Réponse à une question d’Alain Freixe (11 février 2008) pour L'Humanité:
"Le Printemps des poètes fête ses 10 ans, quelque chose a-t-il changé dans le paysage poétique ? "
J'ai toujours pensé que les poètes ne pouvaient posséder quelque saison voire en disposer... Quant au "paysage"! Certes, l'attaque consonantique fait l'allitération mais pourquoi pas y ajouter la poisse, les prix et autres princes ou peuples... Donc: si les poètes sont des passeurs de poèmes, je vote pour le printemps des poètes mais la voix a besoin de plus que d'un bulletin et le poème n'a ni heure ni saison. Il se débat au coeur du langage par et pour tout un chacun. Il prend toutes les saisons et fait notre histoire à contre-époque se moquant bien du décor, des ors et autres spores (entendez "sports" et autres semences du bio-politique). Bref! c'est le poème qui fait le poète et non l'inverse: alors dix ans ne suffisent pas. Une vie non plus. Reste nos résonances.
QUAND LES POÈTES LISENT, QU'EST-CE QU'ILS ÉCOUTENT ?
Par Serge RITMAN
Deux lignes de Tristan Tzara dans L'Homme approximatif[1] suggèrent la force relationnelle et subjectivante que « la parole » porte dans son activité – ici, le tissage n'est pas la métaphore a-subjective que l'on répète à satiété depuis Roland Barthes ...
« je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu'on appelle nous »
Une force relationnelle avec son coefficient corporel : la « chaleur » d'un « nous » est celle qui passe de corps en corps dans et par le langage. Son foyer étant ce « noyau » de « rêve ». Ce qui n'est pas sans évoquer le « noyau poétique » (das Gedichtete) que Walter Benjamin[2] propose pour rendre compte de ce que Goethe appelait « teneur » et Novalis « idéal a priori » et qu’in fine il nomme « loi d'identité » :
« Cette loi d’identité énonce que toutes les unités, à l’intérieur du poème, apparaissent d’emblée dans une interprétation intensive, qu’on ne peut jamais saisir les éléments à l'état pur, mais seulement la structure relationnelle où l’identité de l’essence singulière est fonction d'une chaîne infinie de séries, à travers lesquelles se développe le noyau poétique. La loi selon laquelle toutes les essences se révèlent, dans le noyau poétique, comme unité des fonctions en principe infinies - cette loi est la loi d'identité. Aucun élément ne peut se détacher, libre de toute relation, de l’intensité de l’ordonnance cosmique, sensitivement perçue à son fondement. Dans tous les agencements singuliers, dans la forme interne des strophes et des images, on verra se réaliser cette loi, de sorte qu’au centre de toutes les relations poétiques s’effectue finalement ceci : l’identité des formes sensibles et spirituelles, à l’intérieur de chaque catégorie et d’une catégorie à l’autre – l’interpénétration spatio temporelle de toutes ces formes dans un spirituel qui les résume, le noyau poétique, et qui se confond avec la vie. » (p. 104-105)
Cette « loi d’identité » est certainement la voix qui porte le poème plus qu’il n’est porté par elle. Et cette voix, si l’on revient à Tzara, nous porte dans « le rêve qu’on appelle nous », c’est-à-dire dans la relation : la relation de la relation.
Il y a un paradoxe de la lecture des poèmes en public et chacun le vit sans qu'on arrive à s’en expliquer au risque de verser dans le conformisme culturel de telle lecture : scolaire ou non, traditionnelle ou à la mode. Les poèmes cherchent, comme dit Ossip Mandelstam, « l’interlocuteur providentiel[3] ». Et Marina Tsvetaieva dit plus violemment le paradoxe :
« Je hais les choses publiques (Le monde – d'innombrables unités. Je suis pour chacun et contre tous)[4] »
Ce qui n'est pas sans évoquer Henri Michaux : « Le mal, c'est le rythme des autres[5] ». Le public des lectures est l’ennemi des lectures. Le premier travail à faire c'est d’inventer le public, d'inventer un « nous », qui soit celui de chacun contre tous avec le poème. Et, en premier lieu, bien évidemment, du lecteur dit public. Par quoi il faut sans cesse travailler à ce que M. Tsvetaieva pose comme une éthique du poète :
« Je suis très loin de tout cercle (j’entends par là cercle de personnes) donc très loin aussi des cercles littéraires, qui sont ici beaucoup plus absorbés par la politique que par la littérature, c’est-à-dire vocifèrent et haïssent plus qu’ils ne se taisent (n’écrivent) et n’aiment.» (p. 249)
Si elle s’en prend aux cercles russes du Paris des années trente, on ne peut s’empêcher de songer aux cercles les plus variées qui absorbent et vocifèrent... dans et par les instrumentalismes les plus variés: médiatisation, spectacularisation, animations voire vulgarisation que les meilleures intentions et les plus faibles budgets alimentent…
« Ils veulent tous vivre : agir, communiquer, « construire la vie » – ne serait-ce que la leur (comme si c'était un jeu de cubes! Comme si elle se construisait ainsi!). La vie doit apparaître de l'intérieur - "fatalement » – c'est-à-dire être un arbre et non une maison. » (p. 350-351)
Le productivisme du jeu de cubes est une politique qui gère « postures » (linguistique discursive et praxématique[6]) et « costumes » (Jean-Marie Gleize dans Le Français aujourd'hui, n° 114), pour dé-montrer qu’on joue le jeu de l’instrumentalisme langagier : bonnes intentions et intentions d’auteur sont toujours de mise quand le poème reste à la porte avec ... la vie. Et un arbre ne rentre pas dans un plan, encore moins dans un « bon plan » ! Cette poussée intérieure, cette sève qui peut alors faire qu’une lecture soit entièrement portée par le poème et non par le poète en « posture » ou « costume », c'est ce qui fait que ce dernier devient « une oreille, pointée sur l'autre » (p. 23), comme dit M. Tsvetaieva. Mais comment pointer l’oreille sur l’autre ? En étant tout ouï « comme dans les rêves » :
« Personne ne m’est étranger : avec chacun - je commence par la fin, comme dans les rêves, où il n'y a pas de temps pour les préliminaires » (p. 441).
C'est que la lecture est un acte d’amour sans préliminaires (voyez Dante). En entendant cette activité amoureuse « avec chacun » dans le seul lieu qui la rende possible : dans « la chambre du rêve » que M. Tsvetaieva nous suggère dans une vision très baudelairienne :
« La chambre du rêve, s’élargissant et se rétrécissant, surgissant et disparaissant suivant les exigences de l'action intérieure, avec – quand il le faut – une porte, quand il ne le faut pas – l’impossibilité d'une porte. » (p. 367)
J'aime alors que la lecture dite publique devienne cet intime extérieur : cette « chambre du rêve » qui a ou n'a pas sa porte : c’est selon chacun ou chaque poème ou chaque lecture.
Les lectures réalisées jusqu’à ce jour viennent et reviennent aux lectures réalisées dans les lieux scolaires avec d’autres poèmes ou textes. Parce que l’institution scolaire se doit de protéger et son lecteur et ses auditeurs, j’ai inventé avec eux à lire « mes » textes à « mes » élèves, et je me suis toujours refusé à des situations libres pour que les élèves lisent leurs textes… Cependant la lecture publique m’a mis face à ma peur des « choses publiques » et aux risques de perdre l’air qui m’est indispensable pour respirer », comme dit M. Tsvetaieva, et qui est au cœur des poèmes. Et cet air, il faut le trouver dans la relation que le poème engage ! Paradoxe !
Les lectures réalisées ont alors progressivement trouvé (ou pas…) à chaque fois leur « chambre du rêve ». Elle pourrait s’apercevoir avec deux éléments – mais il y en a bien d’autres qui font une éthique de la lecture. Je lis avec des petits bateaux en papier : ils sont d’abord faits dans un papier qui est une reproduction de cartes routières et ils sont comme toujours partis vers je ne sais quelle destination dans leur fragilité même, comme confiés à chacun, à chaque main auditrice – j’aimerais que chaque auditeur joue avec l’un de ces bateaux en écoutant la lecture. Je lis avec des vitesses qui cherchent à emporter le poème : qu'elles soient rapides ou lentes, le souffle haletant est une montée du corps par le poème et du poème par le corps. C’est le « sans préliminaires » que cette érotique de la lecture cherche à trouver car il n’y a pas de préparatifs, de manœuvres, de détours dans ce qui est « tomber dans tomber ».
Mes lectures aimeraient tellement tomber dans la bouche de chacun qu'elles me sortent par les oreilles de chacun : je ne m’écoute pas lire mais je suis (être et suivre) ton écoute dans ma lecture. Rien que tentatives, tentatives de « chambre du rêve » : rêves d'une lecture qui trouve un poème-relation écrit dans l'oreille de chaque rêveur qui me/te donne la main, la main du poème tout ouï pour « nous ». Ma retenue comme ta résonance[7].
[1] T Tzara, L’Homme approximatif (1931), Paris, Gallimard, «( Poésie ), 1968, p. 25.
[2] W Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin. "Courage de poète" et "Timidité" » (1955), trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, l, Paris, Gallimard, 2000, p. 91-124.
[3] O. Mandelstam, « De l’interlocuteur » (1913), dans De la poésie, trad. par Mayalasveta, Paris, Gallimard, 1990.
[4] M. Tsvetaieva, Vivre dans le feu, Confessions, trad. Nadine Dubourvieux, intr. de Tzvetan Todorov, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 309.
[5] H. Michaux, «Premières impressions », dans Passages (1937-1963), Paris, Gallimard, 1963, p. 135.
[6] Voir, par exemple, R. Amossy (dir.), Images de soi dans le discours, La construction de l'ethos, Lausanne/Paris, Delachaux et Niesdé, 1999; et J. Bres, « Entendre des voix: de quelques marqueurs dialogiques en français », dans J. Bres et alii (éds.), L'Autre en discours, Montpellier, université Paul Valéry, « Praxiling », 1999. Traces et marques évitent toujours de penser l'activité dans et par le langage .
[7] S. Ritman, Ta Résonance (avec des lavis de Colette Deblé), Saint-Denis-d’Oléron, éditions Océanes, 2003 et Ma Retenue, Petits contes en rêves (avec des peitnures de Ben-Ami Koller), Chambéry, éditions Comp’Act, 2005.
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