Jacques Dupin vient de nous laisser sa vie le 27 octobre 2012. En hommage, je livre ce texte ci-dessous - écrit il y a plus de douze ans, ce texte n'a jamais été publié.
Le rapprochement comme l’histoire d’une voix
Selon Jean-Pierre Richard[1],
nous aurions un « territoire de mots, de sensations, d’images qui
s’invente à travers les poèmes de Dupin, et qui n’appartient aujourd’hui à
nul autre ». Cette forte remarque introductive nous semble à la fois
signaler une œuvre singulière dont il faut en effet montrer la spécificité, et
obliger les lectures qui peuvent en être faites à la considérer sous l’angle du
« territoire » plus que sous celle de l’histoire. Les expressions que
Richard utilise ensuite confirment un tel angle de lecture : « le
paysage de Dupin » ; « l’espace d’un futur » ; « un
site […], le poème » ; « l’espace physique du poème » ;
« maison construite, le sens […] ». Et quand elles abandonnent
l’espace pour le temps, elles fixent toujours une temporalité qui n’est pas
sans rentrer en contradiction avec le fragment de poème de Dupin pourtant appelé
à confirmer cette conception d’une finitude ; ainsi que la clausule de la
réflexion de Richard la donne à lire :
Le poème se soutient donc, se maintient de sa brûlure même,
c’est-à-dire de la puissance qu’il invente à chaque instant de se consumer, —
de s’achever ou de se taire. Il n’est jamais que sa propre mort, que sa propre
naissance : « une naissance abrupte et infinie »[2].
Les conséquences d’une telle « prise de l’esprit » sont doubles. En premier lieu, le
« motif » requis pour lire Dupin est toujours celui qui décline le
paradigme de « la brisure »,
de « la disjonction » et, par conséquent, tous les éléments qui
participent d’une quelconque discontinuité viendront l’attester forcément.
Richard est explicite de ce point de vue :
Car lire ces poèmes c’est se prêter, bon gré mal gré, à une
entreprise de violence ; c’est accepter de se laisser bousculer, et cela
dans leur syntaxe, leur phonie, leur vocabulaire, leur rhétorique même par le
jeu toujours repris de la rupture.
Sans exempter les poèmes de Dupin d’une force destructrice à
l’œuvre, il faudrait aussi considérer, dans le continu des poèmes, d’autres
forces et d’une manière moins dualiste que ne le fait Richard qui signale lui-même
que « la rêverie de Dupin […] obéit ainsi au mouvement qui la
porte toujours à extraire du non, […],
les principes générateurs d’un oui
[…] ». En second lieu, une telle lecture proposée exemplairement par
Richard, a pour effet de situer obligatoirement l’activité des poèmes de Dupin
dans les cadres ontologiques de la pensée que le « vœu de négativité qui
semble aujourd’hui soutenir quelques-unes des recherches poétiques les plus
profondes » viendrait sanctionner certes dans « une tonalité
propre » à Dupin :
Cet illisible proliférant n’a rien de gratuit, cette violence
ne relève pas, ou pas seulement, d’une volonté cruelle. Leur intention est bien
évidemment ontologique.
La poétique est à nouveau requise pour vérifier que « l’être
est donc bien ici "acquiesçant pour disparaître", mais pour aussitôt
"revenir", renaître et resurgir de sa disparition même ». Bref,
la poétique est mise en demeure de montrer une ontologie à l’œuvre et de
laisser en bas dans l’ombre le sujet du poème, son phrasé, ses rapprochements
que même les opérations de « dislocation » peuvent faire entendre
puisque, ainsi que Richard le cite, Dupin écrit :
Le silence qui reflue dans la parole donne à son agonie des
armes et comme une fraîcheur désespérée.
Le poème dans la vérité de la poésie plus que dans le phrasé d’une voix
Nous ne suivrons pas Richard vers ces éthers ontologiques,
persuadé qu’il y a une lecture possible de Dupin plus proche de la relation qui
nous unit à sa voix. Encore quelques exemples de lectures à contre-voix.
Jean-Christophe Bailly, dans la préface au recueil des livres[3],
s’intéresse à « ce que dit Jacques Dupin » plus qu’à ce que Dupin,
c’est-à-dire l’œuvre qu’il introduit, fait à son lecteur. Il porte toute son
attention au dit plus qu’au dire dans un psittacisme du commentaire qui montre
plus le lecteur que Dupin :
Ce que dit Jacques Dupin, et ce qu’il dit, je crois, dans
tous ses textes, c’est au fond que le manque est l’état natif du poème, c’est
que la poésie est le genre même du manque, le genre même du tourment, mais que
cette détresse qui la conduit est aussi ce qui la tient dans le langage comme
une demande incessante de vérité. (p. 16)
Bailly, en philosophe essentialiste, va au « fond »
des phénomènes (« le genre même ») avec ses concepts du langage qui
se réduisent pour la poésie aux « noms » dans le régime d’une aléthéïa (la « venue »). Il mime la typographie des
vers ou la quantité des mots (« étroit ») pour mieux en montrer la
profondeur. Alors, la nécessaire glose interprétative vise l’immense d’un « territoire »
parce que le poème est d’emblée condamné à la (re)présentation d’une « contrée »
au lieu de s’entendre comme l’histoire d’une voix :
C’est pourquoi, pour elle [« la poésie »], il y a
monde, c’est pourquoi, de façon hagarde, en cherchant les signes de sa propre
venue, elle parcourt avec les noms un territoire à la fois étroit et immense.
(p. 18)
Tout le commentaire, même quand il se dit attentif à « la
langue du corps, dans une langue incorporée » (p. 10), vise à exhausser la
langue plutôt que le poème comme corps-langage. Bailly cherche une vérité plutôt
qu’une activité, une « question » (p. 17) plus qu’une relation.
Pourtant le commentaire semble voir des rapports :
Entre le monde et le corps, il y a tout un infini de rapports
barattés, centrifuges, que le poème cherche à saisir, défaisant pour cela sa
propre toile et substituant au lyrisme quelque chose de plus sombre et de plus
envoûté. (p. 19)
Mais « la rencontre » est comme programmée avant
que le poème ne la fasse. Les termes sont trop bien connus avant la
relation : « il y a la montagne » ; « il y a le
corps-pensée » ; puis, la relation n’est alors qu’une « proposition
que cela, cette rencontre entre le corps et la contrée, devienne pensée, s’écrive,
sans balivernes, sans fioritures, sans appuis » (p. 20). Cela s’écrit-il
sans langage (« sans balivernes », etc.) ? Alors Bailly conclut
sur la métaphore « poétique » de la « pêche nocturne, au
lamparo », en empruntant à Dupin pour lui faire dire le contraire de ce
que fait ce très court poème, « à la fin de Moraines », dont il retire la dernière « phrase »
(« Vivants poissons de la mer ») pour lire un poème qui s’achève sur « rien » :
Tu les désires, ces poissons vivants dans la mer. Tels, je te
les donnerai, — ou rien. Vivants poissons dans la mer.
Est-ce une « promesse » ? Peut-être !
encore ne s’arrête-t-elle pas à son impossibilité, à ce « rien ».
Encore insiste-t-elle pour que la relation langagière soit relancée quoiqu’il
advienne : « J’ânonne, il [le « langage »] s’élance »
(p. 180). Aussi, la promesse est-elle le contre-don d’un don : ce « désir »
si fort. Dans cette (dé)mesure, le « rien » n’est pas le terme d’un
destin nihiliste vers lequel devraient forcément aboutir le poème, le langage,
la relation. « Vivants poissons de la mer » peut certes faire
entendre un appel au bord du désespoir : il fait aussi entendre « les
fruits de la passion[4] ».
Mais le paradoxe est à son comble quand Maulpoix, à
l’occasion du colloque organisé par Dominique Viart, commence sa communication
ainsi :
La voix brusque de Jacques Dupin fait voler la parole en éclats.
Elle repousse le phrasé, s’arc-boute contre la mélodie, et récuse l’idée que le
chant puisse jamais couler de source[5].
Une « voix » qui « repousse le phrasé » :
soit Maulpoix n’entend pas le phrasé de la voix de Dupin, soit sa théorie du
phrasé verse cette notion entièrement dans « la mélodie », « le
chant » qui coule de source… Nous pensons que Maulpoix fait les deux
choses en même temps. La lecture que fait Maulpoix, aboutit ainsi à la métaphore
du viol pour s’achever sur un évocation douteuse d’une conformation biologique
du poète qui demanderait pour le moins quelques renseignements médicaux à moins
que le « souffle d’une voix » ne signale un phrasé entraperçu in
extremis par Maulpoix :
L’écriture ne flâne pas, ne caresse pas la langue : elle
la frappe, l’échancre et la fouille. Elle brûle ses clausules accessoires. Elle
s’en tient au souffle d’une voix, d’une souveraine fragilité, comme le corps même
d’où elle est issue.
Il faudrait enfin sortir de cette mystique de l’écriture
qui ne trouve à s’exprimer qu’avec les catégories essentialistes (« la
langue », « le souffle », « le corps », « l’écrivain »,
« la poésie », « le mourir », etc.) afin de justifier une
lecture qui lit ce qu’elle veut lire :
L’écrivain tire sa voix au plus près du mourir : loin de
soi, au plus bas de soi, là où la subjectivité n’a plus de prise, où quelqu’un
ressemble à quiconque, à personne, violemment exposé à sa nudité très commune.
Dans la proximité du murmure
Cette désubjectivation de la condition « commune »,
de la mort en l’occurrence, mais également de la valeur d’anonymat que peut-être
recherche le phrasé de Dupin, en fin de compte, manque complètement et la « nudité
commune » et la « voix » singulière : lesquelles peuvent
s’entendre dans le phrasé d’un poème de Dupin. Car le phrasé de Dupin est
certainement dans « la proximité du murmure » ainsi qu’il le suggère
dans ce poème où la relation semble vouée à l’échec[6] :
Malgré l’étoile fraîchement meurtrie
qui bifurque
— c’est sa seule cruauté le battement
de ma phrase qui s’obscurcit
et se dénoue —
il est encore capable, lui, de soutenir
la proximité du murmure
Si Dupin
indique, non sans humour peut-être, dans une incise métapoétique, que « le
battement / de [sa]phrase » consiste en une oscillation entre l’obscurcissement
et le dénouement, rien n’exclut que l’enjeu n’en soit pas obligatoirement « le
sens » ou une lisibilité asservie à une « vérité » mais bien
plutôt que ce qui s’y dit soit dans le mouvement conjoint de l’obscurcissement
syntaxique, sémantique, prosodique, etc., qui peut donner l’impression d’un arrêt
de la lecture, et des relances (bifurcations) qui permettent au poème de
poursuivre sa recherche d’une voix au cœur même de cette obscurité, de ce qu’on
croirait apparemment inaudible :
[…]
la lenteur d’une épissure
aux prises avec les ongles
arrime le cri sous la bâche
j’invente le détour qui le rendrait vivant
et l’étendue du souffle
au-delà du harcèlement des limites
lattes rongées aspects du ciel
sporades d’un récit qui se perpétue
entre le ressac et la lie
Le « récit » de ce « cri » rendu « vivant »
dont ce poème livre les « sporades[7] »,
voilà le phrasé de Dupin que nous allons essayer de lire au long d’un poème qui
se dit « romance » :
Romance aveugle
Je suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu
coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix
[p. 33]
c’en est fait de la rivière
c’en est fini du sous-bois
les images sont recluses
sur le point de se détruire
avant de regagner sans hâte
la sauvagerie de la gorge
et les précipices du ciel
le caméléon nuptial
se détache de la question
c’en est fini de la rivière
c’en est fini de la chanson
[p. 34]
l’écriture se désagrège
éclipse des feuilles d’angle
le rapt et le creusement
dont s’allège sur la langue
la profanation circulaire
d’un bond de bête blessée
la romance aveugle crie loin
que saisir d’elle à fleur de cendre
et dans l’approche de la peau
et qui le pourrait au bord
de l’horreur indifférenciée
[p. 35]
ouvrir les yeux dans le roc
prométhéen l’odeur rouge
comme un cadavre que tord
la spirale d’une soie crissante
haïssant la vérité nue
revenir à la lenteur
de la terre qui s’augmente
et s’ouvre ouvrant l’infini
à la jouissance des monstres
de mes yeux cassant le roc
[p. 36]
ébouriffant un duvet
d’aigle enfant dans la chaleur
sur la page noircie du bloc
ou l’extrême bleu de l’air
acéré pour dire infini
promets-moi de défaillir
dit la voix duplice dit l’intonation
dit la terre ouverte dit le bois
du plus profond
d’une torride chanson
[p. 37]
cendre et pollen sur la peau
où l’angle aveugle se perd
ni du trouble ni des mots
d’une enfance rougeoyante
dans sa caverne asilaire
le pont passé la fraîcheur
d’une débandade de chèvres
jambages clairs feu couvant
humus des songes scansion de l’air
entre le nuage et les pins
[p. 38]
au-delà il y aurait
un cri d’effraie l’herbe blanche
le corps de l’autre infini
une ronde de paroles
dehors autour de la maison
sans pouvoir entrer ni sortir
tandis que dans l’affouillement
de l’aube l’avancée des nuits
brille une lame étrangère
sans pouvoir entrer ni sortir
[p. 39]
Le phrasé de Dupin est bien d’abord un « comme si j’étais
sans voix » : complètement mis dans une recherche dont le premier
vers attesterait qu’elle est quasiment dantesque si l’on compare cet incipit
voyageur à celui de La Divine Comédie.
Cette absence est mise en relation : « dans la voix d’une étrangère ».
Et mise en relation multiple puisque c’est « un emmêlement de sources / et
de ronces ». Il y a donc du fabuleux dans l’histoire de cette voix qui se
cherche. Mais le fabuleux est un corps écrit : la voix même qui se cherche
dans l’autre voix, dans la « musique en dessous déchirée », dans « le
cri perdu » de « l’étrangère ».
L’accentuation et l’intonation peuvent nous aider à montrer
ce corps fabuleux. Nous élargissons les prises ponctuelles à tout ce que nous
pouvons lire comme du continu dans le poème au fil de sa progression qui
demande toujours de revenir en arrière pour avancer encore.
Nous pourrions commencer par le titre qui par la ou le « romance »
renvoie certainement au poème (le « romance[8] »)
autant qu’à la chanson (la « romance[9] »).
De ce point de vue, il faudrait certainement évoquer les Romances sans
paroles de Verlaine. Le qualificatif
privatif « aveugle » viendrait comme signaler à ses commentateurs de
1989 que, s’il emprunte à Rimbaud en 1982 (Une apparence de soupirail vient des Illuminations et précisément de « Enfance »), ce n’est
pas pour continuer à se faire « voyant » mais plutôt afin de
travailler une écoute pour laquelle Verlaine ferait, avec un peu d’humour,
l’historicité et la modernité de Dupin[10].
Comme chez Verlaine, cette « Romance » balance
entre le pair et l’impair. Un simple relevé montrerait ce jeu des mesures (nous
notons une ou deux barres obliques pour les changement de strophes en fonction
des blancs séparateurs plus ou moins importants) :
A : 7-7-8-8-7//7-8-8-7-7 soit 10 vers (deux quintils)
B : 7-7-7-7-8// 8-8-7-8//8-8 soit 11 vers (un quintil,
un quatrain, un distique)
C : 8-7-7-7-8//7-8//8-8-7-8 soit 11 vers (un quintil, un
distique, un quatrain)
D : 7-7-7/8[11]-8//7-7-7-7/7
soit 10 vers (un tercet, un distique, un quatrain et un monostiche)
E : 7-7/8-7-8//7-10[12]-8[13]-4/7
soit 10 vers (un distique, un tercet, un quatrain et un monostiche)
F : 7-7/7-7-7//7-8-7-8[14]-8
soit 10 vers (un distique, un tercet, un quintil)
G : 7-7-7/7-8-8/8-8-7/8 soit 10 vers (trois tercets et
un monostiche)
Comptabilisons : sept poèmes (cinq de dix vers et deux
de onze vers) comprenant en tout 72 vers, composés de cinq quintils, quatre
quatrains, six tercets, cinq distiques et trois monostiches, avec 42
heptasyllabes, 28 octosyllabes, et un vers de quatre, et un décasyllabe. Qu’en
conclure ? Que l’emploi majoritaire de l’heptasyllabe indique bien la « référence
au moins implicite au thème ou au motif de la chanson » comme dit
Jean-Michel Gouvard[15].
Mais la concurrence de l’octosyllabe qui fait « figure », avec le
six-syllabes, « parmi les vers simples », « de "vers de poésie"[16] »,
montre alors cette tension de la romance de Dupin : la chanson contre la
poésie par le poème. Regardons de plus près l’organisation accentuelle des deux
premiers vers du premier poème : (4+3)-(3+4) en ajoutant un phénomène
similaire dans le second poème : (3+4)-(4+3). Les deux premiers vers
renversent tout puisque le « je » commence plutôt qu’il ne finit dans
« l’étrangère » — car c’est bien d’un commencement et non d’une fin
dont il est question —, le masculin verse « dans » le féminin (« le
bois » = > « la voix »), le défini dans l’indéfini… Ces deux
premiers vers sont lançants : ils disposent un mouvement relationnel que
les poèmes ne vont cesser de poursuivre, même dans ses ruptures. Mais, si l’on
combine cette organisation acccentuelle avec les accents prosodiques, nous
verrons apparaître des « figures accentuelles[17] »
qui, avec les contre-accents, constitueront alors autant de marques rythmiques
sémantiquement fortes qui viennent constamment contredire la conception d’une
rythmique asymétrique, en rupture, chez Dupin. Dessons signale d’ailleurs que
le « contre-pied de la conception "symétrique" » reste « dans
la même logique » que l’ancienne conception pour laquelle le rythme repose
sur le principe de symétrie — Dessons cite Philippe Martinon pour cette dernière
et Robert de Souza pour les théoriciens du vers-libre[18].
Prenons, par exemple, le troisième vers du premier poème.
Il est apparemment celui qui sémantiquement pose une voix inconvenante (« scabreuse »)
et « cassée ». Il devrait donc engager « une poétique de la
rupture[19] »
et confirmerait donc « la voix brusque » de Dupin. Ce serait ignorer
que le rythme est un opérateur du continu, de la relation. En lançant la
comparaison hypothétique, la locution conjonctive (« comme si »)
reprise au dernier vers, constitue un opérateur de liaison. Les contre-accents étendent
ce pouvoir relationnel à tout le vers et au-delà à tout le poème parce que
c’est « dans la voix étrangère » que « je suis perdu » et
donc que le sujet du poème peut certainement se retrouver, s’entendre. Précisons
que l’accent prosodique que nous indiquons sur la seconde syllabe de « scabreuse »,
prend sa force de la série plus longue qui associe les deux fins de vers précédents
(« bois » et « étrangère ») à cet adjectif. De plus
l’enjambement avec la rupture de construction qui associe par la coordination
un groupe nominal (« une étrangère scabreuse » et un adjectif (« cassée »)
permet aussi ce que nous avons d’emblée suggérée en posant que « la
voix » était « scabreuse » et « cassée ». Autant de phénomènes
qui concourent à faire de ce vers « brusque » un vers d’une poétique
de la relation chez Dupin :
scabreuse et cassée comme si
Ce vers se rapprocherait par conséquent assez de celui-ci,
pris au troisième de « Romance aveugle », qui dit, autant qu’il fait,
le continu rythmique d’un sujet qui s’élance dans la douleur même avec en
particulier la proximité des séries d’occlusives sonores dentales /d/ et
labiales /b/ :
d’un bond de bête blessée
Tout simplement, parce que, comme dit et fait le vers qui
suit : « la romance aveugle crie loin ». Certes, « l’écriture
se désagrège » (p. 35), mais son intonation énonciative est
recherche : « que saisir […] et qui le pourrait » (ibid.). Recherche justement de ce que montre le vers qui déborde
de contre-accents :
et dans l’approche de la peau
Parce qu’il montre sémantiquement une reprise du précédent
(« d’elle à fleur de cendre » => « à fleur de peau »),
il fait surtout un rapprochement par le sujet de la relation qui passe dans ce
corps rythmique. Plus certainement que ce premier renversement que nous
pourrions suivre tout au long des poèmes de la romance, c’est également la
pluralisation des voix qui en fait une « torride chanson » : le
quatrain du poème de la page 37, répète la même demande quatre fois en
multipliant à chaque fois cette pluralisation par le sémantisme duel des
qualificatifs (« voix duplice » ; « intonation » pose
un dire en plus d’un dit ; « terre ouverte » ; « du
plus profond » du « bois »). C’est bien un « air / acéré
pour dire infini » : « l’air » de cette « chanson
torride », de cette romance, de cette « ronde de paroles », suggère
d’entendre « un cri », l’annonce de ce que Dupin désigne comme « le
corps de l’autre infini » (« l’étrangère »), ce cri qui se répète
dans les contre-accents que font de plus les hiatus de ces deux vers que nous
superposons :
d’une débandade de chèvres
une ronde de paroles
Que dans le poème de la page 38, « peau » rime
avec « mots » et avec « pins » n’est pas sans suggérer dans
ce poème « d’une enfance rougeoyante » (ibid.), quelque air sous le chant : un phrasé qui « sans
pouvoir entrer ni sortir » (p. 39) ne cesse de relier « l’humus des
songes » à la « scansion de l’air » (p. 38). Parce que le phrasé
de Dupin fait « revenir à la lenteur » et « s’ouvre ouvrant
l’infini / à la jouissance des monstres // de mes yeux cassant le roc »
(p. 36). Cette rupture est aussi une jointure, une jouissance : un défi « prométhéen »
dans une époque entièrement vouée à la fragmentation, à la célébration du
discontinu. Dans cette « Romance aveugle » qui suit la « Traille
de l’aïeul », comme dans toutes ses Chansons troglodytes, Dupin trouve une enfance au présent du poème qui
lui fait écrire à la fin de la « Traille de l’aïeul », deux vers qui
font et disent la relation dans le rapprochement des écritures, des signatures
et au-delà des activités et conditions humaines généralement dissociées
(notaire et écrivain, donc écritures « ordinaire » et « littéraire »,
mais aussi et surtout vie et mort) :
en me traversant tu écris
et nos paraphes emmêlés voyagent
Comme le passereau insectivore appelé troglodyte, le poète
Dupin niche plus dans les trous des chansons que dans l’espace de la poésie. À
moins que son « habitation du monde » ne soit « creusée dans la
roche » pour que résonnent toutes les voix qui font le poème du langage
plus que la poésie du monde. Alors s’il fallait donner un nom de figure au
phrasé de Dupin, risquons « troglodyte ».
[1].
J. Dupin, Le Corps clairvoyant, 1963-1982 [Le
recueil comprend Gravir (1963), L’Embrasure (1969), Dehors (1975), Une Apparence de soupirail (1982)], Préface de Jean-Christophe Bailly [le
volume comprend également la préface de Jean-Pierre Richard (1971) à L’Embrasure précédé de Gravir (p. 409-412) et une étude de Valéry Hugotte, « À
l’écoute de l’intensité » concernant Une Apparence de soupirail (p. 413-420)], Paris, Gallimard, « Poésie », 1999. La notice
bio-bibliographique indique que « Jacques Dupin est né le 4 mars 1927 à
Privas, Ardèche » (p. 421) mais, si Le Dictionnaire de Poésie de
Baudelaire à nos jours indique que Dupin
est né en 1925 : la notice est rédigée par Dominique Viart qui a organisé
un colloque consacré à Dupin en 1995 à l’Université de Lille III et dont les
actes ont été publiés par La Table ronde en 1996 (selon la notice Paris, alors que Viart indique 1995) sous le titre L’Injonction
silencieuse.
[2].
Les citations de Dupin faites par Richard viennent toutes de L’Embrasure et de Gravir.
[3].
J. Dupin, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 7-20.
[4].
Titre d’une des Chansons troglodytes,
dans J. Dupin, Rien encore, tout déjà [comprend outre les Chansons troglodytes (1989), Rien encore, tout déjà (1991)], Seghers,
« Poésie d’abord », 2002, p. 79-86.
[5].
J.-M. Maulpoix, « La voix brusque, Soupiraux de Jacques Dupin », dans
D. Viart (dir.), L’Injonction
silencieuse, op. cit., repris dans J.-M. Maulpoix, La Poésie
comme l’amour, op. cit., p. 98-100.
[6].
J. Dupin, Le Corps clairvoyant, op.
cit., p. 141. Ce poème appartient à L’Embrasure et à sa section intitulée « La nuit
grandissante ». Signalons que la section précédente a pour titre la
clausule du poème : « Proximité du murmure ».
[7].
J. Dupin, Le Corps clairvoyant, op. cit., p. 140.
[8].
Le « romance », dans la tradition espagnole, est un poème en vers
octosyllabiques, dont les vers pairs sont assonancés et les impairs libres.
[9].
« La chanson populaire espagnole de caractère narratif ou encore la mélodie
accompagnée, d’un style simple et touchant », comme dit Le Larousse.
[10].
En 1982 justement, paraît le collectif La Petite Musique de Verlaine : « Romances
sans paroles », « Sagesse »,
SEDES-CDU. Dupin aimerait-il faire entendre sa « petite musique »
contre les grandes orgues pour lesquelles il semble avoir été requis. Sans vouloir
insister sur cette généalogie verlainienne que nous aimerions volontiers voir
pour Dupin, rappelons toutefois que c’est l’ensemble des Chansons
troglodytes qu’il faudrait lire dans cette
perspective en n’oubliant pas que les Romances sans paroles sont, pour Verlaine, « sans conteste son
premier recueil véritablement original et probablement son chef-d’œuvre »
(O. Bivort, « Verlaine » dans le Dictionnaire de Poésie de
Baudelaire à nos jours, op. cit.).
[11].
Nous comptons ce vers pour un 8-syllabes, plus précisément pour un 3-5, en
fonction du contexte qui impose une césure épique.
[12].
Nous comptons ce vers pour un 10-syllabes, plus précisément pour un 5-5, comme
en note 49.
[13].
Nous comptons ce vers pour un 8-syllabes, plus précisément pour un 5-3, comme
en note 49.
[14].
Ce vers nous semble devoir être considéré comme un 8-syllabes, plutôt qu’un 9,
plus précisément pour un 4-4, comme en note 49.
[15].
J.-M. Gouvard, La Versification, PUF,
1999, p. 107.
[16].
Ibid., p. 110.
[17].
Voir G. Dessons, Introduction à l’analyse du poème (1991), Dunod, 1996, p. 114.
[18].
G. Dessons, op. cit., p. 108-109.
[19].
Il nous faudrait bien entendu examiner de près la thèse de Valéry
Hugotte : La poétique de la rupture dans l’œuvre de Jacques Dupin (1996). Le titre montre déjà que cette « poétique
de la rupture » vient se loger « dans » l’œuvre plus qu’elle
n’en provient.
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