mardi 13 novembre 2012

tes yeux donnent la voix : ils signent Laurent Mourey


Laurent Mourey
D’un Œil, le monde
Photographies et dessins de Charlotte Hatté
Mont-de-Laval, L’atelier du grand tétras,  2012.

   Ce livre commence par un « puits de lumière » de Charlotte Hatté et s’achève par un « visage » qui fait face à ces deux lignes : « j’aimerais que dure plus longtemps / où tombent les images ». Je vois là un enjeu fort de ce premier livre de Laurent Mourey : comment dans et par le langage faire du temps qu’aucune image ne puisse arrêter autrement qu’à tomber ? Les « puits de lumière » de l’artiste viendraient alors – et c’est rare dans les livres – comme augmenter la vitesse de cette chute que les deux visages, leurs yeux, renverseraient alors dans une élévation, un envol, une durée.  Ce livre commence par « sept poèmes du temps », autant dire par un recommencement du monde, c’est-à-dire du rapport comme augmentation des déplacements. Parce qu’il ne s’agirait pas d’avoir ou de prendre le temps mais de voir le temps, avec « les yeux de toutes les voix », nous prendre. Quel temps ? Notre temps que nous faisons du monde, de tout le monde. Avec Laurent Mourey, le poème devient alors une expérience de la reprise des renversements où tout recommence « jusqu’à ne plus savoir / ce qu’est le monde », le temps. Une telle expérience invente alors autant de creux que de clartés où le temps se fait « éclaircie », où « une voix / perce le temps ». J’aime alors que le poème invente sa syntaxe qui seule peut faire relation : « le monde nous prend / mais c’est un appel / je réponds tes yeux ». Ces trois pentasyllabes tiennent l’échange entre « le monde » et « tes yeux » dans une réciprocité puisque « le monde existe pour aboutir à un livre » (Mallarmé) qu’on peut maintenant entendre, grâce à Laurent Mourey, non comme une exploitation du monde mais comme son invention. Ce que fait ce moment opérateur du livre qui n’est pas sans évoquer les réflexions d’Emile Benveniste sur la notion de rythme chez les pré-socratiques :
       alors quand nous regardons
       en arrière le chemin
       n’est plus parcouru il
       est comme le fleuve
       il continue
       de nous parcourir
   

  Pour le dire peut-être trop abruptement, ce livre avec le poème défait les habitudes qui dominent dans la réflexion poétique contemporaine de bien des « poètes » – ne parlons pas des commentateurs patentés – tenant leur objet (« langue » ou « autre » ou « monde » ou « paysage » ou…) et donc leur sujet conscient et maîtrisant jusque dans un nihilisme de bon aloi… Il fait passer le monde par « nos yeux » pour que « dans nos yeux un ciel remue la terre » et alors nous trouvons le monde « dans ce que nous faisons ». Cette anthropologie relationnelle met le langage par le poème à hauteur d’une éthique et d’une politique pour et par les marches de vivants « le monde / marché les mots / marchés ». Renversement du marché ! Petit traité d’intempestivité en temps de crise : « je vis comme j’oublie / j’écris comme je vis ». Et il faudrait entendre voir dans vivre comme il faudrait entendre « la matière de l’oubli » au cœur de la mémoire.

   Le poème ici n’est plus du tout, mais alors plus du tout, une station, un arrêt devant le monde, cette déréliction suave et hautaine de l’idée ou de la conscience (toujours bonnes) mais la force d’une anthropologie du langage mettant à sa place toute philosophie : « et tu sais / qu’avant d’avoir une pensée / l’homme a une voix ». Et la voix voyage : tout le poème est pris dans sa paronomase, cet entrain de la relation qui nourrit au moteur d’un je-tu transforme tous les noms en verbes, c’est-à-dire en sujet-relation : « le voyage maintenant / voyage en nous / mais jamais à côté de nous ».

   On pourrait croire au premier abord que ce livre est un recueil comme on en trouve à tous les rayons de « la poésie » avec ce que ce mot offre de fleurs et de prières pour le service ontologique de la messe poétique. Mais après avoir posé sept petits cailloux pour que cela dure, puis renversé le monde dans les yeux de sa voix, voilà que « le monde monte » pour un continu, un « écoulé » - comme titre le troisième moment – s’augmentant d’autant dans une prose du poème. Cette prose continue le livre dans une suite où le racontage se fait par gestes tenus. Trois tercets précédés d’un vers soit dix lignes organisées pour multiplier tout « contre les images » jusqu’à cet éloignement obtenu pour la rencontre : « on est l’aveugle de son monde / on est le passant de ses lisières / on nage jusqu’à l’oubli de se rencontrer ». Une rencontre qui n’a pas lieu mais a temps « de loin en loin » : c’est alors le dernier moment du poème qui se resserre pour « défaire le monde sa matière » et dans une nuit gagnée plus que tombée. Les sept lignes qui ne sont pas sans résonner des sept poèmes d’ouverture, chaque fois avancent dans un vidage complet du monde pour ne plus écouter que l’approche : le poème de te voir dans et par ta voix, « d’un œil, le monde ».

   Je n’ai pas dit que les oiseaux traversent de cris et d’air tout le poème : si ce poème était aussi une suite où mourait le trop grand jour de chaque nuit, alors la clarté se trouverait au fond d’un éclair d’œil, d’un puits de lumière, de « tes yeux ». Ce sont eux qui donnent toute la voix à ce poème. Ils résonnent. Ils signent Laurent Mourey.

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