mardi 19 janvier 2010

Le poème engage la relation contre la célébration avec Henri Meschonnic


Ci-dessous ma communication faite au colloque « Relation du poème à son temps : interrogations contemporaines », Université de Haïfa (Israël), faculté des Lettres, département de langue et littérature françaises, Groupe de recherches sur la poésie et la poétique contemporaines, 11-12-13 janvier 2010. La photo ci-dessus a été prise sur la plage d'Haïfa en 2008.


La relation du poème à son temps pose au moins deux problèmes: qu’entend-on par poème et par temps du poème d’une part et d’autre part qu’entend-on par relation ? Aussi faut-il préciser tout de suite que si les problèmes s’enchaînent, l’habitude est souvent prise de régler le premier en réduisant le second à l’évidence : la relation se voit déshistoricisée parce que portée par ses termes et non l’inverse ; les termes étant naturellement essentialisés ou sacralisés si ce n’est banalisés ou fonctionnalisés. Bref, le poème est rendu à la poésie et le temps à la philosophie qui ensuite s’échangent les termes pour éliminer les problèmes. Or, il s’agit ici de les maintenir pour penser autant d’historicités que de poèmes, autant de sujets devenant sujets que de relations des poèmes à leurs temps, chaque fois invention d’une temporalité que seul le poème peut engager comme subjectivation dans et par une relation de devenir-sujet à devenir-sujet[i].

1. et le présent… de monde en monde

Le temps du poème, c’est d’abord l’invention d’un présent contre tous les présents qui s’imposent ou se posent comme tels : qu’ils soient présents d’énonciations ou d’énoncés, présents des actualités ou des commémorations, présents des collectifs ou des cultures, présents des manières ou des rhétoriques, présents de la présence ou de l’absence, présents de l’être ou de l’avoir comme on dit être de son temps ou avoir son temps…

Le temps du poème, c’est son inconnu même : par exemple, quand on peut lire ceci à la dernière page du dernier livre[ii] publié par Henri Meschonnic juste avant qu’il nous laisse sa vie le 8 avril 2009 :

et le présent

le présent de tous les présents

un cri

qui immobilise le temps

on l’entend

de monde en monde

C’est d’abord une relance ou si l’on préfère une reprise avec le « et » lançant biblique, ce « et » plein d’oralité, qui porte tout le livre qui le précède pour entraîner le continu de son écrire dans son lire, et surtout pour continuer la vie de « ce présent » : reprise par la définition qui n’arrête pas comme le ferait la philosophie puisque la définition tient ici par la valeur, « le présent de tous les présents » comme on dirait « le poème de tous les poèmes » ou « la vie de toutes les vies » ad libitum… Refrain lançant d’un passage du présent par le présent du poème qui exige de l’écouter, ce présent, au plus près du langage qu’invente le poème dans cette reprise, « un cri / qui immobilise le temps », quinte stridente de la voyelle, jusqu’au hiatus annoncé par la consonne répétée /k/. A ce moment de ma lecture, je ne peux que faire référence à « La rime et la vie », ce texte qui fait le cœur du livre éponyme d’Henri Meschonnic. Texte qui venait préfacer les traductions de Marina Tsvetaïeva par Eve Mailleret. Ce texte construit ce qu’on peut appeler un universel poétique qui me semble constituer une première tenue du double problème qu’ouvre ce colloque : « La rime sait d’avance. Elle est dans les mots cette relation qui sait d’eux avant eux non pas ce que vous voulez qu’ils disent, mais ce qu’ils disent de vous. Ce qu’ils montrent de vous »[iii].

Et si je suis les développements de Meschonnic en partant de sa remarque sur la « poétique du cri » de Tsvetaïeva où « la rime est un cri parce qu’elle crie une vérité » finissant par « devenir non plus une matière seulement, mais sujet du poème », c’est-à-dire « où la rime et la vie se sont rejointes en une même matière de langage », c’est bien pour entendre ce qui continue dans cette dernière page « la rime-rythme (…) comme une forme de vie », « la rime-vie » qui « fait de la vie une écoute ». Exactement ici l’écoute d’une résonance qu’il faudrait suivre partout ailleurs et ici de Tsvetaïeva à Meschonnic, du « a-a-a » que significativement ce dernier cite en exergue et commente dans un passage central à sa Politique du rythme, Politique du sujet, intitulé « Rythme, poésie, éthique, chez Marina Tsvetaïeva, de poète à poètes[iv] ». De Tsvetaïeva à Meschonnic, cette résonance continuée, c’est « inséparablement, une interrogation sur le rythme, le sujet et l’éthique du poème : ce que le poète doit au poème seul, et que le poème doit à ceux qui le lisent, si le sujet est celui qui par un autre est sujet ». Et Meschonnic ajoute : « cette interrogation, ce prolongement du poème, ces recommencements vers d’autres aventures du poème et du sujet, c’est ce que j’appelle l’allégorie de la poésie chez Marina Tsvetaïeva » qui « se ramasse » pour lui dans ce « dire un gémissement : a-a-a » où « l’impossible est aussi l’inévitable », « une relation entre récit et récitatif, qui fait le poème du sujet. Dans le a-a-a ». Et sa résonance ici dans le « an-an-an » repris en deux séries (« et le présent / le présent de tous les présents » puis « le temps / on l’entend ») comme échos d’« un cri / qui immobilise le temps ». Deux séries continués par le « on-on-on » incluant un dernier écho aux deux séries précédentes, et donc si l’on veut la relance finale de cette page et du livre voire de l’œuvre toujours en cours : « on l’entend / de monde en monde ».

Cette dernière page fait une outrance rythmique où le plus grand spectre phonologique des voyelles avec les nasales (/an/-/on/) entourant l’orale fermée antérieure (/i/) est combiné à un système consonantique qui lui fait écho (les bilabiales, /p/-/m/, s’opposant à la palatale /k/) ; elle amplifie ce défi que Tsvetaïeva engageait et que caractérisait précisément Meschonnic : s’interdire « toute autre politique que celle de la poésie même, tout autre parti que le parti de la rime – de la vie »[v].

et le présent

le présent de tous les présents

un cri

qui immobilise le temps

on l’entend

de monde en monde

Ainsi, cette dernière page défait-elle tout essentialisme spatio-temporel, et c’est un bonheur que cela passe pour le moins par une activité de langage faisant l’amour sous les mots. Elle défait surtout l’essentialisme heideggérianisant que bon nombre de poètes français ont adopté comme « habitation poétique ». Cet essentialisme rapporte le temps à l’espace, le présent à la présence comme « résidenceté » (Anwesenheit[vi]). Contre cette présence-substance, ce dire-possession, la dernière ligne de la dernière page du dernier livre de Meschonnic – et donc son titre – engage autant de rapports que de mondes, autant d’historicités, à inventer dans et par le poème comme relation infinie, relation toujours en cours : récit et récitatif mêlés pour penser « ce que Heidegger empêche de penser » avec tous ses suiveurs-répétiteurs-repreneurs : le poème, le présent du poème.

Le temps du poème, « ce n’est pas moi / ce n’est pas toi / c’est la vie / qui marche / en toi en moi » (p. 53)… Le temps du poème, « c’est la vie / qui marche », c’est le pari que la vie du poème est au plus près du temps qui fait la vie, de la vie qui fait le temps qui compte sans compter, ce temps du poème qu’aucune métrique sociale ou philosophique ne peut assujettir autrement qu’à rendre sourd au rythme, sourd à la vie. C’est pourquoi ce qui compte « c’est la vie / qui marche » dans et par le poème, par ses rimes qui nous demandent ainsi d’écouter ce qui passe sous les mots, les discours, avec le langage : « Pourquoi tout poëte, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d’exprimer une idée quelconque », disait Baudelaire[vii] sachant bien qu’aucun dictionnaire, aucune stylistique et encore moins aucune maîtrise rhétorique voire politique n’assure d’un tel savoir puisqu’il est une écoute qui ne cesse de se travailler, de se refaire dans tous les sens du terme… Le temps du poème c’est donc un et de la rime infinie par le rythme et la relation contre le et de la juxtaposition heideggérienne qui accroît l’autonomisation de la pensée, sa séparation déshistoricisante et démoralisante. Il n’y a pas le poème et le présent, juxtaposition de termes ne permettant pas de penser leur relation, mais le présent du poème et le poème du présent ou alors leur absence qu’impose le premier syntagme pris dans cette mauvaise habitude de l’essentialisme résidentiel.

Jusqu’à exiger l’impossible, rimons « de monde en monde »… avec le présent du poème et le poème du présent.

2. je vis … quand on peut se taire ensemble

Un diagnostic plus précis sur l’état de la relation qui nous préoccupe ici est toutefois nécessaire. Il semble que rien n’ait changé depuis qu’Henri Meschonnic a écrit dans Célébration de la poésie : « L’état des problèmes de la poésie montre que nous sommes des sous-développés de la pensée du langage. Et ce sous-développement de la pensée est aussi un sous-développement de la société. Le fait qu’on n’en ait pas conscience le confirme et l’aggrave »[viii].

À ce jour, pas un seul poète de langue française dont les médias accueillent un tant soit peu l’œuvre et il en est plus qu’on ne croit ou ne dit, n’a posé un tel diagnostic s’agissant par exemple de l’existence depuis 2007 d’un ministère de l’immigration de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire dans le gouvernement actuel de la France avec ce qui s’en est suivi depuis lors : vague massive d’expulsions totalement aléatoires d’immigrants voire de réfugiés, « grand débat sur l’identité nationale » ouvrant la voie aux pires attitudes… J’entends bien que beaucoup de poètes en citoyens s’opposent à cette politique mais ne font-ils pas le contraire de ce qu’ils disent – et c’est redoutable quant aux poètes et aux écrivains plus généralement, bien plus que s’agissant des politiciens, des commentateurs et autres journalistes… Ce sous-développement de la société est facile à condamner quand on met la poésie, la littérature, l’art, la culture au-dessus de tous ces « monstres froids », pour parler comme De Gaulle qui empruntait à Nietzsche[ix], et qu’on ne voit pas le pire des monstres froids qui domine et même anime la poésie française : son tropisme pour la langue, sa défense de la langue. Mais ce tropisme consubstantiel à la scène littéraire française n’a pas ses meilleurs représentants chez les néo-conservateurs et autre défenseurs réactionnaires de la langue française, il s’étend comme un consensus jusque chez les vangardistes ou ultra-contemporainistes. En effet, depuis Sartre[x] – ce que Meschonnic ne cesse de rappeler[xi] parce qu’on ne fait que l’oublier, l’affirmation que « les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » fige dans le marbre philosophique la séparation de la poésie et du « langage ordinaire », confine la poésie dans l’anti-arbitraire du signe et dans la poétisation, son seul engagement qui en fait une démobilisation généralisée et de l’auteur et du lecteur, et du poème et de la poésie… William Marx récemment voulait « en finir avec l’essence de la littérature » tout en ne cessant de nous la refaire, par les voies plus qu’empruntées de l’histoire littéraire, quand par exemple, il écrivait : « La littérature en général, personne ne sait ce que c’est, sinon peut-être qu’elle est un usage particulier du langage »[xii] : ce dernier syntagme répète mot pour mot Sartre…

Un ouvrage tout récent[xiii] dont le promoteur, Gilles Philippe dédicataire de celui de William Marx, vient comme achever aujourd’hui un tel dispositif réitérant comme à l’habitude la séparation prose/poésie instaurée par le même Sartre et devenue un pont-aux-ânes de la critique et des débats poétiques depuis lors. Je me contente de retenir ce passage qui conclut le chapitre introductif (« Une langue littéraire ? ») et qui place significativement Michel Deguy dans la voix de Richard Millet, lequel réalise pour Gilles Philippe l’apothéose de la pensée de « la langue littéraire » avec Renaud Camus[xiv] :

Cette hantise [d’une disparition du français au profit de l’anglais] justifie que, depuis 1980, le consensus réapparaisse soudain autour de l’idée que la littérature doit « faire quelque chose pour la langue » et qu’il faille un terme au conflit apparu cent ans plus tôt entre langue littéraire et langue normée : quand Michel Deguy déclare que les œuvres doivent « protéger la langue », quand Hector Bianciotti affirme qu’une des missions de la littérature est de « ralentir l’évolution de la langue »[xv], ils retrouvent étonnamment, mais dans un contexte résolument nouveau, des formules qu’on lisait à la fin du XIXe siècle.

On n’a pas assez entendu cet étonnement qui n’en fait pas un dans ce livre mais qui renforce le consensus du néo-classicisme de l’époque, ainsi que la conclusion du livre l’écrit dans un finalisme qui est là pour désespérer le premier et le dernier venus du haut d’un savoir-pouvoir responsable :

Tout se passe donc comme si, après l’expérimentation débordante, était venu le temps d’usages réglés, maîtrisés, de possibles dont on connaît désormais à la fois la disponibilité et les risques. L’histoire de la langue littéraire en France depuis Flaubert pourrait donc bien être lue comme la longue et lente configuration des pouvoirs et des responsabilités du langage à travers les imaginaires de la littérature et des discours[xvi].

Le « désormais » vaut ici son pesant de téléologie même s’il pointe la cohérence logique des discours conservateurs et expérimentateurs comme le signalait Meschonnic qui tenait les uns et les autres pour les « gardiens du dépassé » évoquant par exemple Yves Bonnefoy et Jacques Roubaud, la « grandiloquence » et la « ruse »… autant de variantes de cette « autosatisfaction » qui fait souvent le discours des académismes contemporains[xvii]. Et de la langue à la poésie, de la poésie à la langue, c’est exactement la même situation qui se renouvelle, se répète, se durcit parfois et que Meschonnic dégèle, resitue et refait ainsi :

Car il y a la poésie, et il y a les poèmes. Ce n’est pas la même chose. Certains poèmes sont écrits par la poésie. Du coup, je pose qu’ils ressemblent à des poèmes. D’autres sont écrits contre. Il y a l’amour de la poésie. De tout temps l’amour de la poésie a été la mort de la poésie[xviii].

Mais pour écouter les poèmes dans le bruit de la poésie, il y a des impostures qui rendent sourds et qui durent toujours. Une d’entre elles que pointe Meschonnic – il est encore une fois le seul à le faire dans la géopoétique française – c’est celle que répète André Velter en 1999 :

André Velter a accueilli dans Orphée Studio, Poésie d’aujourd’hui à voix haute[xix], trente poètes, à partir de lectures qui se sont tenues de 1995 à 1999.

Ce recueil annonce un « retour de la vie prodigue dans la poésie » (p. 7), après un « mutisme qui prétendait se parer des vertus du silence » (p. 7), comme si le règne du grand blanc dans la poésie française avait été l’effet des massacres de masse, « après le règne exterminateur de l’innommable » (p. 7), alors qu’il vient droit des pages du Coup de dés, comme un effet de poétisation, de culte de la poésie pris pour la poésie. Et ce prétentionnisme du blanc, cette imposture dure toujours[xx].

Cette imposture est multiple. L’« effet Celan » y participe. Meschonnic n’a cessé de montrer qu’il ne produit qu’un « après-Celan » qui est une célébration pour un effacement[xxi]. J’ai montré ailleurs[xxii] qu’il se couple maintenant avec un effet-Luca, Ghérasim Luca (1913-1994) dont la pseudo pathologie bégayante viendrait remplacer l’hermétisation de Celan, ce passage du secret au sacré, une autre forme de maladie du langage. Deux déshistoricisations qui « inscrivent le poème lui-même dans l’herméneutique », comme dit Meschonnic pour Celan, ou dans une pseudo-pragmatique de la performance vocale pour Luca, c’est-à-dire sa disparition pour les discours sur et après. Tous discours qui légifèrent et qui obligent à écrire sur, après et non avec, qui obligent le poème à servir de témoignage, de prétexte et donc de document d’un anti-arbitraire du signe : « c’est une variante de la poésie-écart-sortie du langage ordinaire », comme précise Meschonnic et par conséquent une « désubjectivation » du poème. Quand le poème fait tout contre ces désubjectivations, c’est là son plus grand rapport au temps du sujet, à cette temporalité du sujet qu’il fait venir, sentir, toucher même par l’écoute qui est son éthique :

la douleur

pour cesser ce mouvement ivre

cherche l’issue d’un cri

sous l’écoulement des visages

c’est son image

quand elle oscille dans les corps

comme une prière mûre

et l’homme est une pierre

au fond des cris

il tremble au bord d’un mot

il rend tout le silence

de son corps

Ce poème est pris à l’avant-dernier livre qui continue les tout premiers poèmes publiés[xxiii] dans un mouvement de reprise pleine de résonances puisque s’y mêlent les enfants de la guerre d’Algérie aux enfants des rafles de l’extermination nazie des juifs d’Europe. Ce poème est d’abord la recherche du propre que manifestait la déclaration inaugurale de l’œuvre poétique avec ce troisième poème de Dédicaces proverbes dont je retiens le début et la fin : « J’étais la voix des autres / […] / je passerai ma vie à ressembler à ma voix ». Et cela passe ici par cette recherche « au fond des cris » avec ce renversement que seul un poème peut réaliser puisque cette chute de l’homme comme une pierre « rend tout le silence » du corps douloureux… C’est ce continu que seul le poème trouve qui invente un impossible de la pensée en le réalisant. Plus qu’à réifier l’impossible dans l’innommable ou l’impensable comme y oblige la philosophie de l’« après-Auschwitz » ou des catastrophes rapportées à cet essentialisme effaceur des noms[xxiv], ici le poème invente l’impossible dans et par sa force. Cette force que le dernier poème du livre montre par sa transsubjectivité gnomique[xxv] :

je vis pour démentir les oracles

on sait de quoi on parle

quand on peut se taire ensemble

L’historicité de ce « de quoi on parle » est une rencontre plus qu’un contenu, c’est même un renversement du nommer (« de quoi on parle ») en un suggérer (« se taire ensemble ») comme Meschonnic ne cesse de rappeler ce test baudelairien pour savoir si le poème est un poème. L’historicité de cette rencontre, c’est une relation plus qu’une communication, c’est un silence qui fait taire les oracles et autres bruits informationnels ou herméneutiques qui eux ne peuvent connaître « de quoi on parle » quand ils se font souvent les instruments de destruction des vivants, du vivant des vivants. Le poème résiste avec sa « parole rencontre » : « je vis … ensemble » résonne avec le début du livre qui engageait ce corps-langage inouï[xxvi] : « je plonge mes bras dans le vivier / des morts ». Deux fois vie dans « vivier » ! Car seul un poème comme ceux qui nous font écouter « les cris de ces yeux / qui gouttent sur l’herbe » peut échapper à toute la poésie qui, comme toutes les autres célébrations, enterrent deux fois les morts…

Alors le poème et son cri ne sont ni inaudibles ni assignables à un hors-langage : il sont au plus près de nos vies, au plus près d’une écoute toujours possible qui seule peut continuer ce cri comme cette vie de « tout le silence » des corps, des morts, des vivants.

3. le silence entre… nous le passage

Il semble qu’il y ait une suffisance française s’agissant de la responsabilité de la poésie, de son évidente innocence si ce n’est de son impossible responsabilité dans ce qui arrive de terrible aux hommes dans ce pays et dans le monde… autrement qu’à dire qu’elle est toujours et forcément du bon côté. Si l’on passe sur les escarmouches, tout ne serait que différences de manières mais en aucun cas on ne pourrait soupçonner la poésie, tel poète de participer à autre chose qu’aux idéaux de l’humanité… Henri Meschonnic outre le diagnostic concernant le rapport étroit du sous-développement de la société et de celui de la pensée du langage quant à la poésie en France note ceci : « Alors, ainsi, la poésie serait un lieu culturel où l’intention paverait les chemins du paradis, et pas de l’enfer. Quelle aubaine ! Quelle exception aussi. Pas étonnant qu’elle attire peu de lecteurs »[xxvii].

Il y aurait donc bien une exception française incluant ce déni qui en fait justement la spécificité française car ailleurs il semble que la poésie soit plus reconnue comme une activité discursive parmi d’autres. Aussi, comme précise Meschonnic, pointant un paradoxe de la situation française où philosophie et poésie ont vu leurs eaux mêlées depuis la phénoménologie dominante : « que fait-on du devoir d’intelligibilité ? De l’intelligibilité du présent ? On laisse lâchement se faire le une-main-lave-l’autre de l’établissement » (Ibid.). et Meschonnic de noter à contre sociologisme qu’il faut par là comprendre une certaine désaffection qu’il ne s’agit pas de limiter à la notion de public mais bien d’entendre comme une faiblesse de l’appel, un refus intelligent de beaucoup de répondre à des sirènes. Certes, comme en politique, il se peut qu’une dépoétisation s’exerce comme on signale une dépolitisation mais que je sache s’inventent aussi des formes nouvelles et les formes de vie s’entendent toujours dans des formes de langage qui restent souvent dans le contemporain inaudibles pour ceux qui ne veulent ou ne savent pas entendre ce qui vit, ce qui fait relation.

La réponse quant à l’intelligibilité du présent vient toujours dans et par le poème, son risque et ses refus. Par exemple dans ce poème qui ferme Nous le passage[xxviii] :

nos yeux ne relâchent

que la fuite du visible

ils en retiennent la lumière

qui devient du temps en nous

notre temps nos yeux eux-mêmes

c’est sur nous qu’ils se referment

quand ils transforment ce que nous avons aimé

notre matière

maintenant

invisiblement

tant que toutes les choses qui sont dans la vue

n’y sont plus que des allusions

c’est pourquoi on ne peut plus

rien décrire

Ce livre dont un des premiers titres était Le silence entre nous[xxix], continue ce travail de la relation, récit et récitatif mêlés contre toutes les intentions qui déresponsabilisent le poème à bon compte. Ici, le poème invente une responsabilité décisive par une éthique du refus : un écrire contre un décrire. Le refus de parler de qui est toujours le procédé par lequel s’exerce une certaine déresponsabilisation : parler de désécrit parce qu’il décrit. Il y a à reprendre ce que Mallarmé notait dans son compte rendu du Forgeron de Banville à La Revue indépendante en 1887 :

Voilà, constatation à quoi je glisse, comment, dans notre langue, les vers ne vont que par deux ou à plusieurs, en raison de leur accord final, soit la loi mystérieuse de la Rime, qui se révèle avec la fonction de gardienne et d’empêcher qu’entre tous, un usurpe, ou ne demeure péremptoirement : en quelle pensée fabriqué celui-là ! peu m’importe, attendu que sa matière discutable aussitôt, gratuite, ne produirait de preuve à se tenir dans un équilibre momentané et double à la façon du vol, identité de deux fragments constitutifs remémorée extérieurement par une parité dans la consonance[xxx].

Si Mallarmé métaphorise l’opération de consonance que j’appellerais de résonance et que Meschonnic appelle le rythme du poème, « à la façon du vol », dans le dernier poème de Nous le passage, Meschonnic associe « la lumière » à ce « qui devient du temps en nous » dans et par le poème ou encore dans l’« équilibre momentané » de ces trois lignes qui consonnent en définition-valeur : « notre matière / maintenant / invisiblement ». S’agit-il de l’amour ? certainement ! mais ce serait immédiatement arrêter le mouvement de consonance pour une « pensée fabriquée » ou comme dit aussi Mallarmé l’usurpation péremptoire du poème par le signe, du dire par le dit, de l’écrire par le décrire. Oui, « la lumière amoureuse / et nous le ciel sur la peau / jusqu’à / jamais et un jour[xxxi] » demande de ne pas arrêter cette diffusion d’une force infinie qui défait toutes les catégories spatiales ou temporelles de l’habitude pour que le poème les refasse à l’aune d’un impossible qui est l’utopie du poème, ce « jusqu’à » qu’il réalise chaque fois dans un « accord final » qu’il faut entendre ni comme un consensus ni comme une fin mais bien toujours comme une relation en cours, un « nous sommes toujours au commencement d’apprendre[xxxii] ». Alors, chez Mallarmé, la métaphore du vol n’en est plus une puisqu’il s’agit bel et bien d’une transformation, d’un envol comme devenir maintenant. Ce que le premier poème de Nous le passage suggère avec toujours autant de force[xxxiii] :

aujourd’hui nous sommes plus jeunes que nous-mêmes

parce que nous sommes l’un l’autre

le regard avec l’instant

Ce « l’un l’autre » qui n’est pas et est « l’un et l’autre » avec toutes ses variantes relationnelles : « avec », « par », « pour », « dans », « sur », « contre », etc., invente ce que Meschonnic posait à l’orée de l’œuvre poétique comme manifeste d’une « expérience en cours » et donc comme mouvement continu à continuer continûment : « Je commence un langage qui n’a plus rien à faire de la distinction utile ailleurs entre dire et agir, qui n’a plus rien à faire de l’opposition entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue. Comme entre dire et vivre une interaction sans privilège de l’un des termes constitue l’écriture, ainsi dans la poésie qu’on croyait personnelle se produit la poésie impersonnelle »[xxxiv].

L’engagement qu’ouvre « je passerai ma vie à ressembler à ma voix »[xxxv], n’est pas un projet solipsiste puisque la voix qui est l’utopie du poème en devient sa matière, sa matière toujours au présent : ce que j’aime appeler une matière relation, un « nous le passage », cet « intime extérieur » que je lis dans le dernier poème de ce premier livre[xxxvi] :

Je te donne lieu et temps je te donne le meilleur jour

depuis que j’ai pris sur toi la mesure de notre langage

nous savons entendre des yeux ceux qui donnent signe de livre

ceux qui donnent signe de vie nous reconnaissent.

Je te donne ce qui me sert

parler se taire ne sont naturels qu’avec toi

loin de toi je n’ai avec eux que des compromis

chez nous ils trouvent leur centre et leur gravité

ni toi ni moi ne sommes endormis.

Le poème ne confond pas « signe de livre » et « signe de vie » sinon il n’est que littérature ; aussi engage-t-il d’abord par le continu-relation qu’il est le seul à pouvoir exiger, lancer et entretenir. Cette politique du poème est un don du lieu et du temps non pour un ailleurs ou un avenir, promesses que l’intention tiendrait toujours fort bien, mais pour un ici et maintenant qui met la lecture à hauteur d’écriture et l’inverse : « le meilleur jour » est à la fois la lumière d’une connaissance irréductible à quelque dévoilement herméneutique ou apparition pragmatique mais irrésistiblement en acte de langage et de vie, et l’ordinaire du temps, des travaux et des jours, rendu à son extraordinaire, ce « légendaire chaque jour » qui titre le livre éponyme de 1979. C’est ainsi me semble-t-il que le poème, s’inventant sans cesse dans et par un je-tu, engage la voix, ce qu’il y a de plus physique et de plus indicible paradoxalement par le langage, dans une aventure, une épopée, qui n’a rien d’une conquête ou d’une affirmation autrement qu’à penser l’agonistique et l’individuation dans et par une érotique qui est un faire relation dans et par le langage, le corps-langage. Cette activité inassignable défie et défait la poésie, la littérature, la culture et plus généralement tous les programmes qui instrumentalisent le discontinu de la définition et de la valeur, du langage et de la vie réduisant la poésie à des « petites manières »[xxxvii]. Ces « petites manières » sont l’accompagnement du néo-classicisme dominant ; elles sont ce qui fait le plus de mal à la poésie puisqu’elles font toute la cérémonie de la célébration quand on a besoin, grand besoin, des fêtes de la vie.

je ne mets pas les noms du

monde comme

on s’habille en paysage

la fête entre les fêtes c’est

ce qui ne cherche même pas un

nom[xxxviii]

C’est heureux et mystérieux : avec le poème, le cri ne cesse jamais dans les silences bruyants des célébrations. Pour ne pas être endormis par leurs mensonges bruyants, ce cri, « le présent de tous les présents », « nous en connaissons / la voix »[xxxix]. Ce qui exige un « nous le passage », comme écoute du silence entre nous. Le temps du poème contre la poésie de l’époque. La relation contre la célébration. Le poème.


[i] Ce travail vient poursuivre, sans compter les livres de poèmes, d’autres essais, entre autres ce qui suit. Deux livres : Langage et relation, Anthropologie de l’amour, L’Harmattan, 2005 ; La Poésie dans les soulèvements, Avec Bernard Vargaftig, L’Harmattan, 2001. De nombreux articles parmi lesquels : « Il y a la littérature engagée et les œuvres qui engagent », colloque « Littérature de jeunesse et engagement », IUFM et Université de Strasbourg, 12-14 novembre 2009 (à paraître) ; « Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig : le poème relation de vie après l’extermination des juifs d’Europe » dans A. Schulte Nordholt (dir.), Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui. Enfants de survivants et survivants-enfants, « Faux titre n° 327 », Amsterdam / New York : Rodopi, décembre 2008, p. 136-150 ; « Engagés, les poèmes-relations de Bernard Noël » dans F. Scotto (dir), Bernard Noël : le corps du verbe, Colloque de Cerisy, Lyon : ENS Editions, 2008, p. 69-82 ; « Avec Henri Meschonnic, la pensée, le poème comme un continu du vivre langage », dans Continuum n° 5 (« Henri Meschonnic »), avril 2008, association israélienne des écrivains de langue française, p. 63-73 ; « Déverse ta colère – déverse ! Contre « la solution finale de la question juive » et ses hoquets essentialistes : aujourd’hui défendre les vivants pour vivre leurs noms et leurs silences » dans Résonance générale n° 2, Mont-de-Laval : L’Atelier du grand tétras, mars 2008, p. 19-44 ; « Henri Meschonnic, poète libre » dans Résonance générale n° 1, été 2007, Mont-de-Laval : L’Atelier du grand tétras, p. 55-60 ; « Le poème, un retour de vie. Actualités du Kaddish » dans M. Bercot et C. Mayaux (dir.), Poésie & Liturgie XIXe-XXe siècles, coll. « Littératures de langue française », Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New-York, Oxford, Wien : Peter Lang, 2006, p. 261-276 ; « Pour une poétique de la relation » dans Gérard dessons, Serge Martin et Pascal Michon (dir.), La Pensée et le poème. Meschonnic à Cerisy, Paris : In’Press, 2005, p. 186-201 ; « Un poème du langage relation », dans Nu(e), n° 18 (« Henri Meschonnic »), Nice, 2002, p. 89-97 ; « Il y a pli & pli. Penser avec le sujet du poème », dans Europe n° 851 (supplément au n° 850, « Littérature et philosophie »), mars 2000, p. 202-212.

[ii] H. Meschonnic, De Monde en monde, Arfuyen, 2009, p. 93.

[iii] H. Meschonnic, La Rime et la vie, Verdier, 1989, p. 216. Le texte, « La rime et la vie » (p. 208-231), devait préfacer Tentative de jalousie (trad. des poèmes de M. Tsvetaïeva par E. Mailleret, La Découverte, 1986). Les citations qui suivent y renvoient.

[iv] H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 452-463. Les citations vont dorénavant à cet extrait.

[v] H. Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 231.

[vi] « Aus Anwesen, Anwesenheit, spricht Gegenwart » que Meschonnic traduit : « C’est à partir de la résidence, de la résidenceté, que parle le présent », dans Le Langage Heidegger, PUF, 1990, p. 253.

[vii] C. Baudelaire, Œuvres complètes, Club du meilleur livre, 1955, t. 1, p. 915 (cité par H. Meschonnic, Laz Rime et la vie, p. 214).

[viii] H. Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, 2001, p. 10.

[ix] Charles de Gaulle, Conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 7 avril 1954, in Œuvres complètes, Discours et Messages, t. II : Dans l’attente (1946-1958), Plon, 1970, p. 287-290. « L’État est le plus froid des monstres froids » écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.

[x] « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » écrit Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1947, p. 18.

[xi] Par exemple, dans Célébration de la poésie, p. 25…

[xii] W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, Minuit, 2005, p. 15.

[xiii] G. Philippe et J. Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009.

[xiv] Ibid., p. 55.

[xv] Cités dans Richard Millet, Le Sentiment de la langue, [P.O.L., 1986], p. 213-214 [Note de G. Philippe].

[xvi] G. Philippe et J. Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, op. cit., p. 534. On retrouve encore à cette dernière page le nom de Richard Millet auquel il faudrait ajouter ceux de Pierre Michon et de Pascal Quignard qui font consensus…

[xvii] Voir Célébration de la poésie, op. cit., p. 105 et suivantes.

[xviii] Ibid., p. 86.

[xix] Orphé studio, Poésie d’aujourd’hui à voix haute, présentation et choix d’André Velter, Poésie/Gallimard, 1999. Les poètes sont classés par ordre chronologique d’intervention [note de H. Meschonnic].

[xx] Ibid., p. 134.

[xxi] H. Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 169-174.

[xxii] S. Martin, « La relation contre la religion. Avec Paul Celan, Ghérasim Luca et Henri Meschonnic. Pour un humanisme radicalement historique » dans Faire part n° 22/23 (« Le poème Meschonnic »), mai 2008, p. 174-192.

[xxiii] H. Meschonnic a déposé ses archives (1969-2005) à l’IMEC fin 2006 : ce fut l’occasion pour lui de relire ses premiers poèmes et de les reprendre (poèmes parus dans Europe n° 393, janvier 1962 (« Poèmes d’Algérie ») ; n° 415-416, nov.-déc. 1963 (« Après nous la sagesse ») ; sept-oct. 1965 (« Le matin vient ») ; et dans La Nouvelle Critique n° 24, mai 1969, cette dernière publication portait le titre éponyme. Parole rencontre (L’Atelier du grand tétras, 2008) est issu de cette expérience. Le poème est pris à la p. 30 de ce livre. Voir Le Magazine littéraire n° 480 (1er novembre 2008): « Retour aux quais de cannelle chaude ». Entretien de Henri Meschonnic avec V. Marin La Meslée.

[xxiv] Il faut redire à ce propos l’importance d’un titre comme celui d’Henri Meschonnic : Combien de noms (L’Improviste, 1999). Le poème de la page 78 rassemble son engagement : « quand les noms les ont quittés / ils sont devenus un fleuve / et ce fleuve coule en nous / je ne sais rien faire d’autre / que d’être son mouvement / qui nous emporte / dans le bruit nous nous crions / nos / noms ».

[xxv] Ibid., p. 67.

[xxvi] Ibid., p. 11.

[xxvii] H. Meschonnic, Célébration de la poésie, op. cit., p. 136.

[xxviii] H. Meschonnic, Nous le passage, Verdier, 1990, p. 92.

[xxix] Archives IMEC, boîte « Nous le passage », dossier « manuscrits de travail ½ », liasse 1, f. 1.

[xxx] S. Mallarmé, Œuvres complètes, La Pléiade/Gallimard, 1945, p. 333.

[xxxi] H. Meschonnic, Nous le passage, op. cit., p. 12.

[xxxii] Ibid., p. 33.

[xxxiii] Ibid., p. 9.

[xxxiv] H. Meschonnic, Dédicaces proverbes, Gallimard, 1972, p. 10.

[xxxv] Ibid., p. 15.

[xxxvi] Ibid., p. 120.

[xxxvii] H. Meschonnic, Célébration de la poésie, op. cit., p. 140.

[xxxviii] H. Meschonnic, Combien de noms, op. cit., p. 41.

[xxxix] H. Meschonnic, Légendaire chaque jour, Gallimard, 1979, p. 81.

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