Terrible, ce tremblement de terre sur une île qui n'a cessé de trembler...
Le texte ci-dessous pour dire la force de ses habitants, de ses voix malgré les malheurs et les périls. Il est paru dans la revue Triages en 2008.
Je viens d'apprendre que Frankétienne était vivant. Il l'a toujours été et le sera toujours.
Frankétienne :
la volubilité d’un oiseau écouté au phénakisticope
1. De la cinémanimalité
La « Morale du joujou » de Charles Baudelaire[1] est, me semble-t-il et cela n’aurait pas été vraiment considéré, une œuvre majeure en poétique des œuvres et peut-être même livre-t-elle les prolégomènes d’une éthique du poème comme éthique du langage et plus précisément, de la relation dans et par le langage.
Aussitôt je voudrais dire les raisons de ce détour comme autant d’hypothèses que l’œuvre de Frankétienne me fait poser. Je vais suivre le texte de Baudelaire pour lire un fragment du texte monstrueux de Frankétienne[2]. Je tiens à ce qualificatif comme Baudelaire met au cœur de son texte sa fable du « joujou vivant » qui donnera ailleurs Le Joujou du pauvre dans les poèmes en prose du Spleen de Paris. On sait que « ce joujou que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, était un rat vivant ! ». De la même manière, Frankétienne agace, agite et secoue dans sa machine à écrire et à peindre-découper un oiseau schizophone « tiré […] de la vie elle-même », comme dit Baudelaire du rat offert à l’enfant par ses parents pauvres… Il y a non une activité de représentation que l’on achèverait en la situant dans des biographèmes et autres contextualisations mais bien une activité de spectacularisation que l’on a tout intérêt à comprendre comme du théâtre non à faire mais se faisant, comme du théâtre non à adapter, interpréter mais auquel il nous faut assister. Dès la première page, c’est le spectacle du poème, la parade de l’Oiseau schizophone. Un tel livre contient sa propre théâtralité et peut-être même ce que j’oserais appeler sa « cinémanimalité » en posant ce mot-valise qui mêle à l’art cinématographique du cœur même de l’écriture un devenir-animal au sens de Deleuze-Guattari[3] et plus certainement ce que Jürgen Trabant signalait à partir de Humboldt :
Penser par le langage est en soi-même un besoin instinctif de l’homme et n’est pas fondé sur d’autres besoins (ce besoin linguistique a un modèle corporel dans la créativité sexuelle, qui n’en est pas pourtant pas le besoin sous-jacent). La créativité du langage est « plaisir de production de sons » - « le poétique, une étincelle qui jaillit dans l’obtusion animale » - « relatif à des pensées » qui est en même temps « besoin de communication sociale » (VI : 156), c’est-à-dire besoin de création poétique qui est aussi besoin d’union amoureuse avec l’autre. Seule la générosité, poétique et érotique, est spécifiquement humaine et explique la multiplicité et la richesse du langage[4].
« Cinéma de voix en marche », comme le dit lui-même Frankétienne dans sa « présentation » (11), sans compter tout le poème liminaire programmatique envisageant un « psykinérama » (7), le poème monstrueux ouvre au cinéma du poème. Je me contenterai pour le fragment choisi du phénakisticope baudelairien. Cet ancêtre du cinéma situera ma tentative comme approche rudimentaire de l’œuvre tout en déplaçant la perspective de la vérité (de la vue ou de la psyché ou de… l’œuvre) à la tromperie (phenakizein)… mais comme dit la locution qui s’applique d’abord à une femme aux charmes plus apparents que réels, la tromperie sur marchandise est peut-être le meilleur moyen de savoir qu’on ne peut prendre un sujet pour un objet ! Qu’on ne peut confondre un oiseau schizophone avec un perroquet, la cinémanimalité avec une poésie exotique. La cinémanimalité de l’oiseau schizophone est le spectacle d’un poème inouï qui fait son cinéma : le cinéma du poème.
2. Du continu (hét)érogène
Frankétienne possède « cette admirable et lumineuse promptitude qui caractérise les enfants, chez qui le désir, la délibération et l’action ne font, pour ainsi dire, qu’une seule faculté, par laquelle ils se distinguent des hommes dégénérés, en qui, au contraire, la délibération mange presque tout le temps » : il fait comme Baudelaire enfant qui s’empara « immédiatement du plus beau, du plus cher, du plus voyant, du plus frais, du plus bizarre des joujoux » de la chambre où l’avait introduit « la Fée du joujou », cette dame Panckoucke.
Il y a un geste continuel dans l’écriture-Frankétienne : l’écriture se jette dans l’écriture en allant au « plus beau, au plus cher, au plus voyant, au plus frais et au plus bizarre ». Cette « écriture ambrée d’imprévisible où s’enflûtinent les signes azaïrés de mythes et s’agglutinent les voix ormaïlées de rêves » (49) est un flux d’hétérogénéités. Ces « interventions » continuelles le long du livre qu’on pourrait associer aux pratiques artistiques du collage à la fois perturbent le bon déroulement et assurent le flux continuel ! Cette titraille débandée ne cesse d’empêcher l’homogénéisation du flux langagier ; au contraire, ce flux emporte d’autant plus qu’il est porté par toute l’hétérogénéité de ses matériaux et de ses manières. Il faut ajouter que le graphisme typographique, graisses et corps, justifications et obliques, se poursuit jusque dans les encres dessinées, lesquelles prolongent les coulures verbales, les dégoulinades textuelles, les rets et arabesques des phallus, vulves, yeux et autres bouches qui renversent sans cesse la violence instrumentalisée des zozobistes en « feu de joie sans fin » (58), mieux en « nos élans dans l’amour / nos vieux démons déments / leur densité de vie / leur mesure d’émotion / la terreur suicidaire des amants que nous fûmes » (55).
Car, en considérant l’écriture de Frankétienne dans l’hétérogénéité de sa palette graphique et typographique, il y a un emportement qui mêle la délibération à l’action et au désir. Le flux est premier : la promptitude fait de cette activité d’écriture un commencement perpétuel, un recommencement incessant. Exemple :
« Une effolerie de sabres et de glaives enflammés défournichaient la fourquine vanillée de chair vive » (62) : pas un mot qui ne soit emportés par le mouvement sémantique du vif. La paronomase n’est pas seulement lexicale produisant l’engendrement des mots entre eux : on peut dire qu’ici « four » est une unité prosodique-sémantique qui est entièrement activité. Comme ailleurs, les substantifs qu’il ne faudrait pas trop facilement associer à une accumulation d’images statiques, sont pris dans un tel mouvement prosodique qu’ils deviennent des verbes. « Four » est pris dans « enfourner /défourner » si ce n’est dans et par « fourrer » voire « foutre » ou encore « fourrager »…
Frankétienne en roi mage ou plutôt comme cet enfant qui, sans coup férir, prend le morceau avec la fève, a la main juste. Ces pages qu’on lit comme une épopée monstrueuse qui n’est pas sans évoquer Agrippa d’Aubigné, enferment la fève qui rayonne sur elles :
« Dans le silence marvinescent, la voix bleue de Milouna rivolianait avec un accent de tendresse envoûtante » (67) : vol du vin dans la voûte de la voix ? Peut-être ! Sujet-fève qui murmure et remue « floumoussement en zézayant et en susurrant d’interminables alcius, des cris, des gémissements et des râles mêlés » (67).
3. De l’oiseau volubilionnaire
Par conséquent, comme Baudelaire, Frankétienne préfère de loin « un grand magasin de joujoux à un bel appartement bourgeois » :
Toute la vie en miniature ne s’y trouve-t-elle pas, et beaucoup plus colorée, nettoyée et luisante que la vie réelle ? On y voit des jardins, des théâtres, de belles toilettes, des yeux purs comme le diamant, des joues allumées par le fard, des dentelles charmantes, des voitures, des écuries, des étables, des ivrognes, des charlatans, des banquiers, des comédiens, des polichinelles qui ressemblent à des feux d’artifice, des cuisines, et des armées entières, bien disciplinées, avec de la cavalerie et de l’artillerie.
Comme chez Baudelaire, il ne s’agit pas à proprement parler d’une liste mais bien d’un récitatif qui « infinit » la vie. Aussi la vie chez Frankétienne y est « beaucoup plus colorée, nettoyée et luisante que la vie réelle » : non que ses éléments soient plus nombreux, plus riches, plus extraordinaires, plus fantasmés, plus symboliques et donc moins réalistes, moins sociologiques, moins scientifiques... Ce serait ne pas comprendre le mouvement d’une telle écriture que d’en lister les mots, les trouvailles lexicales et de répéter à satiété la richesse exotique d’une bimbeloterie des îles… plus certainement, ce sont des recherches de langages qui mettent tout l’ordinaire non au diapason de ses unités, de ses mots et de ses maux, mais au rythme de son phrasé qui met tous les termes dans un continu : le cinéma du poème. Bref, la liste chez Frankétienne n’est pas la somme de ses éléments mais le mouvement de son phrasé, le rythme de son oralité. Entendons bien par liste cette force énumérative qui ne compte pas à la dépense énergétique. Franckétienne est un volubilionnaire :
L’ellipse dévore le vide, la chair chienne au chiendent, la crudité des viandes engluchées de ratures, la fraîcheur des blessures marysées de hachures d’où suintent les liqueurs ginées de guirandine, les odeurs des juments au vertige de la mort, les corps éparpillés au fond des écuries dans le sang des boucheries fleuroselles vénéneuses jaillies d’un volcan braque au souffle malourâcre, pulvérisant la jarre des songes précipités, le govi du destin en brisure débrisure, tous les bruits des débris d’un vaisseau qui chavire en crevant les tympans des marins spantufiés, voyageurs paniqués par l’iris de l’abîme, aprhodite éventrée, erzulie crucifiée par les croches trémindeuses et les cloches voluptueuses du hasard dévêtu en fragments de mémoire et d’oubli successifs. (49)
Chaque mot y est traversé par la phrase qui l’emporte ou chaque mot porte sa phrase au point que chaque mot perd son unité syntaxique-sémantique pour participer d’une unité toujours supérieure, toujours d’abord prosodique qui met alors le syntaxique-sémantique dans un mouvement perpétuel où ce qu’on entend (comprend, perçoit, pense mais aussi tend entre) c’est l’infini de la vie dans et par le langage ; de la vie comme relation, perpétuel passage où même la rhétorique y perdrait son latin : comment dissocier paronomase, allitération, apophonie, cacophonie, musication et autres échos sonores. Car ce ne sont pas des figures qui apparaissent mais bien plus une écoute de ce qu’on ne saurait arrêter : la relation généralisée. La relation comme épopée de la voix, d’une voix pleine de voix.
« L’azur enflaune ma voix » (50), écrit l’oiseau de Frankétienne. Que la voix s’enfle de cette multiplicité, c’est obligé mais elle est prise dans un mouvement qui s’infinit au cœur du langage. L’azur mallarméen ne met pas la voix au régime d’une disparition mais bien d’une incorporation faunesque, d’une dilatation langagière, d’une cinémanimalité monstrueuse où s’entend ce qu’on ne voit pas et se voit ce qu’on n’entend pas d’habitude. « Croches » et « cloches » d’un poème-relation qui fait tout voir-entendre.
4. Du monde engrossenfantin
Mais qu’on ne s’y trompe pas, Baudelaire pas plus que Frankétienne ne supposent que « la poésie enfantine » tienne du prix des joujoux, c’est-à-dire de leur « perfection physique et mécanique » ! Comme les enfants qui « témoignent par leurs jeux de leur grande faculté d’abstraction et de leur haute puissance imaginative » : « Ils jouent sans joujoux » ! Non comme « ces petites filles qui jouent à la madame » mais comme ceux qui « jouent à la guerre » : « non pas dans les Tuileries avec de vrais fusils et de vrais sabres, je parle de l’enfant solitaire qui gouverne et mène à lui seul au combat deux armées ». Car l’un et l’autre ont une économie fort singulière, disons primitive :
Analysez cet immense mundus enfantin, considérez le joujou barbare, le joujou primitif, où pour le fabricant le problème consistait à construire une image aussi approximative que possible avec des éléments aussi simples, aussi peu coûteux que possible : par exemple le polichinelle plat, mû par un seul fil ; les forgerons qui battent l’enclume ; le cheval et son cavalier en trois morceaux, quatre chevilles pour les jambes, la queue du cheval formant un sifflet et quelquefois le cavalier portant une petite plume, ce qui est un grand luxe ; - c’est le joujou à cinq sous, à deux sous, à un sou -
Et Baudelaire de conclure :
Croyez-vous que ces images simples créent une moindre réalité dans l’esprit de l’enfant que ces merveilles du jour de l’an, qui sont plutôt un hommage de la servilité parasitique à la richesse des parents qu’un cadeau à la poésie enfantine ?
Il y a avec ce foisonnement, immense mundus, du poème-Frankétienne, disons même, osons même, un bas prix pour la critique à considérer son fonctionnement, sa merveilleuse simplicité. D’aucuns parleront certainement de réalisme fantastique s’agissant de cet « étrange tournoiement d’images apparemment sans lien dans un rêve en relief chromatique » (108), comme dit le narrateur. Mais le fantastique ici n’est rien d’autre que la réalité, la réalité mise à nue par ses acteurs, même… Ce que disait Breton de Duchamp et de sa plaque de verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même) est ici pleinement justifié : « aucune œuvre ne me paraît jusqu’à ce jour avoir fait si équitablement la part du rationnel et de l’irrationnel ». Il suffit d’évoquer le passage qui (dé)confond la torture et la jouissance de Milouna (67) dont la sortie montre qu’il s’agit bien d’obtenir le maximum de réalité, un engrossement du monde par le langage et l’inverse :
Quand elle se réveilla en saute-gril de ce maloufreux cauchemar, un filet de sang coulait de son nombril ; et la viloriane sirupeuse dégoulinait de sa belle fente illuminée d’or et de fluorine. […]
Instransparence du silence aux angles sacrés du mystère. Rire de sable et d’écumes plus obscur que la noire épongerie de la pierre tarderosée de cahir. (68)
5. Des divertissements des divertisseurs
Frankétienne comme Baudelaire est un de rares personnages souvent caractérisés comme pervers dans nos sociétés qui goûtent ce divertissement :
Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner solitairement sur les grandes routes, remplissez vos poches de ces petites inventions, et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s’agrandir démesurément. D’abord ils n’oseront pas prendre, ils douteront de leur bonheur ; puis leurs mains happeront avidement le cadeau, et ils s’enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l’homme. C’est là certainement un grand divertissement.
Le divertissement est bien double : celui du donneur et celui du happeur. Les deux sortent du chemin tracé par les sociabilités convenues, les conservatismes du plaisir, les cadres de la décence. L’un et l’autre se méfient des académismes de la foule humaine. Promeneur et joueur solitaires. Divertisseurs qui cherchent non à faire voir grand mais à changer les yeux de dimension. Bref, des transformateurs du corps par le langage et du langage par le corps, faut-il ajouter…
La volubilité[5] du poème peut sembler perverse voire redoutablement onaniste. C’est qu’effectivement elle génère une érotisation générale qui n’est pas à proprement parler thématique mais prosodique :
Sous le coffrage de la misère et de la peur, une joncherie de corps délabrés, une impitoyable bousculade de bidonvilles défaïtaillés déboundarés débidonnés, on eût dit les ravages d’un cyclone zinglindeux à travers la désolation et les saragailles d’un horrible champ de bataille.
La violence arrogante, massive et drue, s’enfloreillait dans les marécages du quotidien. (66)
Oui cela enfle de l’oreille : cela s’enfloreille. En d’autres termes, l’écoute, ça bande…pour que nos yeux s’agrandissent démesurément. Leçon baudelairienne parfaitement comprise : la lecture devient vision quand l’écoute est bandée par ces petits riens, ce « chant sous le texte », comme disait Mallarmé. Chant qui pousse toutes ces « peintures vagouleuses d’une violerie sauvage, frivole, indescriptible » (66) qui animent le cinéma du poème comme un corps vivant, un cadeau inouï.
6. Des bizarreries boulimiques
Mais il y a chez Baudelaire comme chez Frankétienne des bizarreries. Je garde celle-ci prise au texte du premier pour aussitôt l’appliquer au second :
Le phénakisticope […]. Supposez un mouvement quelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur, divisé et décomposé en un certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces mouvements, - au nombre de vingt, si vous voulez, - soit représenté par une figure entière du jongleur ou du danseur, et qu’ils soient tous dessinés autour d’un cercle de carton. Ajustez ce cercle, ainsi qu’un autre cercle troué, à distances égales, de vingt petites fenêtres, à un pivot au bout d’un manche que vous tenez comme on tient un écran devant le feu. Les vingt petites figures, représentant le mouvement décomposé d’une seule figure, se reflètent dans une glace située en face de vous. Appliquez votre œil à la hauteur des petites fenêtres, et faites tourner rapidement les cercles. La rapidité de la rotation transforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous voyez se réfléchir dans la glace vingt figures dansantes avec une précision fantastique. Chaque petite figure a bénéficié des dix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, et sa rapidité la rend invisible ; dans la glace, vue à travers la fenêtre tournante, elle est immobile, exécutant en place tous les mouvements distribués entre les vingt figures. Le nombre des tableaux qu’on peut créer ainsi est infini.
Cet étrange intérêt de Baudelaire pour le phénakisticope, intérêt qui va jusqu’au raffinement de la description technique, me semble offrir une prose que ne renierait pas les signataires du manifeste du spiralisme. Plus précisément, nous avons là une tentative de description de L’Oiseau schizophone qui me semble d’une extraordinaire justesse.
Ce monstrueux ouvrage est la multiplication de tableaux, multiplication suggérant bel et bien l’infini, d’une seule figure : oui, jongleur ou danseur cet oiseau. Il y a une « unité fabuleuse de la spirale » (97) que peut masquer « la polyphonie incantatoire » (119) mais qui justement est d’abord mouvement. C’est que si l’autobiographie constitue certainement la recherche, elle ne peut la contenir, l’assouvir mais bien au contraire, elle est portée par ce qui ne peut s’en satisfaire, ne peut s’y contenir : l’épopée d’une voix pleine de voix qui emporte toutes les dichotomies dont la cinémanimalité du poème ne peut se contenter. Une formule me semble lancer cette démesure jusque dans la technicité nécessaire à son activité d’emportement : « vitre indiscrète exacerbant la rhapsodie des vorgalises campant les risques de l’écriture » (60). Les « vingt ouvertures » du phénakisticope sont ici les vingt registres de cette « rhapsodie des vorgalises » : orgue pour vocalises, poème pour et par voix qu’exacerbe l’indiscrétion de la vitre, de la transparence opaque de l’écriture.
boulimie de la langue la lumière sémantique chauffait les clitoris déflorait les pucelles bouline et débouline
De la boulimie au déboulé, il a fallu que le corps-poème s’engrosse en prenant le vent de côté, en naviguant à la bouline : que l’oiseau passe au phénakisticope pour le moins.
7. Du puzzle de l’oiseau en puzzle de l’oiseau en puzzle (ad lib.)
Mais il faut ajouter encore un mot, un dernier, sur ce parallèle que je voudrais achever sur les remarques de Baudelaire qui généralisent ses réflexions et renforcent sa poétique jusqu’à la dimension politique et à la force éthique. Tout d’abord, Baudelaire s’en prend au « protestantisme » de ceux qui « ne connaissent pas et ne permettent pas les moyens poétiques de passer le temps ». Il s’agit de ces parents qui ne veulent pas donner de ces joujoux à leurs enfants :
Ce sont les mêmes qui donneraient volontiers un franc à un pauvre, à condition qu’il s’étouffât avec du pain, et lui refuseront toujours deux sous pour se désaltérer au cabaret.
Il y a aussi les parents, quand ce ne sont les enfants eux-mêmes, qui diffèrent l’utilisation du joujou. Mais Baudelaire passe sur ces « personnes ultra-raisonnables et anti-poétiques » pour conclure sur l’énigme que constitue l’obsession des « marmots » à vouloir « voir l’âme » de leur joujou, « Puzzling question ! » précise-t-il in fine. Et après que l’enfant « tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie merveilleuse s’arrête. L’enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l’entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l’âme ? C’est ici que commencent l’hébétement et la tristesse. »
Il y a certainement avec Frankétienne et son oiseau schizophone un moment, pas forcément dernier, qui s’interroge sachant bien que la réponse ne peut venir autrement qu’à différer la question, qu’à la renvoyer au puzzle à refaire sans cesse.
Fenêtre entrebâillée par où imaginer le parfum de la cible l’écriture dévêtue le texte déshabillé la jalouïsie de l’œil entiché de mystères. (59)
De Baudelaire à Frankétienne et de Frankétienne à Baudelaire : l’écriture mise à nu par la relation, même. Le cinéma du poème y fait d’abord une éthique et une politique du langage : « eh bien dansez maintenant ».
[1]. Première parution le 17 avril 1853 dans Le Monde littéraire ; Baudelaire tira de cet essai « Le Joujou du pauvre », poème en prose.
[2]. Je vais lire L’Oiseau schizophone, Paris, éditions Jean-Michel Place, 1998, p. 48-68 [plus loin les indications chiffrées entre parenthèses renvoient aux pages de cette édition]. Ces dix pages correspondent à peu près à un « chapitre » (p. 85-126) du « premier mouvement des métamorphoses de l’oiseau schizophone », D’Un Pur Silence inextinguible, La Roque-d’Antéron, Vents d’ailleurs, 2004. Il faudrait comparer cette réécriture qui est aussi une réédition, à la première. Je ne m’y aventure pas ici.
[3]. Voir en particulier le chapitre 10, « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible », dans G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
[4]. J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage, Mardaga, « Philosophie et langage », Liège, 1992, p. 136. Trabant fait référence à Humboldt et à l’édition de ses œuvres en 17 volumes par A. Leitzmann et al. Chez Behr à Berlin de 1903 à 1936.
[5]. Pour une réflexion critique sur le concept de volubilité (Beredsamkeit) dans la théorie du langage de Humboldt telle que Henri Meschonnic la promeut dans sa systématicité et dans une historicité qui la retire aux lectures néo-kantiennes ou cartésiennes, voir notre chapitre « La volubilité, une force amoureuse » dans Langage et relation, Poétique de l’amour, Paris, coll. « Anthropologie du monde occidental », L’Harmattan, 2005.
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