(On trouvera ci-dessous l'intervention faite à Privas à l'occasion de l'événement organisé par la revue Faire Part et le théâtre de Privas le 18 octobre autour de l'oeuvre de Henri Meschonnic.)
Nous le passage infiniment
Les questions ne sont pas toujours des questions. Celles qui, depuis l’extermination des juifs d’Europe[1], depuis 1945, « interpellent » philosophes et médias, écrivains et citoyens… sont souvent prises dans des réponses plus que dans des questions, dans des naturalisations qui sont souvent des essentialisations ou des instrumentalisations qui nous informent plus sur leur auteur que sur leur objet et pour lesquelles il faut rappeler, avec Ruth Klüger, qu’« il est utile de recourir à la fameuse distinction, si malaisée soit-elle, entre l’art et le kitsch[2] ». Il y a même des questions qu’on ne veut pas entendre : la désignation de la « chose » en premier, c’est-à-dire la désignation de l’extermination des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale. À ma connaissance, un seul pose aujourd’hui fortement cette question : Henri Meschonnic[3]. Mais passons bien que cela ne passe pas… comme le dit Henri Meschonnic, évoquant Ludwig Wittgenstein, au début d’un essai où il s’agit pour lui d’écrire avec la peinture, celle de Pierre Soulages :
Que peut le dire devant le voir, s’il y a de l’indescriptible ? Mais ce n’est qu’un aspect de la même vieille infirmité, réelle et supposée, du langage devant la vie. On a monté cette infirmité jusqu’à invalider les poèmes et le langage après Auschwitz, après, c’est-à-dire devant. Ce n’était pas la peine d’exacerber le mal, la moindre douleur de dent suffisait. Le langage ne peut la dire. Mais c’est peut-être aussi qu’on s’y prend mal, avec le langage, autant qu’avec le reste. (RL, 13)
On devrait, en effet, toujours commencer par une critique des représentations du langage si l’on veut en venir à l’art, à la littérature. Mais cette question ne nous lâchera pas : c’est heureux ! D’autant plus qu’elle est prise dans une question bien plus décisive : celle que beaucoup ne cessent de poser en demandant de prendre leurs écrits généralement assignés aux dichotomies traditionnelles (fiction/témoignage ; autobiographie/biographie ; récit/poésie…), hors d’une destination-réduction mémorielle, du moins dans un continuum témoignage-histoire-écriture. Car cet écrire a d’abord et toujours force de « légende intime[4] », selon la belle expression d’Aharon Appelfeld : c’est elle qui fait sa vérité, un continu poétique-éthique-politique, comme tout poème tient sa force de ce passage d’une hyper-subjectivité à une intersubjectivité voire à l’anonymat. J’appelle ce mouvement de l’écrire, poème-relation[5].
Je pars de dix lignes de brèves remarques sur le ton des notes de voyage, certes touchantes et vives, précèdent neuf « vers » au cœur du livre Nous le passage :
Il n’y a plus de pierres au cimetière juif de Radom. Dans le pré où nous cherchons, deux vaches sont couchées. Nous marchons dans des trous d’herbe. Deux blocs cassés portent des noms en polonais et en hébreu, renversés. Plus loin, une dalle, son inscription contre le sol. La mort des morts. Un campement de tsiganes longe le début du chemin qui coupe le pré et qui finit vers une usine, d’où un camion nous croise. Une vieille paysanne s’est approchée. Elle raconte. Les hitlériens ont brisé les tombes en marbre. Les Polonais les ont prises pour le remblai du chemin de fer au bout du pré. Un train de marchandises siffle. Le cimetière a disparu des guides
dans le calme
le souvenir du cimetière
reste sur l’absence des tombes
où nous sommes seuls debout
à la recherche des pierres
ainsi les stèles sont en nous
par nous la deuxième mort
de ces morts
n’est pas accomplie (NP, 50)
On peut d’ailleurs soit défaire le continu du poème en prose et en vers et n’y voir qu’un symptôme comme si le « signifiant » était condamné à être escamoté (la prose viendrait ici faire témoignage obliquement), soit poursuivre le continu ainsi suggéré – notons qu’il n’y a pas de point typographique à la fin du passage en « prose ». Continu qu’on appellerait celui de « la rime et la vie » pour reprendre le titre d’un essai qui vise à ce que « l’écoute du langage (ait) l’oreille sur l’avenir » (RV, quatrième de couverture). Et il faudrait alors tout lire, relire ce qui précède et lire ce qui suit – dans ce livre et dans l’œuvre dans son ensemble, en tenant compte de ce continu-là. Et il faudrait donc tout reprendre depuis le titre (Nous le passage) et tout le livre, et au-delà, les titres et les livres qui précèdent et qui suivent.
Tout reprendre ? Oui et non ! Oui, car il y a à entendre ce qui est assourdissant dans et par le silence même : tous les poèmes de Henri Meschonnic, et il faudrait dire toute l’œuvre-vie, mais aussi les essais et les traductions sont engagés par leur historicité. Leur historicité est certainement celle d’une vie qui n’a tenu qu’à un fil pendant ces années de la Seconde Guerre Mondiale. Et ce fil n’est pas la « chance » mais la résistance à « la traque » avec tous les juifs d’Europe, résistance à ce qui mobilisait les plus grandes puissances matérielles et symboliques pour les faire disparaître : « seuls debout ». Et ce fil de vie, cette force de vie, sur « la nuit[7] » a engagé toute l’œuvre dans un « nous le passage » :
même si nous sommes nus comme
la nuit
notre force
ce n’est pas nous
c’est le silence entre nous (NP, 51)
Ce « silence entre nous » constitue le cœur de l’activité du poème qui engage tout contre l’extermination des juifs d’Europe : ce qui demande d’écouter plus le dire que le dit, l’énonciation que l’énoncé, plus le rythme que le mètre, plus la relation que les termes (ici, par exemple, la rime en /m/ par les deux bouts au premier vers et, sur les cinq vers, la chaîne de résonance allitérative en /n/ associée à l’alternance des voyelles fermées antérieures/postérieures, renforcée par celle en /s/…). Ce « silence entre nous » engage dans et par cette circonstance, dans et par sa valeur construite au fil de l’œuvre, l’inaccompli de toute relation dans et par le langage : c’est l’hypothèse que je voudrais soutenir ici avec l’ensemble du travail poétique de Henri Meschonnic, hypothèse qui pose alors qu’une telle œuvre engage plus l’oubli que la mémoire, plus l’histoire que la commémoration, plus le langage que le témoignage, plus la relation que la célébration.
mais ce n’est pas un souvenir
puisque c’est partout
dans notre corps (NP, 49)
Telle serait l’activité des poèmes de Meschonnic : « c’est partout / dans notre corps » demande d’écouter ce travail d’un corps-langage. Ce à quoi engage le poème « après Auschwitz » n’est pas à un « reste » mais à un présent du corps, du corps-langage entièrement relation car :
ce qui pleure
est seulement le nom
qu’on ne prononce pas (NP, 49)
la mémoire
est dans la voix
ma mémoire et toutes les autres
dans ma voix
tous les oublis dans la voix
tous les chemins que les autres
ont marché je les remarche
dans ma voix
comme les silences
qui se pressent
je les parle et les entends
toutes ces voix
sont ma mémoire
et ma voix
et elles viennent
pour me dire
pour me taire
plus je parle c’est les silences
(…) (TC, 37-38)
Ce qui est aux antipodes de l’entreprise philosophico-essentialiste de Giorgio Agamben[8] pour lequel il s’agit de procéder par « une sorte de commentaire perpétuel sur le témoignage » et, plus précisément, sur « une lacune qui était sa part essentielle » : « que les rescapés, donc, témoignaient d’une chose dont on ne pouvait témoigner » (RA, 11). Comme toute cette entreprise ne vise que la Vérité qui fonderait une éthique au-delà si ce n’est coupée de l’historique des témoignages, elle construit habilement une tour de paradoxes pour in fine durcir une thèse qui met le silence hors langage, du moins qui associe « une impossibilité de parler » à une désubjectivation embarquant odieusement dans son programme « ce qu’avait entrevu Benveniste avant de sombrer dans l’aphasie » (RA, 150) ! Rouerie qui ne peut cacher son incompréhension de la théorie du sujet initiée par Benveniste[9]. Mais Agamben qui reproduit toutes les dichotomies structuralistes en les asservissant à son mysticisme étymologique et à sa métaphysique du silence et donc du langage, enferme l’historicité de l’extermination dans le témoignage et, par sa logique essentialiste soumise au réalisme langagier, dans son impossibilité quand une telle historicité est le travail toujours en cours d’un « je-tu » dans tout le langage, dans le tout du langage qui font l’histoire et le poème de l’histoire dans leur continu. Travail que le poème engage, que seul le poème engage non pour « sauver l’impossible témoignage » (RA, 38) mais pour écouter « l’inconnu qui arrive / au sens » (TC, 49). Il n’y a pas alors à opposer une « non-langue » qui serait celle du témoignage impossible (et du poème ?) à la langue (du discours ordinaire ?). Ainsi, réduire au témoignage, et donc paradoxalement à son impossibilité, une telle expérience de vie – certes tout contre la mort, entièrement mêlée au sens de la mort –, c’est d’une part rendre impossible tout processus de subjectivation incluant un tel sens de la mort voire de la souffrance humaine et, d’autre part, définitivement arrimer « tout acte de parole » au témoignage, « quelque chose d’inassignable à un sujet, et qui néanmoins constitue sa seule demeure, sa seule consistance possible » (RA, 142). Mais Agamben ne met-il pas, par là-même, tout le langage sous la coupe d’une expérience ontologique qui lui est totalement étrangère… puisqu’il fait fi du radicalement historique qui constitue tout acte de langage comme subjectivation alors même qu’il semblait nous promettre une attention au langage, pour le moins. Réponse par le poème :
c’est ton visage
que j’écris
depuis tant et tant de mondes
j’hésite la vie
la lèvre
retient de dire
mais je sais
j’entends
c’est du loin de loin
ton nom nos noms qui sont toutes
les formes de toutes les vies (TEV, 82)
Ce poème fait écouter ce que la « légende intime » fait à l’histoire, nous fait pour faire l’histoire. De « ton visage » à « toutes les vies », une épopée de voix s’écrit dans l’entre-vers, l’entre-mots : un écrire toujours au présent de son dire jusque dans sa retenue par un savoir qui creuse son écoute (« je sais / j’entends ») avec autant de reprises en avant (« depuis tant et tant de mondes » ; « c’est du loin de loin ») qu’il est nécessaire (« j’hésite ») pour que l’intégrité et la pluralité, l’intimité et l’« extimité[10] », les formes de vie et les formes de langage résonnent, voire se relancent mutuellement (« du loin de loin » qu’on peut entendre d’au moins deux manières : comme un superlatif de l’éloignement, une altérité radicale, ou/et comme le continu du spatial et du temporel).
quand les noms les ont quittés
ils sont devenus un fleuve
et ce fleuve coule en nous
je ne sais rien faire d’autre
que d’être son mouvement
qui nous emporte
dans le bruit nous nous crions
nos
noms (CN, 78)
Il y a d’abord l’évocation du premier verset du psaume 137 : « Sur les fleuves / de Babylone // où dans nos chaînes / oui dans nos larmes /// Nous nous souvenions // de Sion » (GL, 342[11]), évocation qui résonne de Benjamin Fondane (« que de fleuves déjà coulaient dans notre chair[12] »). Aussi ce fragment du long poème que constitue Combien de noms comme chaque livre de poèmes de Meschonnic, pose, on ne peut plus clairement, l’engagement du poème dans et par le « mouvement » de « ce fleuve (qui) coule en nous », aux antipodes d’un « reste d’Auschwitz » (Agamben) puisque c’est une force de vie, une oralité vive « d’autre » à « d’être »… Ce mouvement est le travail d’un emportement par le poème-relation, « les yeux fermés pour mieux voir / les inconnus / que nous portons » (PB, 55) : de « noms » à « nous », les résonances ne cessent d’augmenter le mouvement relationnel dans et par le corps-langage (« nous nous crions ») qu’exemplifie ce ralentissement-bégaiement final comme une appropriation infinie : « nos / noms ». C’est que ce « mouvement » a « le sens de la vie » autant que le sens de la mort : « lui, se laisse porter par l’infini » (UJ, 421) :
je n’ai plus rien que ma marche
je viens après le dernier
venu avec ceux qui n’ont
plus que leur vie dans
leur voix
N’avoir plus que sa vie dans sa voix, c’est au fond l’expérience de l’écriture que montreraient exemplairement ceux dont la vie n’a tenu qu’à un fil, qu’à un « ne rien dire », à un « faire silence » pour toujours trouver sa vie dans sa voix, la vie dans toutes les voix…
Bibliographie des ouvrages d’Henri Meschonnic mentionnés :
CR : Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982
DP : Dédicaces proverbes, Paris, Gallimard, 1972
GL : Gloires, Traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001
IV : Infiniment à venir, Liancourt/Reims, Dumerchez, 2004
JE : Je n’ai pas tout entendu, Liancourt/Reims, Dumerchez, 2000
NP : Nous le passage, Lagrasse, Verdier, 1990
RL : Le Rythme et la lumière, Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000
RV : La Rime et la vie (1989), éd. revue et augmentée, Paris, Gallimard, « folio-essais », 2006
TEV : Tout entier visage, Orbey, Arfuyen, 2005
UJ : L’Utopie du Juif, Paris, Desclée de Brouwer, 2001
[1]. C’est le titre du livre de Raoul Hilberg (première édition en français en 1988), La Destruction des Juifs d'Europe, traduit de l'anglais par André Charpentier, Pierre-Emmanuel Dauzat et Marie-France de Paloméra. Édition définitive, complétée et mise à jour en 2006, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire ».
[2]. Ruth Klüger, « La mémoire dévoyée, Kitsch et camps » dans Refus de témoigner (1992), Viviane Hamy, 1997, p. 334.
[3]. Comme Henri Meschonnic Elie Wiesel, dans ses entretiens avec Michaël de Saint Cheron, en 1988, dit lui préférer le terme hourban (khurban en hébreu), qui, dans la littérature yiddish portant sur l'événement, signifie également « destruction » et se réfère à celle du Temple. Il faut signaler que Manès Sperber (dans la revue Preuves en 1964) et Daniel Lindenberg (dans Figures d’Israël, Hachette, 1997) l’ont également proposé. Voir l’entretien avec Meschonnic, « "Cette chose" qui empêche de poser d’autres questions », propos recueillis par Michèle Atchadé dans Encrages, cahiers d’esthétique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 55-69. Voir également de Meschonnic : UJ, 38 (les abréviations renvoient aux ouvrages de la bibliographie, elles sont suivies de l’indication de page).
[4]. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie (1999), Paris, Editions de l’Olivier/Seuil, 2004, p. 128.
[5]. Voir mes deux ouvrages : L’Amour en fragments, Poétique de la relation critique, Arras, Artois Presses Université, 2004 et Langage et relation, Poétique de l’amour, Paris, L’Harmattan, 2005.
[6]. Je titre en associant deux titres de livres de poèmes de H. Meschonnic : NP et IV.
[7]. Je note que ce vers est le titre du livre de Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Minuit, 1958. De même, le poème et le roman éponyme de Primo Levi (Si c’est un homme (Se questo è un uomo), trad. de l’italien par Martine Shruoffeneger, Paris, Julliard, 1987 (1958)), font le cœur d’un poème (TEV, p. 25-26).
[8]. Giorgio Agamben, Ce qu’il reste d’Auschwitz (1998), trad. de l’italien par Pierre Alferi, Paris, Payot & Rivages, 1999 (j’utilise l’édition de poche, 2003, RA)
[9]. Pour une critique précise sur cette question, voir Gérard Dessons, Emile Benveniste, l’invention du discours, Paris, Editions In’press, 2006, p. 173.
[10]. Je me permets ce néologisme parce que les concepts d’intime et d’« extime » contestent la dichotomie privé/public généralement employée pour la vie, en ce qu’ils conservent le superlatif relationnel. Il s’agit de tenir ce que suggère Meschonnic quand il pose que « l’épique est un rapport d’intimité avec l’inconnu » (CR, p. 713) et « un poème est ce qui transforme ces rapports (la voix, le geste, le corps, dans l’historicité de leurs rapports) en intime extérieur » (RL, 173)
[11]. Il est nécessaire d’aller aux notes de l’atelier du traducteur qui sont très éclairantes sur ce psaume « des plus célèbres » : voir p. 534-535.
[12]. Henri Meschonnic a fait la préface (« Benjamin Fondane, le retour du fantôme ») à Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Lagrasse, Verdier, 2006. Voir p. 22.
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