d’un sujet du poème vient s’y pluraliser et donc défaire toute voix autoritaire de narrateur. Aussi je n’hésiterais pas à situer Sylvie Germain dans une généalogie où Bernanos a œuvré avec force (Serge Martin, 2009). Ce qui devrait permettre enfin à la critique de sortir les « romans de la voix », ou romans de voix, de la seule généalogie autoritaire et paradoxalement peut-être tueuse de voix. Cette généalogie trop souvent revendiquée fait disparaître l’écoute au profit de ce que Jérôme Roger appelle « la notion unitaire et régissante de voix de l’écrivain propriétaire de son style » (1997, 127). Le roman de voix de Sylvie Germain ne peut se lire dans une généalogie qui toujours renvoie à Céline (voir Jean-Pierre Martin, 1997) …

Résonances

Car la vie ne tient qu’à la voix, à la pluralité des voix, à la fragilité de chacune. Plus précisément la fable de la voix est la fable de l’écriture qui est la fable de la vie. Et c’est tout Tobie des marais : une fable pensive avec et par la voix des dix « contes » qui s’enchaînent, s’emmêlent et se continuent, les dix sections du livre, pour « se transformer en mélodieuse incantation, de la même manière que les prières du shabbat ou que les clameurs des oiseaux au début du printemps, que la rumeur des eaux en période de crue » (TM, 98). Ce livre est la pensée en actes du continu du cosmique et de l’historique : « Une voix montée des profondeurs de la terre, de la glaise, du temps, – un fond sonore, obscur, sur lequel Tobie devait greffer des mots de sa langue pour inventer un peu de sens, ne pas se laisser engourdir par cette lente coulée de sons » (TM, 98). Il devient alors le livre des lectures de voix, des voix des lectures : « tout ou presque échappait à Tobie, mais il n’en ressentait pas moins un confus plaisir, c’était puissant et chaud comme une pluie d’été » (TM, 100). La confusion y est le mode du continu et la comparaison la tenue de ce continu du langage et du cosmique, du « puissant » et de la « pluie » par ce « plaisir » des voix confuses, des voix qui emportent dans leur récitatif. L’évocation du poète expressionniste allemand Gottfried Benn n’est pas anodine d’autant que sa lecture se fait pour Tobie « de l’ordre de la manducation » (TM, 101). Un tel mode de lecture est certainement une forme d’écoute du rythme de la parole ainsi que Marcel Jousse (1974 et 1975), « l’inventeur d’une anthropologie du rythme », a su le montrer. Toutefois la remarque suivante que Meschonnic a faite permet d’historiciser une telle manducation-écoute : « Même quand il est une nature, le rythme est une histoire[4] ». Aussi me contenterai-je d’un seul motif où c’est bien l’historicité qui l’emporte. Quand la grand-mère de Tobie, Déborah, prise par « l’ange de la mort » laisse son petit-fils dans « le silence assourdissant » dont le poème de Supervielle suggère qu’il sépare les morts des vivants (TM, 121), c’est par deux fois qu’une aigrette vient annoncer d’abord cette mort puis la renaissance du petit-fils : « Tobie se souvient de l’aigrette qui s’était envolée de la berge du Mignon, presque dix ans auparavant, cet après-midi où Déborah avait jeté un galet dans l’eau quelques jours avant de mourir » (TM, 152). Et c’est, dans le vol de l’oiseau, le sourire de sa grand-mère qui devient le sourire de la vie, de la rencontre avec le compagnon, Raphaël : « C’est d’une clairière de son enfance que s’en revient l’aigrette blanche, et sa danse est un rappel du sourire de Déborah » (ibid.). Il y a d’abord ce passage d’une forme naturelle, l’oiseau volant, à une forme corporelle spécifiant l’humain, le sourire, qui est une forme relationnelle et donc fondatrice d’une relation historique, c’est-à-dire inventant du sujet, du sujet-relation[5] : passage de l’aigrette à Déborah puis de celle-ci à Tobie. Il y a également la transmission de ce « nom oublié » : « Medjele » dont la spécificité est qu’« il ignore toujours de qui il s’agit » (TM, 152), donc le passage d’un inconnu de la relation, augmentant d’autant sa force d’inconnu. Et enfin, il y a ce passage de « la beauté » de « l’oiseau » qui « tournoie », qui « toujours passe à l’improviste, fulgure et puis s’en va. La beauté est erratique, imprévisible, farouche, comme les oiseaux, ces messagers » (TM, 153). Le passage de sujet, le sujet-relation, va se poursuivre avec Raphaël accompagnant Tobie et, bien plus tard, « le temps d’un battement de paupières » aura disparu (TM, 263), le laissant « sans voix » (TM, 262) – ce qui ne signifie pas une disparition de la voix mais au contraire pointe la force-valeur de la voix pour le sujet-relation. Aussi cette « voix », ce sujet-relation, le roman nous montrera in fine comment elle va se poursuivre dans une métamorphose étonnante : le rire.

Et son rire s’envole dans la nuit sur un air de valse étincelante, il tourne au ras du ciel pour demander à Dieu si les choses, vraiment, ont le droit d’être comme cela. Et les hélianthes plantés sur la tombe de Déborah dispersent leurs pétales comme autant de points d’interrogation dans le vent nocturne (TM, 265).

Ce passage de sujet semble s’achever ou plutôt prolonger ses échos dans un ballet cosmique. Cependant, il faudrait plus certainement y entendre une extension du domaine de la voix et donc du sujet-relation à tous les éléments : dispersion comme envol, comme activité vocale généralisée. La voix qui résonne de partout est, dans l’œuvre de Sylvie Germain, portée par « les personnages » comme autant de moments pluralisant un tel sujet-relation. Elle fait l’activité à la fois pleinement organique et souterrainement éthique de « ce cinquième élément » qu’évoque ce passage réflexif du récitatif romanesque de Sylvie Germain au cœur de Tobie des marais :

Chaque élément recèle des gouffres, des houles, des tumultes de beauté, et ce cinquième élément, immatériel, qu’est le langage, contient les plus hautes promesses, les plus folles prouesses de beauté, - des affres de beauté. Il est arrivé à Tobie de sentir le souffle immense du langage lui frôler le cœur, le lui faire chavirer, ou du moins tressaillir au bord extrême d’un à-pic, entre extase et désastre. Il suffit parfois de quelques vers d’un poème, d’une phrase de prose, pour arrêter le temps, exhausser un instant hors du flux continu et le mettre en suspens, soleil-pause diffusant un silence tout en frémissements, ondoiements d’aube et tintements à travers la sombre partition du temps. (TM, 151)

Ce passage est à rapprocher de la poétique d’un Péguy dans Clio et de sa « sonorité générale[6] » et plus certainement d’une poétique de la Bible comme épopée de voix[7], toujours « entre extase et désastre ».

Je n’aurais bien évidemment pas répondu à la question qu’on ne manque pas de se poser, que le roman lui-même porte en son cœur comme tout roman de Sylvie Germain. Ainsi dans Nuit-d’Ambre : « Alors d’où venait-elle donc cette voix qui fêla le silence de cette nuit étrangère, de quelle bouche ? » (NA, 418) Mais la question est plus que la demande d’une réponse et donc autre chose que la quête d’une origine. La question fait bien plus la requête de relancer un fonctionnement : « Car il vint une voix ; un chant plus frêle qu’un soupir d’enfant dans son sommeil » (NA, 418). C’est que la laissant à son lecteur pour que ce dernier la porte dans sa vie, elle est un appel à la réénonciation, un appel à la vie, à la voix : « Voix de mélopée incantant très doucement les absents » (NA, 367). Voix comme celle d’Ulyssea, cette « merveilleuse conteuse » qui « semblait connaître des histoires à l’infini, récoltées un peu partout au gré de ses voyages, ou peut-être volées à des dormeurs rêvant à voix haute dans leurs chambres » (NA, 231). Voix comme celle(s) qui porte(nt) l’écriture de Sylvie Germain.

Serge Martin,

Université de Caen Basse-Normandie

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de Sylvie Germain avec indication des abréviations utilisées :

LN : Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, 1985 (Folio, 1987).

NA : Nuit-d’Ambre, Paris, Gallimard, 1987 (Folio, 1989).

EM : L’Enfant Méduse, Paris, Gallimard, 1991 (Folio, 1993).

TM : Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998 (Folio, 2000).

LP : Les Personnages, Paris, Gallimard, « L’un et l’autre », 2004.

Autres références bibliographiques :

Agamben Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot, 1998

Daunais Isabelle, « La voix et le personnage : La Gloire des Pythre de Richard Millet » dans Revue des Sciences Humaines n° 288 (« Les espaces de la voix »), Lille, Université Charles de Gaulle Lille III, 2007, p. 67-78.

Martin Jean-Pierre, La Bande sonore, Essai sur le roman de la voix, Paris, Minuit, 1998.

Martin Serge, Langage et relation. Poétique de l’amour, Paris, L’Harmattan, « Anthropologie du monde occidental », 2005.

- « La prose pleine de proses de Bernanos ou l’invention d’une voix-relation » dans Questions de style (« Vous avez dit prose »), Caen, Université de Caen Basse-Normandie, 2009. Disponible à cette adresse :

http://www.unicaen.fr/services/puc/revues/thl/questionsdestyle/print.php?dossier=dossier6&file=08martin.xml

Meschonnic Henri, Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.

- Politique du rythme. Politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995.

- Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Laurence Teper, 2007.

Péguy Charles, éd. de Marcel Péguy, Clio, Dialogue de l’Histoire et de l’âme païenne, dans Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961

Roger Jérôme, « Une voix sans nombre : Henri Michaux aujourd’hui » dans La Licorne, n° 41 (« Penser la voix »), Poitiers, Université de Poitiers,1997.

Villeneuve Johanne, « L’enchantement ou ce que l’image doit à la voix. D’après le témoignage de Philipp Müller » dans Revue des Sciences Humaines n° 288 (« Les espaces de la voix »), Lille, Université Charles de Gaulle Lille III, 2007, p. 32-43.



[1] Les citations des ouvrages de Sylvie Germain renvoient aux abréviations indiquées en bibliographie suivis de l’indication de page.

[2] Comme dit Johanne Villeneuve (2007) qui, s’il veut lui préférer « la primauté de la ‘vie’ », ne s’y « oppose pas de manière radicale » : et en effet, il tend à essentialiser « les forces enfouies de l’oralité première » quand il faudrait préférer tout simplement montrer une oralité en actes qui fait surgir, là où cela semble impossible, un sujet en actes, en actes de paroles mêmes silencieuses et alors, oui, Agamben a bien tort, comme le fait remarquer Villeneuve, de parler de « l’affreux message que les survivants adressent depuis le camp à la terre des hommes » (Agamben, 1998, 87). Et j’aime que Sylvie Germain lisant un poème de Paul Celan parle du « sens » qui « glisse et tournoie autour de l’axe volubile du poème » (LP, 41). Cette volubilité est à l’opposé du « silence » essentialisé à contre-langage auquel nous a habitué la vulgate heideggerienne française, car comme dit encore Sylvie Germain : « certains poètes ont l’ouïe si fine qu’ils perçoivent des voix inaudibles à tout autre, des souffles infimes flottant au loin ‘dans les fleuves au nord du futur’, et ils halent ces voix avec un soin extrême jusqu’aux rives escarpées du langage. Ainsi Paul Celan dont chaque poème est une épure, une incantation minérale de ‘noms imprononçables qu’il faut nommer’ » (LP, 38)

[3] Il faudrait bien évidemment les considérer au-delà du fragment phrastique puisqu’ils sont lancés par « égrenant » et « regrets » qui précèdent, et ensuite continués avec les reprises de « cœur » qui fonctionne alors comme un concentré-ouvert de « crapaud ».

[4] La citation complète d’Henri Meschonnic est la suivante : « Non plus opposer nature et culture comme les deux faces du signe anthropologique. Mais intégrer le rythme et le sens, le geste et le langage dans une même historicité. Qui est toujours une socialité. Même et précisément quand elle est individuelle, personnelle. Même quand il est une nature, le rythme est une histoire. En faire une nature contre l’histoire est une erreur que montre la théorie du langage qu’elle entraîne nécessairement. À la théorie du langage d’historiciser le corps. Partant du corps, on oublie qu’étant dans le langage, ne serait-ce que pour en parler, on est déjà dans l’histoire » (1982, 700).

[5] J’entends par sujet-relation un mouvement de la parole dans l’écriture qui construit une subjectivation dans et par la relation. Une telle relation langagière engage des passages de voix, des passages de sujets comme modes d’être, formes de vie et de langage dans la plus forte interaction. Voir sur cette notion : Serge Martin, 2005.

[6] Charles Péguy écrit : «Sonorité générale. – Quel que soit le commandement de la rime sur le vers, quel que soit le gouvernement de la force et de l’ordre et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, évidemment importantes, peut-être capitales, mais nullement épuisantes, et il s’en faut, de ce qu’on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seulement de tout poème et de toute prose, de tout texte, mais aussi bien de toute œuvre plastique, de toute œuvre contée, dessinée, peinte, de toute œuvre statuaire, enfin généralement de toute œuvre. Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme et seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre. » (1961, 145).

[7] Henri Meschonnic écrit : « Tout sujet est épique ; parce qu’il est l’avènement de sa propre voix. L’épopée est l’avènement de la voix à elle-même. Et qui se raconte. Le sujet du poème en est l’accomplissement autant que l’allégorie. Étant cet avènement même, il est indéfiniment commençant, indéfiniment continu » (1995, 382).

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