Il est parfois nécessaire de penser l'actualité par son inactualité... ou de montrer l'inactualité de "l'actualité".
Je retrouve en classant (Penser/classer de Perec, Hachette, 1985: un livre déchiqueté par l'oulipisme des didactiques textuelles alors qu'il serait à mettre au programme de toute critique de l'enseignement de la littérature et donc de toute leçon de lecture à l'Ecole) un texte resté sans suite et qui me semble bien convenir aux agitations actuelles qui opposent un économisme à un corporatisme sur le dos de l'humanisme ou de ses versions réalistes contemporaines ("socle commun" et "Humanités")...
Je me dis que le combat continue comme d'habitude à front renversé! Tout le monde veut "sauver" ce qui n'existe même pas: l'enseignement de la littérature n'est-il pas depuis longtemps le triangle des Bermudes des oeuvres et des lectures, c'est-à-dire de leur ignorance! Il faudra y revenir! Oui, le combat continue contre la langue de bois des sauveurs du signe (voir le dernier livre d'Henri Meschonnic: Dans le Bois de la langue, Laurence Teper, 2008. Voir dans ce blog, la note de lecture en attente de publication...)! Ce qui suit a donc été écrit début 2007:
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Le 15 janvier 2007, je reçois comme beaucoup le message suivant signé Jean-Michel Maulpoix (à l'époque président de la Maison des écrivains) :
"Vous pouvez également contribuer à le faire connaître en le relayant auprès de vos connaissances. Puisque nous sommes en période électorale, nous voudrions que des engagements soient pris en faveur des études littéraires. Bien à vous, JMM "
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"Études littéraires : une mort annoncée ?
Dans un contexte alarmant pour la littérature, de crise de la librairie indépendante, de l’édition de création, à un moment où les oeuvres d’exigence peinent à trouver leurs lecteurs, un rapport de l’Inspection Générale constate que la filière Littéraire de l’enseignement secondaire est en voie d’extinction. Même si, de manière dominante, la Littérature y a été instrumentalisée pour privilégier l’enseignement du discours, c¹est néanmoins la seule filière de notre système scolaire où se transmet encore une culture littéraire ; où la philosophie est vraiment présente ; où sont dispensés les seuls enseignements spécifiques d’art : musique, arts plastiques, cinéma, théâtre, danse et histoire des arts. Aucun ministre de l’Education nationale ne s’est jusqu’ici avisé de requalifier cette filière. Fatalité, ou volonté délibérée de la laisser disparaître ? Dans l’état présent : quasi plus de littérature et civilisation en langues étrangères. Pas de traduction, réputée impure, ou alors en échantillon, en un temps où l’on se réclame de l’Europe à tous coins de rues ! Comment affronter le renouvellement générationnel et les exigences de l’intégration, initier aux circulations métissées du monde en restant étanche aux oeuvres de l’imagination et des idées venues d’ailleurs. En fossilisant programmes et pédagogie de la littérature face aux mutations des outils modernes. En laissant se dévaluer une formation intellectuelle et artistique, indispensable dans tous les champs de l’activité sociale. Est-il encore temps de crier au scandale devant l’impéritie ? D’affirmer que l’enfant, héritier légitime du patrimoine artistique et acteur vivant de sa propre culture se nourrit autant aux œuvres de l’art et de l’esprit qu¹aux sciences réputées exactes et aux savoir-faire techniques. Que la Littérature n¹est pas une « discipline » parmi d’autres. L’art littéraire est irréductible aux autres. Il est par essence l’espace critique où la langue travaille, en pensée et en imaginaire, où fermentent les réalités et les utopies, sans lesquelles aucune société n¹est viable. Face aux fanatismes, croyances irrationnelles et dérives idéologiques qui feront le lit des horreurs de demain, la transmission du capital intellectuel et artistique de la littérature est une affaire de vie ou de mort. La Maison des Ecrivains appelle la communauté des écrivains, les critiques littéraires, avec eux tout ce que notre société compte d’artistes, d’intellectuels, d’éducateurs et d’agents de la culture, de professionnels du Livre, éditeurs, libraires et bibliothécaires, et les responsables politiques à dénoncer le danger majeur de voir disparaître la littérature de notre enseignement. Si vous êtes sensible aux termes de cet appel, vous pouvez le signer en envoyant un mail à l'adresse suivante : COURRIER@MAISON-DES-ECRIVAINS.ASSO.fr "
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À certains amis qui m’ont transmis l’appel, j’ai répondu (en m’amusant un peu !) comme ceci :
« Je ne signerai pas cet appel que je reçois pour la dixième fois... car : Que fait "l'enfant" (sic) en terminale littéraire? À qui appartient la "Littérature" (resic)? Quel rapport entre le "renouvellement générationnel" et "l'intégration"? Qu'est-ce qu'une "société viable" (reresic)? Qu'est-ce que la "communauté des écrivains" (sic ad nauseam)? etc. Passons et ne diffusons pas ces cris d'orfraies des défenseurs de "la langue" qui "travaille"... et eux que font-ils ? Ils adorent la "Littérature" et son "capital" : ils en vivent ! Les « autres » ?... ne s'en laissent pas compter et vont chanter ou bien danser maintenant.
Serge »
Et je découvre, mais cela demandait seulement de lire, que ce texte vient d’une réduction de celui d’Anne-Marie Garat (écrivain, vice-présidente de la Maison des écrivains - et maintenant présidente) et alors on en décrypte un peu plus les tenants en ayant lu également le rapport de l’Inspection Générale (http://media.education.gouv.fr/file/63/8/3638.pdf). Depuis lors, la pétition est maintenant signée par bon nombre d’écrivains, d’universitaires et d’enseignants. On voudrait d’abord dissocier, comme on dit, le fond de la forme, l’analyse et les propositions sérieuses concernant l’enseignement de la littérature dans nos institutions d’enseignement et le maintien/la suppression de la filière L dans le secondaire. Mais ce serait ne pas comprendre de quoi il s’agit… c’est ce que certains amis demandent : signe la pétition même si tu n’es pas d’accord avec tel ou tel argument… Bref, rejoins ta corporation (écrivain, enseignant…) et ne réfléchis pas !
Non ! le fond et la forme participent ici d’un même problème : endémique dans nos institutions d’enseignement, dans nos politiques culturelles, dans nos habitudes corporatistes, dans notre « république des Lettres »… Le problème de la coupure du langage (dit parfois « ordinaire ») et de « la littérature », du populaire et du savant, du pédagogique et du didactique (en entendant par là la dichotomie du comment et du quoi enseigner), de la production et de la réception, de la création et de l’animation, de l’artistique et du culturel… bref, autant de dichotomies toujours reproduites et savamment reconduites pour couvrir des positions, des pouvoirs et des prébendes qui se disputent positions, pouvoirs et prébendes mais jamais contestent la schizophrénie qui règne pour le plus grand bénéfice des tenants du signe. Ainsi soit-il ! parce que les uns comme les autres commencent par jurer leurs grands dieux : « la langue », « la littérature », « la culture », « la civilisation », « la tradition », etc. avec majuscules et autres essences d’un réalisme langagier qui ne cesse de détruire au cœur tout effort de tenir à hauteur d’historicité forte l’humanisme.
Car voilà, les uns comme les autres se renvoient la balle pour mieux botter en touche et ignorer le poème, c’est-à-dire tout ce qui vient casser leur bel édifice côté cour ou côté jardin, briser le théologico-politique de leur politique du langage. À savoir l’ignorance absolue qu’ils veulent maintenir du nécessaire travail d’historicité des lectures quand ils proposent les uns d’« enseigner le discours » (registres et genres), de « maîtriser la langue » (grammaire et vocabulaire, orthographe et conjugaison ou « étudier la langue outil »), pour les autres de ne plus congédier « l’histoire littéraire et avec elle l’esthétique et l’histoire des idées » – je cite A.-M. Garat. Mais rhétorique et esthétique dans leurs versions forcément adaptées à l’époque, aux jeux du culturel et des pouvoirs, dans les postures traditionnelles ou modernes qui font les deux faces de la médaille signiste, s’accordent pour rendre sourds, empêcher les lectures et la lecture – la pluralité d’une part et, d’autre part, le fait que l’activité se connaisse comme telle – autrement que sous le sceau d’une herméneutique qui arrête les œuvres et les lectures au sens qu’il soit « commun » ou « savant », mis au régime du plaisir ou du travail. Garat reproduit d’ailleurs cette dernière dichotomie en demandant de (re)sanctuariser « la Littérature » comme on l’a demandé pour l’école – retirant du même coup paradoxalement tout enjeu démocratique à ces « concepts ». Je cite :
« C’est que la Littérature ne rapporte pas, elle n’est pas « visible » ; elle n’est pas rentable. Pas rentable non plus à l’école utilitariste, qui signe sa désaffection, quand elle devrait être le premier sanctuaire de la valeur. Un lieu consacré, n’ayons pas peur des gros mots : un lieu où ce qu’il y a de sacré dans les valeurs de la civilisation s’engendre et se partage ».
Où le sentimentalisme (plus bas, le « couplet du pauvre », comme disait Baudelaire, est donné comme dans les discours ministériels avec l’invocation des « plus démunis ») s’accorde avec le signisme dans sa pire version théologico-politique. Le sanctuaire des Belles-Lettres serait le lieu de « l’élaboration de la pensée critique » alors même qu’il est le moyen depuis longtemps de sa perversion, de sa destruction même puisqu’il est le lieu par excellence des académismes, des instrumentalismes de tous poils et en premier lieu de celui qui ne cesse de rappeler le super-sujet de l’impossibilité de toute pensée critique : « la langue » qui « travaille » dans cet « espace critique » que serait « l’art littéraire, irréductible aux autres »… Mais il n’y a pas de « sanctuaire » de la critique pas plus que d’art irréductible ; il y a seulement ce que font les œuvres quand il y a lecture/écriture, quand il y a un dire qui dépasse un dit, un faire qui emporte un « bien fait » voire un « mal fait » ou un « fait » tout court même littéraire, c’est-à-dire une activité qui répond d’une activité, une lecture d’une œuvre, une relation beaucoup plus qu’une transmission. Il y a à relire « la relation critique » de Starobinski qui engageait toute lecture dans une historicisation, dans un parcours même si la réécriture de ce dernier en a fait dorénavant une transmission noyée dans l’historicisme. Aussi faut-il adjoindre à cette relation critique qui engage aussi bien une pédagogie qu’un corpus, une extension de l’activité du lire qu’une extension du corpus… faut-il adjoindre dans une interaction forte une pensée du langage ou, pour reprendre les termes d’Henri Meschonnic, une théorie du langage au principe d’une historicisation des humanités, des textes littéraires, de leurs lectures…
« Que faire ? Déjà au moins transformer l’enseignement des humanités pour travailler à transformer l’humanité. C’est-à-dire enseigner la théorie du langage avec ses effets sur l’éthique, sur le politique, sur la politique. Vaste programme, sans illusions. Mais c’est comme le monde : il n’y en a pas d’autre ». C’est la clausule d’une conférence prononcée par Henri Meschonnic à Toulouse le 8 mars 2004[1]. C’est la mienne depuis que j’enseigne et que j’écris pour et par l’enseignement avec les œuvres de langage.
[1] H. Meschonnic, « L’Humanité, c’est de penser libre » dans Qu’est-ce que l’humanité, Actes du colloque organisé par la Bibliothèque de Toulouse (8-17 mars 2004), Bibliothèque de Toulouse, 2005, p. 5-14.
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