LES ÉTATS DE LA DIDACTIQUE DU FRANÇAIS
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QUAND DIRE C’EST ÉCOUTER :
CE QU’ON ENTEND DANS LA VOIX
N’est-il pas évident que l’événement n’est point homogène, que peut-être il est organique, qu’il y a ce qu’on nomme en acoustique des ventres et des nœuds, des pleins et des vides, un rythme, peut-être une régulation, des tensions et des détentes, des périodes et des époques, des axes de vibration, des points de soulèvement, des points de crise, de mornes plaines et soudain des points de suspension.
Charles Péguy, Clio.
LES ÉTATS DE LA DIDACTIQUE DU FRANÇAIS
La didactique du français ne peut s’envisager sans historicisation. Aussi je commencerais par rappeler une déclaration inaugurale dans l’histoire et peut-être même la naissance de la didactique du français :
Pourquoi ne pas reconnaître dans l’enseignant de français celui qui fait parler tous les langages aussi bien les « primaires » – systèmes de signes des langues naturelles – que les « secondaires » – les pratiques signifiantes, celui aussi qui parle ou travaille dans tous les langages y compris celui des corps, de l’imaginaire, de l’inconscient. S’il répond à un tel profil, le maître de français ne saurait être formé au rabais et la formation continue où s’articuleraient recherche et enseignement est une nécessité absolue. S’il répond à la mission sociale qu’implique un tel profil, il faudra alors en finir avec une pseudo neutralité et assumer, dans une école transformée un véritable rôle d’agent social inséré dans une équipe pédagogique responsable et efficiente. (Pratiques, 1979)
Il s’agit de la conclusion de la déclaration préliminaire éponyme aux actes du colloque de Cerisy d’août 1979 intitulé « Pour un enseignement du français » rédigée par Jean-François Halté et André Petitjean, directeur de la revue Pratiques. En fait cette conclusion vise bel et bien à une transformation de l’enseignement du français par une redéfinition du « profil » de l’enseignant de français et pour le moins par celle de son invention certainement puisqu’il s’appelle plus communément professeur de lettres… L’opération est double : redéfinition par extension-reconfiguration du domaine de compétences et du domaine d’application des compétences (des lettres au français voire à tous les « langages » et du secondaire à l’ensemble de l’enseignement tant en aval qu’en amont, de l’école à l’Université) et redéfinition épistémologique par l’élévation du niveau d’exigence (articulation enseignement-recherche et formation intiale-continuée) et l’extension des implications (« mission sociale » et travail en « équipe pédagogique »). On peut dire qu’il y a la volonté et l’engagement conséquents d’une pensée et d’une politique, de prendre en considération la nouvelle configuration sociale, économique et politique qui résulte du tournant de la fin des années soixante, de la fin de l’après-guerre, de la fin du gaullisme, du colonialisme, etc. Mais on peut aussitôt ajouter que la pensée et la politique qui s’engagent ne sont pas déprises des configurations antérieures et plus particulièrement de la configuration intellectuelle structuraliste qui est absolument concomitante à l’après-guerre, sans compter que ses fondations lui sont antérieures. Il importe de lire cet attachement dans ce passage. En premier lieu, le dualisme des « langages » doublé du dualisme des « pensées » (primaires et secondaires) reproduit (et se fonde sur) presque mécaniquement le dualisme du signifié et du signifiant, de la langue et de la parole. Il est, de plus, augmenté par ce qu’on peut désigner comme une sémiotisation généralisée puisque le langage se voit démultiplier en autant de langages que de découpes (voire de disciplines) faites dans le continuum des activités humaines (« corps, imaginaire, inconscient »). J’ajouterais que la dénomination de « maître de français » inaugure le concept de « maîtrise » qui sous-entend l’ambition scientiste que le structuralisme a inoculée aux « sciences » de l’homme. Le maître n’est plus le « magister » de la relation pédagogique qui tient son autorité de la tradition mais le « savant » de la relation didactique qui la tient de la science la plus en pointe, la plus totalisante. Aussi, faudrait-il entendre l’articulation souhaitée de l’enseignement à la recherche comme une inclusion des pratiques sociales de l’enseignement dans les pratiques sociales de la recherche ou les pratiques se voient réifiées en observables, catégorisables, transformables… sans qu’aucune attention ne soit portée à ce qui ne relève pas d’une agentivité mais d’une subjectivité elle-même inassignable aux « sujets » maîtrisées par les sciences humaines dont les « sciences du langage »… On aperçoit alors les apories possibles ne serait-ce que dans les découplages traditionnels du linguistique voire du culturel (mais déjà des découplages internes à cette configuration seront vite engagés ne serait-ce qu’entre le linguistique et le littéraire) du politique (malgré les déclarations d’intentions : on sait que la coupure primaire/secondaire n’est pas à ce jour problématisée autrement qu’en termes de dispositifs ascendants ou descendants) et de l’éthique (dont on sait le « retour » en lieu et place du politique ces dernières années)
Mais peut-être que ce point de vue n’est pas aussi heuristique que je l’aurais voulu et il me faudrait considérer le « tournant subjectif » plus récent que, par exemple, Christian Puech (1999) caractérise comme « le passage de l’ère de la "linguistique appliquée", contemporaine de la domination des représentations disciplinaires liées au structuralisme, à l’ère de la "didactique", contemporaine, elle de l’émergence du champ énonciatif ». On peut discuter cette dichotomie et penser une porosité certaine de la « linguistique appliquée » à la « didactique » ; ce que Puech lui-même ne contesterait pas quand il relève la « divergence » entre les deux parcours de Jakobson et de Benveniste qu’on « retrouverait dans les représentations disciplinaires qu’ils construisent chacun de leur côté ». Aussi, malgré les apparences, c’est bien le côté Jakobson qui l’a emporté en particulier parce que c’est « la dimension de signifiance liée au plan d’analyse sémantique distinct du plan sémiotique » qui a été « contournée ». C’est que, contrairement à Jakobson qui intègre « un point de vue énonciatif tout en laissant intact le cadre sémiotique et communicationnel » Benveniste change « radicalement de perspective » :
Avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes, et l’on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l’expression est le discours. (PLG I, p. 129-130).
Aussi ce « paradigme de la sémantisation en appelle à une refondation » que « l’introduction du point de vue énonciatif » dans l’enseignement du français n’a pas suffi à engager, loin s’en faut. Il suffirait de considérer l’étagement des « grammaires », du mot au discours en passant par la phrase et le texte qui superpose les paradigmes et même empêche que le paradigme de la sémantisation ne soit efficient puisque « la phrase » pour Benveniste constitue l’étage du déplacement et par là-même de l’impossibilité de l’opposition aussi bien savante que didactique d’une grammaire de la phrase et du discours (voir Barjolle, 2003). Mais Benveniste n’est-il pas le premier à semer le doute quand on peut apercevoir que ce n’est pas d’une grammaire dont a besoin le discours et donc la phrase mais d’une poétique, c’est-à-dire d’une attention au mouvement de la parole dans le langage, au « sujet d’énonciation », au « champ positionnel du sujet » (1974, p. 174), à ce que Meschonnic appelle « le sujet du poème » (voir par exemple : 2006, p. 87) ou encore à ce que j’appelle le sujet-relation dans et par le langage (Martin, 2004 et 2005). Autrement dit il s’agirait d’ouvrir concomitamment dans l’ordre didactique comme dans l’ordre savant une tentative de problématisation initiée par Benveniste. Cette problématisation est la condition nécessaire pour relever le défi double de « la crise » de l’enseignement du français – étant entendu que la notion de crise ne permet pas de caractériser ce qui fait difficulté, en particulier dans l’articulation du politique et du didactique, de la langue et de la culture…– et des apories d’une didactique du français prise dans les filets d’une configuration ancienne, post-structuraliste si l’on veut. Apories qui se répètent depuis quelques années sous l’angle d’un certain nombre de retournements qui font balancer l’analyse tantôt du côté du « manque de formation », c’est la version descendante – alors qu’il faudrait interroger le technicisme a-critique de la didactisation par exemple, tantôt du côté du « manque de recherches », c’est la version ascendante – alors qu’il faudrait interroger les régionalismes scientistes par exemple ; l’une et l’autre version retournent toujours l’analyse pour mieux exonérer la didactique – plutôt telle didactique savante – de ses propres impensés, de son aveuglement sur son enracinement dans une sémiotique qui fait fi de toute sémantique voire de toute éthique et politique, autrement qu’à référer à « la question du sens et des valeurs dans la tradition humaniste (osons le mot !) de ses fondateurs à l’âge classique dont évidemment Comenius », comme dit en s’excusant Jean-Louis Chiss (2007).
On assiste plus récemment pour répondre à l’aporie de la situation et aux difficultés qu’a la didactique du français à maintenir un certain nombre de positions et postures institutionnelles, au développement de l’éclectisme c’est-à-dire à l’absence de pensée et donc de problématisation sans parler de conceptualisation. J’en prendrai un exemple récent en me limitant à citer l’incipit et la clausule d’un article (Louichon, 2007)[1] :
Le champ de l’enseignement de la littérature est traversé par un certain nombre de tensions à travers lesquelles il se construit. Ces tensions alimentent et nourrissent les débats et permettent l’articulation dialectique des concepts.
[…]
L’enseignement est par nature un acte complexe et oblige à une pensée systémique. Il convient de donner aux enseignants des moyens d’appréhender et d’apprivoiser cette complexité pour faire avec.
Il y a des notions qui empêchent de voir quoi que ce soit dans la situation actuelle : celles d’« interaction » et de « complexité » qu’accompagnent naturellement « une pensée systémique » et « dialectique », participent activement à une telle manipulation. Car de deux choses l’une, soit dès qu’il y a deux réalités distinctes, il y a tension conceptuelle et donc articulation en même temps qu’il y a complexité parce qu’il faut faire avec deux réalités à la fois, et alors on n’est pas plus avancés puisque rien ne nous est dit sur la spécificité de cette complexité et de cette articulation, bref il s’agit d’une banalité : oui ! L’enseignement est complexe et demande des articulations délicates !!! soit il s’agit bel et bien de naturaliser et donc d’empêcher de discuter les termes posés aux prémisses des « tensions » et des « articulations », aux fondements de la « complexité » pour éviter que l’édifice conceptuel n’apparaisse comme une complexité éclectique, un montage de représentations très peu théorisées, de points de vue jamais interrogés, de préjugés encore moins critiqués, bref non une raison critique mais un conformisme de la pensée, non une théorie mais une théorie traditionnelle, pour reprendre à Horkeimer (1974). Or, si on y regarde de plus près, tous les « concepts » mis en tension – mais il faudrait parler de notions car la conceptualisation ne peut avoir lieu d’autant plus qu’il est fait référence à « la théorie littéraire » qui les fournirait sans qu’on sache qui elle est… – sont la reproduction du schéma du signe dans ses variantes traditionnelles qui dichotomisent au lieu de penser que ce soit les textes et les lectures. Aussi la réflexion, si ce n’est la recherche, didactiques en sont-elles réduites tant pour l’élève que pour le professeur à « l’apprentissage du compromis ». Mais on sait ce que cela cache : la loi du plus fort… Par exemple, quand Louichon invoque la « reliance » chère à Jean-Louis Dufays ou plus platement « une synthèse à usage didactique : un rapport dialectique » demandée par Catherine Tauveron (voir Dufays et alii, 2005), on nage jusqu’à la nausée dans l’éclectisme du post-modernisme (« hyper-modernisme » selon le détenteur du « concept », voir Bolle de Bal, 2002) qui montre un niveau de non-pensée jamais atteint car comme le précise Henri Meschonnic (2005, p. 14) :
Il y a la nécessité d’une relation entre point de vue et systématique. Cette nécessité situe aussi, immédiatement, l’éclectisme comme une double absence de pensée, parce que l’éclectique croit trouver un double avantage à prendre ce qui lui convient un peu partout, en quoi il méconnaît la double nécessité du point de vue et d’une systématique. L’éclectisme ne subsiste que du compromis.
Je dirais que la dichotomie fondatrice et perverse de tels dispositifs est celle qui dès le départ de l’article de Louichon oppose significativement chercheurs et enseignants :
Du point de vue de la recherche, [ces tensions] sont nécessaires et productives. Pour autant, il est parfois difficile de les penser en termes pratiques, du point de vue des enseignants.
Tout pendant que de telles dissociations éthiques verront le jour, je ne vois pas comment la didactique du français pourra engager la pensée hors d’un scientisme déshistoricisé et déshistoricisant dont, au demeurant, la force théorique et donc critique est particulièrement absente puisqu’elle reste toujours ancrée dans le paradigme du signisme (voir Païni, 2007) où la dichotomie compréhension / interprétation se trouve bloquée sur une conception du sens et non ouverte à la critique du sens, à sa réinvention dans et par l’oralité du dire qui fait le continu du parler-lire-écrire. Oralité du dire qu’on peut entendre dans et par le rythme (Meschonnic, 1995), dans et par la relation (Martin, 2005).
Mais si l’on regarde du côté linguistique, il y a aussi à critiquer la notion de transversalité qui semble défaire l’aporie du discontinu. J’en prends un exemple avec « le point de vue » (PDV) qu’Alain Rabatel nomme « une catégorie transversale » (2005). L’argument premier serait celui du « croisement » de « nombre d’activités de la classe de français » : vieil argument pédagogique du gain qui met toujours les apprentissages sous le registre de la maîtrise (« la maîtrise des principaux motifs, mécanismes et outils du PDV est indispensable pour… ») quand il faudrait les mettre à l’enseigne de problème au sens de Benveniste, c’est-à-dire de questions qui nous précèdent et donc de réponses toujours en retard d’une question. L’argument second est qu’avec une telle notion qui regrouperait moult « données grammaticales … complexes », on éviterait une « atomisation sans objet » et on aurait des « mises en perspective » car « la problématisation du PDV » peut être, « aussi souvent que possible, rapportée à des intentions et à des effets ». Bref, le second argument constitue bel et bien le maintien d’une didactique traditionnelle (ce que montre tout l’article qui suit en accumulant des typologies exhaustives, voire des nomenclatures – « il est certes utile de mettre un nom sur des formes différentes » – jusqu’à proposer des « pistes d’écriture d’imitation/invention » qui constituent autant d’ « exercices » visant l’acquisition « des expertises de toutes sortes, langagières, littéraires, encyclopédiques, qui sont autant de levier de compréhension, de problématisation du réel, voire de prise effective sur une réalité complexe en devenir » – il s’agit de la conclusion de l’article). Pourquoi traditionnelle ? Parce qu’elle constitue une conceptualisation du discontinu et non une prise conceptuelle sur le continu du langage. C’est que cette « problématisation » s’articule à un hors langage (« intentions et effets ») qui renvoie le problème du point de vue aux catégories du discontinu et ne permet pas d’en faire une catégorie du continu – ce qui permettrait alors vraiment une visée traversière plus que transversale, laquelle montre une posture de domination plus que d’interrogation critique. C’est toujours la même chose en didactique du français (et ailleurs ?), les bonnes intentions cachent des postulations et des manipulations : c’est le cas avec le point de vue.
Je terminerai ce trop rapide parcours – et on excusera les choix faits et l’exposé trop superficiel des enjeux – en proposant à la didactique du français une reconfiguration épistémologique qui permettrait de la concevoir non à partir du paradigme du signe ou de la sémiotique dans ses versions constamment relookées mais bien plutôt à partir de la théorie et de la vie du langage ou d’une poétique. Ce qui permettrait de penser à la fois :
1. le continu du littéraire et du linguistique ;
2. le continu du « parler-lire-écrire » ;
3. le continu de l’apprentissage et de l’enseignement du français dans et hors la discipline, de la maternelle à l’Université.
Rapide explication vers une conclusion forcément provisoire : paradoxalement, c’est de théorie du langage que manque la didactique du français ! Pour deux raisons : seul le souci d’une « théorie du langage » permet de commencer à penser ce que Saussure pointait fortement, à savoir l’« immense cercle vicieux, qui ne peut être brisé qu’en substituant une fois pour toutes en linguistique [et donc ici en didactique du français] la discussion des points de vue à celle des "faits", puisqu’il n’y a pas la moindre trace de fait linguistique, pas la moindre possibilité d’apercevoir ou de déterminer un fait linguistique hors de l’adoption préalable d’un point de vue » (2002, p. 24-25) et seule une « théorie du langage » permet d’augmenter l’attention à la « vie du langage » (Saussure, 2002, p. 53-55), c’est-à-dire non seulement au « fait que le langage vit à travers le temps » mais comme précise aussitôt Saussure qu’il « est susceptible de se transmettre » (Ibid.). Et c’est avec ce dernier point que je voudrais conclure : la relation pédagogique est d’abord et avant tout une relation langagière ; aussi l’enjeu de la didactique du français n’est pas étroitement celui d’une « maîtrise du langage et de la langue » qui viendrait comme s’ajouter à d’autres « maîtrises » quand il faudrait plutôt que « l’entraînement à la théorie du langage appara[isse] (…) indispensable à chaque individu pour se situer dans le monde. Le rendre plus intelligent. La visée même de l’enseignement. À commencer dès le primaire, et pas seulement au lycée » (Meschonnic, 2000). C’est qu’en effet, si la didactique du français continue dans sa frilosité – ce qui n’empêche pas son arrogance parfois… – à ne pas mettre au centre de son projet de recherche et d’action un tel entraînement – valable pour ses chercheurs comme pour ses enseignants et ses élèves –, alors elle disparaîtra pas seulement sous les coups de boutoir de ceux qui la disqualifient par principe mais parce qu’elle aura d’elle-même tissé son linceul. Contre la configuration actuelle qui encourage dans les faits les stratégies du discontinu, seule une poétique de la relation dans et par le langage toujours à inventer peut seule maintenir la pensée de la valeur, et donc du sujet et du social, dans le langage. Mais peut-être est-il trop tard. Il n’est jamais… trop tôt. Et pour cela commençons par le « dire ».
QUAND DIRE C’EST ÉCOUTER : CE QU’ON ENTEND DANS LA VOIX
Qu’est-ce que dire ? Si dire n’est pas séparable de parler, on ne peut confondre les deux sachant bien que la conceptualisation de la parole est souvent proche du dire. Quoiqu’il en soit, dire ne peut être confondu avec une diction réduite à une oralisation expressive des textes ou à une rhétorique de la diction des textes voire à une sémiotique-esthétique des dictions… qui soit arriment le dire au dit, soit sortent le dire du langage par un psychologisme ou un sociologisme de l’expression (voir Martin dans Lecture jeunesse, 2005).
Vers une autre attention au dire
peut-être on commence à dire
ce qui passe de corps en corps
quand on arrive à entendre
les voix qui parlent seulement
dans les silences de notre voix
Henri Meschonnic (Nous le passage, Verdier, 1990, p. 31)
Il y a dans l’interaction du dire au parler un rapport qui est analogiquement le même que du dire au lire et à l’écrire, par quoi la trilogie qui fonde une didactique du langage à l’École est bien celle du parler-lire-écrire mais dont le dire constituerait le levier fondamental et transversal si ce n’est transformateur et intégrateur. C’est que dire est au fond le mode premier de toute subjectivation à l’œuvre dans le parler, le lire et l’écrire et que penser le dire continûment dans ces trois domaines d’activités langagières c’est, pour le moins, poser le dire comme le vecteur de la subjectivation dans et par le langage, c’est poser le primat de la voix dans le langage et du langage dans la voix. Ce qui est mettre le dire dans une conceptualisation qui est bien loin d’en faire un appendice ou un supplément voire même un compartiment des apprentissages, des activités langagières et même des activités artistiques. Le dire est au cœur de la subjectivation dans et par le langage parce que l’attention au dire est l’attention au rythme, à la relation, au sujet dans et par la voix. Ce qui n’est pas sans rappeler ce que W. von Humboldt signalait il y a longtemps : « la véritable individualité réside dans la seule effectuation du sujet parlant » (cité dans Meschonnic, 1975, p. 133).
Dire va avec parler, lire et écrire seulement si on ne le sépare pas de ces activités langagières ! Or la séparation semblerait souvent naturelle et donc naturalisée puisque dire consisterait didactiquement à porter un texte à l’oral. Il faudrait bien entendu observer les attendus et les conséquences de cette discontinuité : le dire définitivement exclu de l’écrire voire du lire et du parler ; le dire, donc, consigné à une traduction/interprétation fidèle du dit de l’écrire, à sa bonne expression pour le lire et le parler. Bref, une activité qui viendrait confirmer/infirmer mais jamais inventer, créer l’œuvre, le sujet de l’œuvre, le sujet à l’œuvre. Une activité toujours postérieure à l’œuvre, qui met la voix sur l’œuvre et non dans l’œuvre. Cette conception est une représentation des activités langagières, qu’elles soient artistiques, scolaires ou autres, qui met le dire après le parler, le lire et l’écrire, et non en leur cœur comme activité relationnelle et donc transsubjective dans et par le langage.
Contre cette naturalisation de la réduction du dire à l’expression/interprétation, il faudrait toujours rappeler qu’il s’agit d’une conception du dire arrimée à des conceptions du langage et donc du sujet et de la relation, qui soumettent le dire à des instances herméneutiques-sémiotiques, lesquelles lui enlèvent sa force et son intempestivité pour l’asservir au sens et au signe, qui renvoient le dire hors langage dans les individualismes ou les collectivismes rhétoriques pour ne pas dire comportementaux, lesquels empêchent toutes les subjectivations à l’œuvre de faire œuvre (voir Martin dans Le Français aujourd’hui n° 149) en renforçant les séparations du poétique, de l’éthique et du politique. Ce travail critique permettrait alors d’engager une écoute du dire tout autre. Dire deviendrait alors la possibilité de faire du sujet avec du sujet, et autant de sujet(s) qu’il y a de sujet(s). Par quoi, dire est au cœur des stratégies de la relation contre toutes celles qui veulent les rapporter à la communication qu’elle soit prosaïque (objets du culturel condamnés à la circulation/consommation des signes) ou sacralisée-sacralisante (sujets, au sens d’assujettis, d’une transcendance, d’un destin, d’une epokhê…).
Il y a d’abord à travailler à l’interaction des trois activités pour éviter leur séparation sous peine de réitérer les stratégies du discontinu qui conduisent poétiquement à privilégier le dit au dire, politiquement à séparer les individus en créateurs (actifs) et publics (passifs), éthiquement à bloquer la relation transsubjective et à condamner le sujet de la relation à ses termes : objet de communication versus sujet expressif, interprétatif, culturel, etc. (voir sur ces questions Martin 2004 et 2005). Didactiquement et pédagogiquement, les stratégies du discontinu réitèrent toujours la dichotomie oral/écrit en excluant ainsi toute prise en compte de l’oralité qui est au principe du dire dans toutes les modalités du parler, du lire comme de l’écrire, de tout l’écrire et pas seulement du parlé dans l’écrit ; de plus, ces stratégies rendent impossibles l’écoute des processus de subjectivation autrement qu’à les réduire à des « sujets », « postures » ou « rôles » voire « figures » pris dans les rets des herméneutiques, des sémiotiques ou des rhétoriques qui posent toujours les termes avant la relation – c’est tout le sens des notions telles que « incorporation », « incarnation », « expression », « figuration » et autres retours sur affects dont on est maintenant coutumiers – et qui toujours ignorent la subjectivation dans et par le langage quand bien même elles disent qu’elles s’en préoccupent puisqu’elles désolidarisent la question du sujet de la question du langage. Le « retour du sujet » y est toujours un retour du subjectivisme sous ses deux formes bien connues : l’individualisme ou le collectivisme dans les mouvements de balancier des idéologies ou des scientismes qui rivalisent dans la sortie du langage afin de disculper de tout point de vue poétique, éthique et politique leur propre discours (voir sur toutes ces questions le magistral ouvrage de Meschonnic, 1995).
Il y a ensuite à penser ce que le dire fait au parler, au lire et à l’écrire et inversement. Comment lire le dire l’emporte sur lire le dit, comment le dire est au principe de l’écrire, comment le parler ne s’entend vraiment que dans le dire et, enfin, comment dire est d’abord paradoxalement l’invention d’une écoute. Celle de la voix du parler, du lire et de l’écrire, voix pleine de voix – au pluriel et au singulier. Au pluriel parce qu’il s’agit bien d’y concevoir une pluralisation toujours à l’œuvre, une polyphonie qui jamais ne permet l’individuation comme identification, comme stase ; et au singulier parce que l’écoute de la voix est toujours une re-conceptualisation de la voix, une pensée de la voix dans et par chaque écoute qui perd son écoute si elle ne pense pas sa voix et perd sa voix si elle ne pense son écoute. Voix parce que le dire comme écoute transforme le parler, le lire et l’écrire en activité pleinement transsubjective : en poèmes-relations. C’est ce que le poète Ossip Mandelstam a fort bien montré dans son essai au très beau titre : « De l’interlocuteur » (Mandelstam, 1990, p. 58-68) dont je retiens les passages suivants :
L’air du vers, c’est l’imprévu. Si l’on s’adresse au connu, on ne peut exprimer que du connu.
[…] Le poète est seulement lié à un interlocuteur providentiel.
[…] Ce n’est pas d’acoustique qu’il faut se soucier : elle viendra toujours d’elle-même.
[…] La poésie en tant que telle aura toujours pour objet quelque destinataire inconnu et lointain en l’existence duquel le poète ne saurait douter sans se remettre lui-même en question.
En fin de compte, l’attention au dire comme écoute revient à laisser agir (à ne pas empêcher d’agir) toute la part d’inconnu, d’imprévu, d’insaisissable même, qui fait la force toujours active d’une œuvre dans et par un parler, un lire ou un écrire au cœur de la plus grande attention portée à l’activité du langage comme activité d’un sujet-relation. Nous sommes alors portés par l’œuvre plus que nous la portons : c’est elle qui nous fait parler, lire, écrire plus qu’on ne la parle, la lit, l’écrit. Aussi n’y a-t-il pas de théories régionales de ces activités (une didactique du dire puis une du lire, etc.) mais il y a toujours une poétique de l’œuvre, de chaque œuvre, qui les traverse quand dire les traverse. La poétique n’est pas alors une prise sur les œuvres mais la condition critique que les œuvres nous prennent…
Vers une autre écoute dans et par le dire
Je me souviens encore… comme si c’était hier… de la première fois où je t’ai entendu Lire… […] c’était comme si c’était un électrochoc !…
Bernard Heidsieck (« Ghérasim Luca » dans Respirations et brèves rencontres, Al Dante, 2001)
Pour que dire ne soit plus le parent pauvre de la trilogie didactique réduit à la portion congrue de l’oralisation ou de l’expression quand il faudrait en faire un moyen des plus fort et des plus efficace pour écouter le poème des œuvres de langage on pourrait d’abord concevoir des rituels qu’il serait utile d’installer tout au long de la scolarité, dans des variantes bien évidemment adaptées que nous pouvons maintenant résumer ainsi :
1. lire sans préparation spéciale en faisant passer le texte dans les voix des participants et, à l’issue d’une lecture, discuter les erreurs de lecture non pour y lire une erreur du lecteur mais pour y lire une aspérité significative du texte : le réseau, certes aléatoire des erreurs, constituant un réseau des aspérités du texte et une entrée dans son rythme, en tout cas un travail de la relation (les remarques d’un Jean Renoir (1974) à ses acteurs sont d’une pertinence qui ici inspire : aucune préparation mais beaucoup de temps pour que le texte (vous) prenne et « prenne » corps : mouvements, lumières autant que paroles et silences et gestes dans la voix) ;
2. enregistrer régulièrement des fragments de ses lectures puis les écouter pour entendre sa propre voix à distance : apparaît alors une autre voix qui est celle que le texte nous a faite et qui peut permettre alors de relancer le dire du texte (les élèves ont des cahiers, des classeurs et malheureusement, ils n’ont pas d’archives sonores… alors qu’il est très facile de les réaliser puis de les utiliser aujourd’hui : cette attention à « sa » voix est un préalable à l’attention à la voix) ;
3. écrire régulièrement dans les insterstices du texte en donnant de la voix à ceux qui n’en ont pas (apparemment du moins) : ces écritures avec les œuvres ne visent aucunement à imiter, à prolonger ou à parodier… mais cherchent à augmenter l’écoute des voix dans et par le travail de l’écoute d’un dire qui vient comme résonner le dire de l’œuvre (voir « Donner la parole aux sans-voix » dans Le Français aujourd’hui, n° 150).
Mais il s’agirait encore plus certainement d’engager une reconceptualisation didactique pour qu’on apprenne à parler/lire/écrire le dire autant sinon plus que le dit dans nos institutions scolaires. Parler / lire / écrire le dire demanderaient simplement de considérer la parole, c’est-à-dire ce qui du sujet s’invente dans et par le langage. Après les travaux de Henri Meschonnic, il me semble que doivent vraiment être promues des activités d’observation-conceptualisation qui permettent de construire l’écoute de cette invention subjective, transsubjective, écoute qui passe par la prise en compte pleine et entière du dire : la prosodie et plus largement le rythme que personnellement je placerais sous l’exigence éthique et politique d’une recherche de la relation dans et par le langage contre toutes les stratégies de la communication. Écoute qui est d’abord la recherche du récitatif à rebours de toutes les habitudes narratologiques et poétologiques. Les premières sont rivées aux schémas du récit (voir notre Les Contes à l’école) quand les secondes sont soumises au diktat de l’énoncé, de l’énonciateur et de leurs figures. Narratologies et poétologies rendent sourd au récitatif puisqu’elles ne mettent pas ce « mode de signifier d’un sujet qui passe à tous les sujets » (Meschonnic, 1981, p. 115) au cœur de l’activité du poème dans son dire mais y voient un supplément, une figure expressive quand ce n’est pas une trace, une marque qui ainsi signe la mort du récitatif. Alors c’est le signisme qui vient là dire son dernier mot… Mais comme dit Meschonnic, « tant que le signifiant a un sujet, il est vivant, continu, éternel, ayant la survie du sujet de l’énonciation, comme le sujet a la survie du signifiant » (ibid.) !
La prosodie est en effet pratiquement ignorée par tous les programmes de l’enseignement sauf à l’instrumentaliser dans quelques « lectures » qui servent à reconnaître un genre, un type ou encore une forme mais jamais une manière, un poème comme poème-relation. Les travaux de Gérard Dessons (2003) viennent consoner ici avec notre problématique. Il y fait, entre autres, une critique de « la logique de l’expression » qui réduirait la manière à une manie et on voit bien ce que certaines dictions, celles de maints comédiens, font du dire de certains textes : des manies plus que des manières, s’en suivent des manies de manies jusque dans les classes… Mais, plus fondamentalement, Dessons note que « appliquée à la question de l’art, la notion d’expression génère une confusion aux conséquences redoutables, puisqu’elle rapporte la responsabilité de l’art à l’activité d’un sujet psychologique, volontaire ou non » (p. 149) ; la conséquence en est que, pour lui, « la notion d’"expression créatrice" rend impossible la pensée de la spécificité artistique » (p. 151). Or, c’est la « prosodie qui fait qu’à la lecture du dit s’ajoute une autre lecture, une lecture du dire » (Meschonnic, 2005, p. 16). Ce que je reformulerais ici plus radicalement : c’est la prosodie et, au-delà, le rythme comme sémantisation générale du discours, comme subjectivation transsubjective dans et par le poème, qui engagent à inventer un parler, un lire et un écrire pour les écouter, les réénoncer, les porter à leur infini. Aussi, pour ne pas faire de la prosodie et du rythme, une « prise » qui viendrait s’additionner à d’autres prises dans un éclectisme didactique – ce que font la stylistique et la linguistique textuelle ou discursive – ou se conformer à une instance plus élevée – ce que réalisent toutes les herméneutiques et esthétiques sémioticiennes, il s’agit de porter l’attention prosodique à son efficace motrice dans le parler, le lire et l’écrire. Ce que Charles Péguy appelait « sonorité générale » est tout simplement à écouter, à apprendre à écouter car souvent la conception du dire empêche que puisse s’écouter la résonance générale du dire à l’œuvre :
Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme seulement et le gouvernement du rythme, c’est tout ce qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une œuvre . (Péguy, Clio dans Œuvres en prose, La Pléiade, Gallimard, 1961, p. 1048)
Aussi transforme-t-on un dire en travaillant sa conception du dire et inversement.
Je prends un exemple qui montre comment le dire peut opérer par la prosodie, le rythme, les signifiants-relation :
LES CRIS VAINS
Personne à qui pouvoir dire
que nous n’avons rien à dire
et que le rien que nous nous disons
continuellement
nous nous le disons
comme si nous ne nous disions rien
comme si personne ne nous disait
même pas nous
que nous n’avons rien à dire
personne
à qui pouvoir le dire
même pas à nous
Personne à qui pouvoir dire
que nous n’avons rien à faire
et que nous ne faisons rien d’autre
continuellement
ce qui est une façon de dire
que nous ne faisons rien
une façon de ne rien faire
et de dire ce que nous faisons
Personne à qui pouvoir dire
que nous ne faisons rien
que nous ne faisons
que ce que nous disons
c’est-à-dire
rien
Ce texte de Ghérasim Luca (2001, p. 212-213) [il faut préciser que le titre est sur la page de gauche et les trois « strophes » sur la page de droite] vient de l’ensemble intitulé « Dé-monologue ». Cet ensemble « pass[e] / du / dialogue / au / dé-monologue » (p. 203). Benveniste rappelait qu’un « monologue […] doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale » (1973, p. 85) : ici, Luca suggère de faire entendre le démon de la voix, l’autre de toute voix, de toute individuation par la voix, bref un dialogisme fondamental qui pose une anthropologie relationnelle dans et par le langage. Cette critique explicite des conceptions du « dialogue », qui n’est pas sans évoquer d’autres critiques presque contemporaines comme celle, entre autres, de Roland Dubillard (1975), est d’abord une attention au langage (« logos ») que les conceptions dominantes du dialogue (voir Ricœur, 1990 et Habermas, 1987 – pour une critique, voir L’Amour en fragments et Langage et relation) n’ouvrent pas mais ferment puisqu’elles posent les termes avant la relation et/ou la relation hors langage.
Trois « strophes » lancées par le même « Personne à qui pouvoir dire » qui prend progressivement une force pragmatique relationnelle forte : l’appel ou l’invocation y fait plus le sens que l’énoncé d’une impossibilité – il n’est pas sans évoquer d’ailleurs le lama sabactani de Jésus (Matthieu, 27,46) qui reprend et, en même temps, déplace le psaume 22 dont on sait, depuis la traduction de Henri Meschonnic qui montre bien que « le rapport au divin n’y est pas le même », que le rythme modifie le sens puisque ce n’est plus « pourquoi », mais « vers quoi, à quoi » qu’il faut lire, entendre, répondre… : « Mon dieu mon dieu à quoi m’as-tu abandonné […] » (Meschonnic, Gloires, traduction des Psaumes, Desclée de Brouwer, 2001, p. 90 et note 2, p. 389-390). Les trois séquences du poème de Luca sont diminuantes : de 12 à 8 puis 5 lignes alors qu’on entend bien une activité volubile mais qui se rongerait elle-même ou bien alors qui passerait le relais. Le travail du négatif semble continu : retranchement « strophique », nous venons de le voir, mais également sémantique continue du négatif entre sujet (« personne ») et objet (« rien »). Mais ce travail du négatif n’est pas le chant nihiliste auquel une certaine poésie du négatif nous a habitué car le « faire » est conjoint au « dire » et il ne l’est pas dans une conception métaphysique qui viendrait réenchanter une poiêsis mais bien dans une éthique que seul le poème dans et par son rythme trouve et engage. Les lignes ponctuantes font ici prosodiquement et rythmiquement une indécision de « dire » : de l’intransitif au transitif et au-delà du renversement possible du « dire » puisqu’on dit autant qu’on est dit. Par conséquent, il s’agit certainement plus d’une critique de la nomination (« dire quelque chose ») qu’une apologie de l’impuissance du langage (« rien dire ») ; ce que renforce le passage du dire au faire : leur équivalence finale étant non seulement dans le dit du poème mais surtout dans et par la rime, dans et par l’échange continuel que les mots font dans le poème où faire s’entend de plus en plus comme l’équivalent de dire et inversement. Renversement qu’on peut alors entendre de « dire » à « faire » puis à « rien » et qui résonne jusque dans le titre, « Les cris vains », qui rime avec la finale du texte (« vains »/« rien »).
Dire c’est surtout ne rien faire… du texte ; ne pas le réduire au sens, à l’énoncé ; surtout ne pas faire de l’œuvre un objet ! Alors « dire » c’est d’abord la force de ces attaques en /k/ qui sont comme autant de demandes d’écoute, de demande d’un « continuellement » qui passerait de bouche en bouche. Et c’est ensuite le « chant sous le texte » des quarante /n/ que lance « personne », cet absent tellement présent ! Cette voix dans la voix qu’une ligne vient même isoler pour mieux relier. Pour mieux relier « personne » à « nous » qui sont aux deux bouts de la première séquence ; pour mieux relier l’impersonnel au personnel, l’individu au collectif, le subjectif au transsubjectif : tout ce que font ces « cris vains » de Ghérasim Luca où l’écrit fait les cris autant que le dire fait l’écrire comme invention d’un sujet-relation (« nous nous disons ») :
[…]
j’écris et je cris de ma langue déchirante
je déchire tes bras tes bas
délirant je désire et déchire tes bras et tes bas
le bas et le haut de ton corps frissonnant
frissonnant et pur comme l’orange
orange de tes genoux de tes narines de
ton haleine de ton ventre je dis
ventre mais je pense à la nage
à la nage du nuage nuage du
secret le secret merveilleux merveilleux
comme toi-même
toi sur le toi somnambulique et nuage
nuage et diamant c’est un
diamant qui nage qui nage avec souplesse
tu nages souplement dans l’eau de la
matière de mon esprit
dans l’esprit de mon corps dans le corps
de mes rêves de mes rêves en action
Cet extrait du « rêve en action » (Luca, 2001, p. 48-50) met le vertige au principe du dire : « tomber dans tomber » disait Marina Tsvetaieva. Cette paranomase généralisée où les mots s’auto-engendrent n’est pas un procédé mais le travail généralisé de la rime : une résonance générale, une incantation !
Prendre à bras le corps le « dire » consisterait en fin de compte à mettre en action le rêve des œuvres, du conte au poème, le poème dans le conte et le conte dans le poème. C’est pourquoi quand le dire vient à l’œuvre c’est la fable de la voix qui commence… elle est sans fin comme la relation à l’œuvre, le faire relation de toute œuvre dans son dire.
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[1.1] Le titre de cet article, (« Du discours didactique au discours institutionnel : de la nécessaire tension à la difficile synthèse ») est au demeurant plus qu’éloquent : le transfert (la « mise en œuvre ») et non le rapport entre recherche et institution est tendu naturellement vers la « synthèse » ; on voit alors que l’éclectisme vient forcément sauver les discours et les partages établis sans risquer de transformer sérieusement les uns et les autres.
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