L’œuvre considérable de Benjamin Rabier (1864-1939) et en son sein
les seize albums des Aventures de Gédéon (1923-1939) constituent
certainement l’expérience artistique de référence pour une œuvre toujours en
cours comme celle de Philippe Corentin, né en 1936. Inutile d’évaluer
quelque influence ou de montrer un intertexte actif de Rabier à Corentin mais nécessaire de tenter de saisir une tradition artistique puissante qui, de l’un à l’autre, ne
cesse de nourrir une force critique rabelaisienne en littérature enfantine. Ce
qui n’est pas sans poser quelques paradoxes : à rebours de bien des
productions destinées à l’enfance et des habitudes scolaires encadrant la littérature,
ces deux auteurs poursuivent une critique dynamique des moralismes
prescripteurs et autres instrumentalismes qui hantent la création et la médiation
littéraires pour l’enfance, sans pour autant verser dans un ludisme de pacotille
ou un humour kitch. Frôlant la catastrophe, le rythme de leurs albums inventent
un sujet du racontage où le rire est puissamment carnavalesque, au sens de
Bakhtine. De Rabier à Corentin, il y aurait donc une « vache qui rit »
jaune, c’est-à-dire des personnages et des situations certes risibles voire
grotesques mais qui d’abord engagent une force critique infinie, et des
institutions et attitudes d’encadrement de l’enfance, et de ceux qui les perpétuent
jusqu’en littérature pour l’enfance…
Benjamin Rabier :
la vache qui rit ou la prosodie généralisée
du rire animal
Qualifié par Apollinaire
comme le « plus spirituel de nos animaliers », Benjamin Rabier (1864-1939)
qui lui « rappelle par plus d’un trait les deux fabulistes [Esope et La
Fontaine] et avant tout parce que, s’ils écrivaient des fables, lui en
dessine », est pour le poète et critique d’art qui préface le catalogue de
son exposition d’aquarelles inédites à la Galerie d’art Deplanche du 8
juin au 4 juillet 1910, « au courant de tout ce qui se passe chez
les animaux, nul n’a dessiné et ne dessine de plus amusante façon les scènes de
leur vie quasi humaine… » : « Ses distractions les plus vives
sont d’étudier les physionomies et les gestes de tous les animaux depuis ceux
que l’on appelle inférieurs, jusqu’à l’homme et l’autobus, cet animal supérieur
entre tous[1] ».
Mais Apollinaire déplace l’éloge du fabuliste et animalier vers son
chien :
On m’a affirmé – mais l’on affirme tant de choses – que
Benjamin Rabier avait un chien dont il entendait merveilleusement le langage.
Cette bête d’une intelligence rare se serait donné la tâche,
paraît-il, de recueillir parmi les chiens ses amis et de rapporter à son maître
une foule d’histoires plus extraordinaires les unes que les autres sur les
bonhommes de neige, sur Azor, sur Médor ou Briffault, sur ma mère l’Oye, sur
Jeannot Lapin et même sur Chantecler[2]…
Il me semble qu’Apollinaire
sait y faire et, par l’occasion qui lui est donnée, donne une bonne leçon
aux amateurs d’art et de littérature souvent engoncés dans leurs catégories
savantes voire méprisantes. On peut rappeler qu’un bon mois avant cette préface,
il chroniquait une exposition de portraits d’enfants célèbres par des peintres
du grand art (de Fragonard à Renoir en passant par La Tour) au palais de
Bagatelle sans s’offusquer le moins du monde d’y avoir adjoint des « jouets
précieux et charmants » regrettant toutefois l’absence de « jouets
bon marché, qu’on brisait pour voir ce qu’il y avait dedans ». Apollinaire comme Walter Benjamin non
seulement s’intéresse aux cultures de l’enfance voire aux arts dits périphériques
et quand il signale le pied de nez que les légendaires fabulistes souvent réduits
à quelques « défauts » (Ésope et sa bosse, La Fontaine et sa
distraction) ont toujours fait à la littérature, c’est pour suggérer avec
Rabier une valeur qui fera ici le départ de ma réflexion : « La
sveltesse de Benjamin Rabier n’est déparée par aucune gibbosité dorsale »
- belle critique faite aux sommités littéraires en partant de la littérature
enfantine. On a vu que les distractions et donc les égarements de l’animalier engagent
une anthropologie artistique qui ne se réduit pas à un humanisme abstrait si ce
n’est à un parisianisme voire à une chapelle d’arrondissement. Bref, notre
animalier engage une anthropologie svelte qui amuse au point de faire rire les
vaches. Jusqu’à ce pendentif bovin de la vache qui rit qui a fait connaître
Rabier au-delà des galeries, revues satiriques et enfantines, albums et autres
ouvrages écrits tout en dessins. Jusqu’à l’anonymat de sa manière artistique
que les fromageries Bel de Lons-le-Saunier ont rendue célèbre. J’aimerais
apporter une nouvelle explication à ce succès en deux temps. Premier
temps : l’origine de ce nom de marque vient de la vache hilare sur les
camions de ravitaillement de viande pendant la grande guerre dessinée par
Rabier et dénommée par les poilus la « Wachkyrie », allusion aux
Valkyries de Wagner qui accompagnaient les assauts des braves soldats de l’armée
allemande ; l’affineur de Comté y était affecté et a fait appel à Rabier
en 1921[3] ;
c’est donc qu’avec Rabier, le premier poilu venu a l’œil qui écoute, comme
disait Claudel. Second temps : Rabier est fabuliste et s’il met à sa « Wachkyrie »
des boucles d’oreilles dans une mise en abyme de la boîte de fromage ou de crème
du Haut-Jura, ne serait-ce pas que le fabuliste sait trop bien sa leçon : « Mon
Bon Monsieur / Apprenez que tout flatteur / Vit au dépens de celui qui l’écoute.
/ Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. / Le Corbeau honteux et confus /
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus ». Rabier a d’ailleurs
réalisé à la même époque une étiquette pour la fromagerie du Moulin de Vandon à
Souvigny-de-Touraine sur laquelle figure le Corbeau et le Renard . Le
fromage du Jura devait bel et bien finir aux oreilles d’une vache qui rit. La
prosodie n’est pas que du son : c’est du sujet…
Aussi, la mise en abyme
est-elle à mettre au compte d’une prosodie généralisée à l’œuvre chez Rabier.
Je l’appellerais l’explosante-fixe en prenant bien sûr l’expression à André
Breton dans sa dernière phrase de Nadja (1928). Chacun des seize
albums de Gédéon le canard, série commencée en 1923, offre au moins une scène
qui concentre cette manière prosodique : l’explosion qu’elle soit prise au
pied de la lettre ou métaphore d’un rassemblement ou à l’inverse d’une
dispersion à partir d’une focale.
L’explosante-fixe organise le principe de répétition
dans un mouvement à proprement parler sans bornes qui déclenche ce qu’on peut
bien appeler le fou rire. Une telle prosodie fait coup double :
l’accumulation des éléments même cachés d’une scène ouvre un inventaire à la Prévert
et le cadre orthogonal de l’image et donc de la lecture se voit explosé en
autant de cercles qui augmentent par là-même la force d’un hors-champ et la
suggestion d’un infini de la lecture et de l’imagination. Philippe Corentin
dans sa Mademoiselle Sauve-qui-peut[4] l’avoue : « c’est un hommage évident à
Benjamin Rabier. Tous les animaux qui s’enfuient, terrorisés, c’est Rabier[5] ».
Déjà dans Flambeau chien de guerre
paru en 1916, Rabier avait organisé les aventures de son héros qui fait son
devoir de patriote autour de planches explosantes-fixes dont le texte
continuait la même prosodie :
Et cette taupe avait ceci de particulier qu’elle… n’en était
pas une ! Cette taupe, c’était un sapeur boche, s’il vous plaît, qui,
perdant la notion des distances, avait trop profondément avancé sa sape !
Il était passé sous nos lignes, sans même s’en douter.
Jugez de la stupeur et de l’effroi que produisit l’apparition
de cette taupe énorme et surnaturelle, hirsute, joufflue, rougeaude, pleine de
terre et toute sale ! Arrière ! Au fantôme ! Au revenant !
Et les oies, les canards, les lapins, les vaches, les chèvres,
les poules, les coqs et même Coquet, l’âne, s’enfuirent affolés, se demandant à
quel cauchemar ils étaient en proie, tout éveillés.
De son côté, le Boche se demandait quelle contenance
tenir : s’en aller, c’était un rude chemin à refaire sous cette terre
humide ; sortir, c’était se laisser aller à un hasard bien problématique !
Il réfléchit un long moment et trouva enfin une solution[6].
Si le continu animalier ne
peut faire de doute avec « un sapeur boche », c’est plus cette
solidarité parfois très conflictuelle que Rabier engage, solidarité de la cour
de ferme ou de la clairière ou encore dans l’avalanche voire dans l’arche de Noé :
une solidarité critique qui met la société sens dessus dessous même si, on le
sait, le carnaval ne dure qu’un jour, qu’une planche ! L’explosante-fixe
de Rabier organise une oralité carnavalesque que j’aimerais montrer à l’œuvre
dans quelques albums de Philippe Corentin. La fable du rire va alors quelque
peu jaunir, non au sens d’un âge avancé du papier des fabulistes contemporains
qui ne peuvent faire fi d’un passé illustre mais au sens d’une critique peut-être
plus acide des certitudes qui en fin de compte venaient in fine clore les albums de Benjamin Rabier :
Grâce au bon canard, le calme et la tranquillité régnèrent
parmi les hôtes des fermes, des bois et de la forêt. Le bonheur de vivre s’étendit
sur tous les êtres de la contrée ; et Gédéon eut la joie d’assister au
triomphe de ses idées humanitaires : Vive Gédéon[7] !
Philippe Corentin : la vache qui rit jaune ou la
prosodie critique de la doublure
Quand
on ouvre L’Arbre en bois, sur la
page de titre, une vache qui broute nous regarde d’un mauvais œil : il y a
de quoi puisque le père du jeune garçon au lit avec son chien Baballe, qui
avait l’intention de leur lire une histoire « très, très drôle », « l’histoire
de l’arbre qui n’aimait pas les vaches » se voit congédié parce que ses
deux auditeurs voulaient « une histoire triste, une qui fait très pleurer,
avec des gros sanglots et tout[8] ».
Ce père qui ne « raconte que des histoires rigolotes » à son fils,
boude et nous abandonne, nous les
lecteurs, avec cette promesse d’histoire qui nous aurait peut-être évoqué la
vache qui rit… Inutile ici de reprendre le détail de cet album où l’histoire se
confond avec le racontage jusqu’à cette planche finale explosante-fixe qui
voit les meubles de la chambre du garçon prendre la poudre d’escampette :
explosion finale qui laisse les deux protagonistes comme nus avec leurs
oreillers en cache-sexe, c’est-à-dire en oreilles surdimensionnées puisque le
rapport avec Corentin est entièrement oralité. Or, ne nous y trompons
pas : c’était bien « l’histoire de l’arbre qui n’aimait pas les
vaches » qu’on nous a racontée parce qu’une histoire ne parle pas de
mais raconte : la table de chevet qui a laissé sa lampe aux deux « tristounets »
leur a rappelé auparavant qu’on l’ « avait peint en jaune ». Aussi ne
faudrait-il pas éviter cette page[9]
qui nous met au premier plan dans un gris assez désopilant une accumulation de merdes
de chien où trois cleps grognent pendant que Baballe, le chien du héros, pisse
en nous faisant un clin d’œil puisque la famille est absorbée par la devanture
colorée du marchand de meubles. Les déjections glissantes seraient bel et bien
au principe d’une prosodie carnavalesque dont l’oralité ne cesse de nous tirer
les zygomatiques pour rire jaune avec la table de chevet jaune de L’Arbre en
bois sans vache qui revient sur la
quatrième de couverture où elle rit : de qui ? de nous ? avec
nous ?
Mais avec les fabulistes
comme Corentin, « ce qu’il y a de bien, c’est que tout le monde mange à la
même table. Même les animaux[10] » !
S’attablent successivement, outre le couple parental et leur fille, le chat, le
chien et le cochon domestiques sans compter un couple de rats. Ces derniers
vont assister à chaque scène de l’album bavardant sans qu’on puisse les
entendre. Il faudrait certainement y voir le lecteur représenté dans sa dualité
même, puisque c’est avec eux que nous quittons l’album dans la plus grande
perplexité ou du moins pesant le pour et le contre de ce qui a pu apparaître
comme un conflit entre la force brute voire bestiale du chien et la rhétorique
oratoire la plus intrumentalisée qui soit, au point de faire dire au chat qui a
tenu le crachoir du début à la fin : « N’en déplaise à certains et
dussé-je passer pour raciste, il faut bien admettre que le chien est un animal
de petite cervelle ».
Corentin nous soumettrait-il
au vieil adage qui a tarabusté Baudelaire[11] :
Le Sage ne rit qu’en tremblant ?
Baudelaire soumet alors la « virginale Virginie », l’amoureuse
transie de Paul, à la première caricature venue, « grosse de fiel et de
rancune » et en conclut par la constatation incontestable de « la
crainte et la souffrance de l’ange immaculé devant la caricature ». On
comprendrait à moins qu’il faille alors retirer des mains enfantines l’album dudit
Corentin ! En effet, « le comique est un des plus clairs signes
sataniques de l’homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme
symbolique » : et l’ange, notre enfant lecteur, tombera bien bas pour
rire comme Virginie qui, « déchue, aura baissée d’un degré en pureté »,
puisqu’« elle commencera à avoir l’idée de sa propre supériorité, elle
sera plus savante au point de vue du monde, et elle rira ». Il est vrai
que le premier jeune lecteur venu devrait vite sentir sa propre supériorité sur
« le premier corniaud venu », par ailleurs « balourd » voire
« rustre », après avoir assisté au stratagème du chat de Corentin
expliquant au chien, son voisin de table, que lui, « un chat normal, quoi,
certes un peu trop beau, mais sympa et tout et tout », ne sait pas aller
chercher le sel pas plus que faire le chien de garde, le chien policier, le
chien de berger, le chien de traîneau et last but not least le chien de chasse avant de conclure : « Moi,
ce que je sais faire le mieux c’est dormir dans le fauteuil vert du salon,
c’est donc moi qui dors dans le fauteuil vert du salon » ! Seulement,
in fine la force si ce n’est la bêtise
du chien, cette « race peu fréquentable, voire dangereuse », imposera
au chat de se contenter du bras du fauteuil en laissant l’assise et donc le
confort à « l’animal de petite cervelle ». Et si le chat de Corentin
conclut avant de ronronner sur ce bras instable du fauteuil du salon que « c’est
pas drôle tout ça. Pas drôle du tout.. », n’est-ce pas pour confirmer en
la redoublant la leçon baudelairienne, puisqu’à malin, malin et demi :
Le rire est satanique, il est donc profondément humain. Il
est dans l’homme l’idée de sa propre supériorité ; et en effet, comme le
rire est profondément humain, il est essentiellement contradictoire, c’est-à-dire
qu’il est à la fois signe d’une grandeur infinie et d’une misère infinie, misère
infinie relativement à l’Être absolu dont il possède la conception, grandeur
infinie relativement aux animaux. C’est du choc perpétuel de ces deux infinis
que se dégage le rire. Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et
nullement dans l’objet du rire.
Si l’on suit le satanisme
baudelairien, il semble tout à fait normal que les animaux de Corentin mangent « à
la même table » que « nous ». Et reconnaissons à Corentin cet
art de plonger vite, très vite dans le rire de Melmoth – ce rire qui suit la
transmission du pacte diabolique – quand on attendrait qu’il respecte un peu « le
rire des enfants » qui est, précise Baudelaire, « la joie de
recevoir, la joie de respirer, la joie de s’ouvrir, la joie de contempler, de
vivre, de grandir ». Mais les enfants ne sont-ils pas, rappelle
Baudelaire, également « des Satans en herbe » !
Corentin relèverait-il alors
du « comique significatif » auquel Rabier nous aurait,
semble-t-il, habitué dans la tradition française du grotesque qui « garde
au milieu de ses plus énormes fantaisies quelque chose d’utile et de
raisonnable » ? Il me semble qu’il pousse le « significatif »
jusqu’à « l’absolu » dont parle Baudelaire avec « le vertige de
l’hyperbole », si ce n’est le vertige tout court ainsi que Baudelaire le
signale pour la pantomime – et quelle pantomime que celle du chat quand
Corentin illustre les métiers de chien qu’il ne saurait faire ! Or, avec
Corentin, à la suite de Rabier, et peut-être comme chez Ungerer également – je pense
aussi bien à la La Grosse bête de Monsieur Racine ou à Otto –,
le comique ne réside pas dans l’œuvre mais dans la relation du sujet de l’œuvre
et du lecteur devenu sujet d’un rire partagé, partageable. Les grands artistes,
comme dit en conclusion de sa réflexion magistrale Baudelaire, sont « doubles »
et n’ignorent rien de leur « double nature ». Qu’est-ce à dire ?
Que le grand comique l’est dans et par une prosodie la plus relationnelle qui
soit.
Je reprends Machin
chouette dont j’observe dès le titre
et donc la page de couverture que la main de la signature est une prosodie de
l’interpellation signant la dénomination redoutable et le clin d’œil du
chien… Puis il nous faudra attendre pour deviner que la voix qui s’adresse à
nous est celle du chat, pendant que le « chez nous » inaugural nous a
pris par la main à nos risques et périls pour nous obliger à épouser cette
voix qui nous associe à son discours rhétorique implacable et à sa diatribe égoïste
voire raciste (« notre chien (appelons-le Machin Chouette) ») pour
nous faire jouir de notre supériorité alors même que celle du chat sera in
fine contestée et que nous, redevenus
humains après avoir observé nos frères les animaux, nous aurons cru un instant
que le comique du chat et donc celui de Corentin s’étaient ignorés eux-mêmes,
du moins avaient réussi à se dédoubler un peu comme nos deux rats qui signent
l’album et suggèrent fortement cette « double nature » du véritable
artiste. Rabier avait déjà posé deux rats non loin de l’arche de Noé de son
dernier Gédéon en observateurs d’une situation apocalyptique préfigurant le
naufrage de l’Europe, ce Titanic de la drôle de guerre… Quoiqu’il en soit, Corentin
n’est pas le chat et pas plus les deux rats que celui-ci a oublié de manger en
passant pris par son interlocuteur du moment : Corentin est seulement « la
puissance d’être à la fois soi et un autre », comme dit Baudelaire :
il est ses personnages – pour le moins les accepte-t-il à sa table !– et
il est leur manipulateur un peu comme celui qui tire les ficelles de Guignol,
et donc tout comme, avec lui, le lecteur est ses personnages puisqu’il en est
peu ou prou le complice, et leur manipulateur puisqu’il en est pareillement le
tourneur de page, l’amplificateur vocal et gestuel un peu comme le masque du théâtre
latin qu’on appelait personna ou, si l’on préfère, il les fait accélérer leur
pantomime et tout bon lecteur fait vite d’un chef-d’œuvre « le branle de
la terre » comme disait Diderot dans son Neveu de Rameau : « Ma foi ce que vous appelez la pantomime des
gueux est le grand branle de la terre ».
Pour ne pas conclure, je
crois que le rire des animaux chez Rabier montre au lecteur qu’il peut tirer
les fils des zygomatiques de tous les animaux de la fable et donc de tous les
protagonistes des histoires qui ont vocation à lui faire la leçon – on
retiendra en passant pourquoi la littérature enfantine et toute la culture qui
s’en suit a su s’affubler de la parure animale au point de la dévêtir
progressivement pour ne lui laisser que son rire, ce masque qui empêche qu’on
en aperçoive la nudité –Rabier laisse les animaux à poil quand Beatrix Potter
les habille et j’aime particulièrement le lièvre de Maurice Sendak dans Monsieur
le Lièvre voulez-vous m’aider ?
Ce serait donc le premier moment d’une littérature enfantine : appelons-le
le moment de la vache qui rit.
Le satanisme, au sens de
Baudelaire, de Corentin et de bien d’autres fabulistes dans la veine de Rabier
parmi lesquels je rangerais volontiers Tomi Ungerer et Claude Ponti, inviterait
à considérer le second moment du rire dans les livres pour enfants puisque dorénavant
le lecteur, même jeune, peut inverser le sens de ses manipulations jusqu’à
faire rire du rire les protagonistes eux-mêmes des histoires qu’il aime pourtant
qu’on lui raconte encore (la mise en abyme de la vache qui rit…). J’appelle ce
second moment celui de la vache qui rit… jaune.
Mais Baudelaire aurait oublié
dans sa généalogie celui que nos auteurs illustrateurs ne cessent de
convoquer : Jean de La Fontaine. Ce dernier conclut à la première personne
son fameux « Conseil tenu par les rats » (Fable II, Livre II) et
c’est avec cette fable que je concluerai, c’est-à-dire avec les deux rats de
Rabier et de Corentin qui n’en finissent pas de rire jaune puisque le chat
ronronne encore :
J’ai maints Chapitres
vus,
Qui pour néant se sont
ainsi tenus :
Chapitres non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire Chapitres de
Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers
foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.
La critique du rire ne peut
se contenter de délibérer, il faut qu’elle s’exécute sous peine de moquerie.
[1] Guillaume Apollinaire, « Benjamin
Rabier », Chroniques d’art 1902-1918, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1993, p. 143-144.
[2] Ibid.
[3] Patrick Déniel, « Les secrets de la Vache
qui rit enfin percés ! », L’Usine nouvelle, 13 avril 2011 :
http://www.usinenouvelle.com/article/les-secrets-de-la-vache-qui-rit-enfin-perces.N149960.
[5] Bernadette
Gromer, « Tête à tête avec Philippe Corentin », La Revue des
livres pour enfants n° 180, avril 1998, p.
51-57.
[7] B. Rabier, Gédéon
dans la forêt (1930), Gallimard, « Enfantimages »,
1979, n.p. – il s’agit de la dernière page de l’album.
[8] P. Corentin,
L’Arbre en bois, L’école des loisirs,
1999, p. 7. Je renvoie à la lecture faite dans M.-C. et S. Martin, Quelle
littérature pour la jeunesse ?,
Klincksieck, 2009, p. 114-118.
[11] C.
Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans
les arts plastiques » (1855). Je suit le texte de Baudelaire dans Œuvres
complètes, Laffont, « Bouquins »,
1980, p. 690-701.
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