vendredi 2 novembre 2012

les détails et l'oubli : avec Bernard Noël


 Ce journal d'une relation avec Roman Opalka est un essai intempestif au sens où l'inactuel ferait le test de l'art : trois fois trois rencontres rapprochées mais ces trois fois à cinq ans de distance chacune. Du 22 avril 1985 au 27 février 1996, le journal de Bernard Noël nous livre ces neuf rencontres en trois moments pour pénétrer dans l'énigme d'un choix de vie et de peinture "offrant la durée de mon existence à la peinture" comme conclut Opalka dans l'écriture de Noël. Cette durée est d'abord celle d'un défi fait à la peinture et au monde : "la vie commence" alors même que Roman Opalka vient de nous laisser ses détails (son site officiel rappelle qu'il a achevé son oeuvre le 6 août 2011), ces toiles recouvertes des nombres successifs d'un comptage commencé en 1965 par 1 et, dans la période dont rend compte le journal de Bernard Noël, inscrivant les nombres de 3 803 057 à 5 092 388 - selon le relevé précis et attentif de ce journal. Il vient de nous laisser plus que toutes ces peintures puisque, disait-il, "mes chiffres n'ont pas à être joliment tracés ils comme je suis ils sont ce que je suis". L'écriture de Bernard Noël accompagne au plus juste par son continu une telle expérience, où se tiennent ensemble les paroles d'Opalka échangées dans l'atelier, le compte rendu méticuleux des gestes du peintre et le suivi du détail en cours avec tout ce qui, dans le travail d'Opalka, l'accompagne (les autoportraits photographiques et les enregistrements). Si Opalka dit que ce qu'il fait "c'est de l'écriture" qui "souffle la suite de son propre événement", on peut en dire autant de Bernard Noël car l'événement pictural qui se construit tout au long du livre nous vient comme "l'image imperturbable de la vie qui se construit ligne après ligne". Et Bernard Noël d'écrire (c'est Opalka qui parle et Noël qui écrit) : c'est en ce sens que l'ensemble forme comme une phrase sans virgule sans point" : tel est ce livre avec. J'aimerais l'appeler poème-relation en spécifiant le force du silence qui, dans la volubilité des paroles d'Opalka et de l'écriture de Noël, paradoxalement nous introduit dans le mouvement d'une vie entièrement confiée à "la fatalité lumineuse", "où le visible s'abîme dans l'invisible". Plus simplement, Opalka, dans et par l'écriture de Noël, nous engagerait à concevoir une matière temporelle rendue visible : la mort n'est plus alors une image, pas plus que la peinture, c'est une expérience au plus haut degré du vivant, une force de vie qu'un corps porte ou qui porte un corps à se faire peinture : "la main droite agite le pinceau pour qu'il se charge de blanc elle s'élève ensuite lentement et apparaît à la hauteur du cour dans la concavité que forme au-dessus de l'épaule le gonflement de la chevelure elle redescend vite tandis que la tête tourne un peu dans un geste de détente la main remonte les épaules reculent un peu ce qui creuse le dos et projette la main gauche en avant les mains et le commet du crâne sont de la chair qui s'expose". Et le lecteur avec. On ferme ce livre comme pris dans une répétition au sens théâtral et comme entraîné dans un mouvement vital où "l'écriture a fait surface et ce faisant elle a répandu le temps dans l'espace et brouillé les vieilles dimensions en faisant vibrer partout le frémissement d'une présence généralisée qui change la qualité du monde". L'art comme expérience, pour reprendre le titre de John Dewey ou bien, n'est-ce pas la même chose, Le Roman d'un être où s'entendrait plus que le substantif le verbe - comme on dirait "d'un faire", "d'un écrire", "d'un peindre".



Les photographies viennent du site http://www.opalka1965.com/fr/index_fr.php

Du Roman d'un être au Livre de l'oubli, il y a certainement quelques années d'écart puisque le second reprend des notes de 1979 quand le premier commençait en 1985 et s'achevait en 1996, mais l'écriture de Bernard Noël se fait par reprises au sens kierkegardien du ressouvenir en avant. Si le premier est une phrase ininterrompue, le second ne cesse d'interrompre le travail pensif par tous ses fragments et je dirais par tous les moyens - ceux d'une exploration impossible puisqu'il s'agit d'écrire un non-savoir qui est bien plus actif que tous les savoirs accumulables et exposables. En ce sens ce petit livre est un défi fait à toute maîtrise y compris celle de l'écriture. Ce livre échappe donc jusque dans ses "fragments" qu'on ne peut tenir aussi bien qu'on tiendrait une pensée - parfois grâce au fragmentaire. Il échappe parce qu'il ouvre une expérience partageable seulement dans l'approche qui est elle-même une dérobade, nous prévient Bernard Noël. Mais l'aporie, s'il y en a une car le défi ici ouvre plus qu'il ne ferme, se retourne vite en son contraire : au lieu de rester bouche bée, nous voilà tiré vers une activité sans fin puisque cette réserve livre du temps, une épaisseur incommensurable à chaque maintenant, irréductible à quelque souvenir ou prédiction. C'est comme si nous sentions la force du silence dans n'importe quelle parole, de l'obscur dans n'importe quelle lumière ou pensée ou vie. Le dernier livre de poèmes d'Henri Meschonnic titrait L'Obscur travaille (Arfuyen, 2012), ce livre de Bernard Noël montre que l'oubli travaille et donc qu'il est dans la mémoire comme l'invisible dans le visible. Mais ici, il nous montre la force de ce travail dans l'écriture même : ce qui n'est pas sans suggérer une subjectivation impersonnelle dont l'inconscient, l'intentionnalité ou encore l'expressivité ne peuvent rendre compte. L'écriture, et donc la lecture, agrandirait même l'oubli, ce travail d'une force qui "donne à voir sans rendre visible". Plus encore, un tel agrandissement par l'oubli est "le pas au-delà" ou la découverte active d'un inconnu qui nous fait immensément, quand le connu nous limite, nous identifie à nos limites.
Ce livre est un poème parce qu'un poème est une écriture de l'oubli : non parce qu'il parle de l'oubli mais parce qu'il augmente à chaque fragment l'inconnu de l'oubli un peu comme l'archéologue ne peut que confirmer avec ses pièces une connaissance de l'oublié qui augmente sans cesse son inconnu - de ce point de vue, tout le livre est une archéologie non du savoir mais de la vie dans et par l'écrire.


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