lundi 26 mars 2018

Yann Miralles : faire romance pour passer et repasser sur la mer des clichés

Yann Miralles, Méditerranée romance, Unes, 2018.

https://www.editionsunes.fr/catalogue/yann-miralles/méditerranée-romance/
Ce livre tient un double défi que l’apposition du titre signale d’emblée : la méditerranée est une « mer de clichés[1] » et la romance, à moins de s’appeler Romancero gitano de Lorca (1928) actuellement au programme de l’agrégation sous la question de littérature comparée, n’est pas du tout à l’ordre du jour de la poésie française ! Bref, Miralles envoie une pierre dans la mare géopoétique ! Comment fait-il ? Ou plutôt, que fait et surtout que nous fait Méditerranée romance ? Il faut tout de suite dire qu’à la première question, le poème-incipit (p. 7) répond fortement par un « larguons les amarres » qui montre combien Miralles va creuser la distance (plutôt que rompre, genre « bateau ivre », p. 8) avec les clichés géopoétologiques et les habitudes (ou les académismes mêmes vangardistes de « la poésie française »). Et c’est avec la forme « palimpseste » (« mon palimpseste », p. 12) qu’il entend augmenter cette distance : palimpseste de rimes (de rives ?) qui élargirait (approfondirait ?) les résonances de la romance dans une partance avec « l’assonance / généralisée » comme levier d’une gestualité nouvelle, du moins d’une reprise emmêlée de clichés et sentiments, de familiarités et naïvetés. Mais cette nouveauté est un travail de diction du « présent / que nous sommes », c’est-à-dire un travail d’historicité à même le vivant de la vie : tout le travail du poème comme quand il fait « rimer » (extension du principe de la rime : je souligne sans oublier la chaîne consonantique en /r/) « le présent / que nous sommes / est sans écran / autre que la somme / de la mer / et la lumière » (p. 17) : sémantique et prosodie se joignent pour mieux historiciser un refus de la représentation vers une expérience engageante : « la romance / maintenant / c’est nous » (p. 17).
Impossible alors de prendre un ferry, pour des vacances en Corse (p. 17) vers « le lieu / amène[2] » (p. 12), sans écouter, avec un mot comme « céruléen » (p. 21), « beaucoup d’histoires ensevelies » (ibid.) et « tant de voix tant de visages » (p. 23). Le poème ne va pas (on n’en manque pas !) parler de réfugiés qui traversent et/ou meurent en Méditerranée mais il va chercher « jusqu’à ce lointain de nos voix et de nos visages » (p. 42) : pas l’Autre mais une altérité fichée dans nos identités, une inquiétante étrangeté ici-même ! De quoi faire bouger la « romance » elle-même qui devient alors « la romance / de ceux qui ne sont qu’au pluriel / […] / ceux / dont on ne parle / qu’à la place » (p. 26). Et cela jusqu’à réénoncer la Todesfuge de Paul Celan (p. 30) parce que le poème peut « résonner dans / la bouche de l’autre la bouche / nôtre ». Alors le poème devient un plongeon non dans LA mais dans « une méditerranée / […] / dans le plein milieu » (p. 35) du palimpseste « comme une mer une romance / continuées » (p. 36). Oui ! c’est bien d’un principe d’énonciation continuée que ce poème est fait, nous fait, pour qu’une écoute advienne (« la mémoire auriculaire ») dès le plus simple « voir la mer » (p. 40) parce que dorénavant « je ne sais plus jusqu’où va / la méditerranée » (ibid.). C’est cet inconnu, ce non-savoir actif, qui demande au palimpseste de s’augmenter d’une pluralité vocale emportant le tout de la vie, y compris ses morts, ses « commérages » (p. 43) mais aussi ses images – le poème relève ainsi le défi des images en lui faisant remonter le temps, comme écrit Georges Didi-Huberman avec Niki Giannari dans Passer quoiqu’il en coûte (Minuit, 2017, p. 60) : et c’est tout simplement, avec la couverture de Télérama et la photographie d’Alfredo Damato que les poèmes des pages 45 à 49, et comme poursuivis par les précédents et les suivants, engagent la force de l’image dans la mise en page d’un magazine qui titre « LE CRI ». Mais on sait combien le papier glacé, la ronde des actualités qui effacent vite, très vite rendent sourd ! on sait combien il faudrait alors écouter par le poème ce que fait une telle image en termes de survivance au sens d’Abby Warburg, d’inactualité au sens de Nietzsche et encore d’intempestivité au sens du poème-présent, du poème-je-tu : pas d’autres moyens que d’aiguiser cette écoute du « cri lent et muet » au point de lui conférer la plus grande force poétique : « qui parle je ». Alors tout le livre devient un acte d’écoute : « une parole cherche / de lèvre à lèvre de rive / à rive à / passer / passer jusqu’à / parler encore & continuer / à vivre » (p. 51). On est à cent lieues d’un message, voire même d’un poème engagé au sens où ce dernier interviendrait hors langage comme fait toute propagande, toute communication réduite à un transport. L’enjeu c’est bien de « parler encore / à la personne première » (p. 52), ce qui implique que « nous c’est dire / tu et je » (anthropologie et politique dialogiques) ; l’enjeu c’est de passer « en plusieurs sens / sur notre mer » (p. 53) qu’elle soit ici ou là… Faire de « deux rives […] assonance », ce que j’aime appeler faire relation, c’est cela faire poème et, avec Miralles, c’est cela faire romance : « l’amour l’épopée / cela qui continue » (p. 55). Ce continu comme activité, je le vois du grand poète Heine dont parle Didi-Huberman (voir p. 68-et suivantes) à ce poème de Miralles : une même « vague » qui peut nous aider à écouter les passages. Et, pour ne pas en finir avec ce palimpseste, j’aime que le livre « recommence » à « sormiou », dans cette calanque marseillaise, qui en a vu des passages, des amours, des épopées. Encore faut-il que la romance comme la vague « recommence » (dernier mot, p. 59) sous peine de ne jamais pouvoir traverser la « mer des clichés ».
Ce livre est un essai de recommencement des passages, du désir de passer, de parler, de vivre de bouche en bouche, de rive en rive : Méditerranée romance.





[1] Voir Notes pour une géopoétique de Henri Meschonnic paru en 1991 et repris dans Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 588-601. Ce texte tente de défaire tous les dualismes dans lesquels on nous fait penser, vivre : orient/occident, Jérusalem/Athènes, la parole/la lettre, etc., avec pour conséquence politique, éthique et poétique de faire de l’oralité un passé et des réfugiés des envahisseurs… D’ailleurs le texte qui suit dans ce gros livre a pour titre : « La poésie ne fait que passer » !
[2] A la p. 17, je lis : « c’est nous / le locus amoenus corse », où Miralles fait donc explicitement référence à la tradition littéraire du lieu idyllique ou du paysage idéalisé mais, comme chez Ovide, celui-ci peut se renverser en locus terribilis.

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