Ariane Dreyfus n’écrit pas des poèmes mais des livres de
poèmes. Son attention est extrême s’agissant ce qui fait un livre, son écriture
et donc sa lecture : une tenue et une teneur, l'une dans et par l'autre. Lesquelles ici se
soutiennent d’un préambule et d’annexes où la rencontre d’une œuvre et le
chantier de ses poèmes viennent étayer non l’édifice mais la recherche
elle-même comme expérience où vie et poèmes mêlent leurs enjeux. La tenue c’est
l’éthique d’un langage qui fait toute sa place à ce qui vient. La teneur c’est
la poétique d’une vie qui ne cesse d’augmenter un vivre poème où la beauté
gagnée vient de son utilité. Cette interaction exige une relation éperdue, une reconnaissance sans savoir, une aventure continuée.
Ce livre reconnaît avec et par l’œuvre de Gérard Schlosser
une activité continuée – son sous-titre Reconnaissance à Gérard Schlosser peut être entendu comme la légende d’une activité et
donc la critique d’une catégorisation générique qui ignorerait cette activité.
Il s'agit, sans savoir, de trouver un sens de la vie qui ne cesse d’augmenter
sa condensation empirique en croisant l’évidence et l’inouï. Cela demande
d’éliminer les habitudes, qu’elles soient de l’ordre de la maîtrise ou de
l’expérimental. Tout y est expérience, en cours, d’un inaccompli. On pourrait
vite rapporter ces tentatives réitérées (six séquences de 7-11-12-13-14-7
« poèmes » avec un liminaire titré : « on verra
bien ») à une catégorie métaphysique qui alors anéantirait une telle activité
continuée : le désir ou le plaisir voire l'amour si ce n'est le sexe… Certes, des scènes (les titres-paroles
ne manquent pas d’évoquer une théâtralité à l’œuvre) semblent illustrer comme
autant de vignettes le régime esthétique d’une poésie se mêlant de peinture –
mais contrairement à ce que pense Rancière, le poème comme le tableau sont des
performatifs d’un je-relation qu’aucun régime ne saurait assigner au désir, au
plaisir, au beau voire au laid, à l'amour ou au sexe, autrement qu’à tuer la vie qui passe de je en je, de tableau en poème et l'inverse, d'écriture en lecture et l'inverse.
Avec Ariane Dreyfus, le poème (en livre) ne vient pas du tout illustrer – voire
s’illustrer. Il travaille une matière comme fait la peinture qui ne produit pas des images – et donc
l’invente : ni mots ni couleurs et encore moins idées, mais une matière entièrement sujet (je-tu), au sens épique
également : ici la matière relation pleine de corps et on pense à Paul Celan redéployant une matière Bretagne – "Bretonischer Strand" dans Von Schwelle zu Schwelle. Matière qui est la vie
ou le sens de la vie – comme disait Tsvetaïeva: "Ma spécialité à moi est la vie". On est loin de tout formalisme linguistique ou
stylistique mais au cœur d’une intensification de la relation forme de
vie-forme de langage (« Plus importante qu’une phrase la forme d’un
homme », p. 68) :
Sur le banc du parc
Un seul baiser est une
Des mille petites feuilles
Comme le sexe est d’avril ! (p.71)
La matière est épaisse et légère à la fois – les aplats forts de couleur de Schlosser augmentent également le grain des peaux et tissus ou morceaux de nature et en même temps c'est l'aérien qui emporte ou comme disait Braque l'entre : le
palimpseste énonciatif du livre avec ses emprunts, ses titres-paroles, ses
stations où s’emmêlent, prosodiquement et sans aucune indentité autre que
l’épaisseur des expériences relationnelles, il et elle – ce qui est vient entre il et elle qui ne sont donc pas les termes mais les opérateurs d'une relation si ce n'est d'une relation de relation – d'où le passage par une narrativité théâtrale. Cet impersonnel est ici
la recherche d’un intime extérieur trouvé : ça doit se voir presque sans rien
montrer – mais plus que voir ce serait écouter exactement comme font les
tableaux de Schlosser qui, parce qu’ils n’offrent à la vue qu’un détail, une
vue de près, nous font approcher au plus près de ce qu’il n’y a pas à voir mais
à vivre, à écouter battre comme éternel commencement : « sur
l’oreiller la joue fait commencer le visage » (deux fois : p. 58 et
p. 61). Alors : « la couverture au poids presque vivant » :
oui, la matière prend ! et « le ciel / Et la pente // Disent :
"Viens !" aussi fort l’un que l’autre » (p. 52): oui, la matière emporte.
Ce livre de poèmes continue de partout les toiles de
Schlosser et par elles le sens de la vie : « un cri de couleur » (49) et aussi « C’est si
calme d’aimer » (p. 58). Partant de et inventant cette matière – je songe
ici au beau livre de Bernard Vargaftig et à Pierre-Jean Jouve, ce livre nous
transforme en attente, parce que « Je vais venir m’allonger avec
toi » – dernière parole-titre. Un inaccompli qui est un à venir amoureux
du poème, du livre de poèmes, alors même que le livre a augmenté ce qui fait
toute sa force inouï : « Le corps n’en a pas fini » (p. 25).
Peut-être que le sens de la vie y a trouvé un dire qui fait infiniment ce qu’il
dit, en poème, en lumière, en air : nous nous attendons.
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons: Reconnaissance à Gérard Schlosser, Le Castor astral, 2012, 160 p., 14 euros.
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