jeudi 22 mars 2018

Ghérasim Luca envoie aux vivants sa carte de visite

Ghérasim Luca, Je m’oralise, éditions Corti, 2018.



Il y a donc maintenant trois états de ce texte, Je m’oralise, que l’on peut considérer comme clé pour l’œuvre de Ghérasim Luca. La première version bien connue des lecteurs de Luca était disponible dans la préface d’André Velter au Poésie/Gallimard de 2001 (p. XI-XII-XIII) sous le titre « Introduction à un récital ». Micheline Catti m’en a confié un autre état en 2016 sous le titre que reprennent les éditions Corti puisque c’est bien le titre de ce carnet écrit et dessiné en deux exemplaires par Luca à Paris, Vaduz et Valbella de 1964 à 1968. C’était donc dans le dossier de la revue Europe (n° 1045, mais 2016, p. 91-92) que j’avais retranscrit un tapuscrit sur lequel figurait quelques modifications de la main de Luca, tapuscrit réalisé en 1960 et destiné à présenter la lecture publique de « Passionnément » par Anne Zamire. Donc, dorénavant nous avons à notre disposition un précieux document puisqu’il nous offre une reproduction d’un de ces deux manuscrits réalisés par Luca et dont le titre en capitales, il faut le préciser, se trouve à la fin du livret manuscrit avant la signature en bas de page et le colophon – mais ne faudrait-il pas parler d’album au sens que Mallarmé donnait à cette notion essentielle même s’il lui a préféré celle de Livre : « envoyer aux vivants sa carte de visite » (lettre à Verlaine du 16 novembre 1885). Il faut tout de suite ajouter que ce livret manuscrit, et donc cet album, est accompagné de dessins au point qui participent fortement à l’ensemble. En effet, souvent en regard du texte manuscrit sur la page de gauche, ces dessins aux points des pages impaires de l’album font résonance à la réflexion en première personne qui fait avancer l’album à partir d’une hypothèse décisive : une pragmatique discursive – un essai de penser hors expression ou conception par le souffle. Une telle hypothèse ne naît pas ex nihilo mais se rattache à une tradition poétique, précise Luca, dont on ne peut que dire qu’elle est « vague et de toute façon illégitime ». Aussi Luca préfère-t-il se dissocier de tout ancrage aussi bien dans le passé que dans le présent voire dans le futur, de toute affiliation académique ou avant-gardiste (« tradition » ou « révolution »), pour qu’œuvre une « résonance d’être, inadmissible ». Et c’est très exactement ce que fait l’album en résonant une manière d’être (s’oraliser) qui est à la fois éthique (le clin de voix à « moraliser ») et surtout poétique (l’oralité au poste de commande de l’écrire, du lire et du dire mais aussi du vivre et du voir), non seulement avec ce qu’il dit (au sens d’une diction) jusqu’à son titre final, « JE M’ORALISE », mais avec ce qu’il organise dans les rapports entre l’écriture manuscrite et les dessins aux points qui s’associent dans les doubles pages de cet album. L’énigme du « langage visuel » avec lequel il lui semble « difficile de [s’]exprimer » se réalise en contrepoint de l’écriture manuscrite pour maintenir le problème : une « ontophonie » qui fait entendre un « silensophone » et une prosodie visuelle congruente à cette libération des sens grâce au « parcours » d’une « étendue où le vacarme et le silence s’entrechoquent ». Les points comme les phonèmes s’amassent et explosent dans « un poème » qui « prend la forme de l’onde qui l’a mis en marche ». C’est très exactement d’une sortie de prosodie visuelle que la prosodie verbale résonne pour faire poème dans une association inédite que seule la main permet dans et par une voix manuscrite et pointée, « écrit[e] et dessiné[e] » comme dit l’album de Luca in fine.Ce livre fragile fait main est la preuve en acte que Ghérasim Luca a su inventer sa voix « pour que de nouvelles relations apparaissent » et ce dans les années 60 qui étaient tiraillées par les sirènes du vieux monde et par les slogans de lendemains qui chantent ! Acte ténu mais d’un courage immense au risque du poème : le voilà dans nos mains ce petit livret réalisé en deux exemplaires ! Il nous rend les mains libres[1] dans sa voix (même ici basse dans cette écriture fine et ces petits points qui dessinent à peine mais alors comme écrivait Mallarmé voilà que tout devient « songeur et vrai »)… vers de nouveaux rythmes !





[1] Je pense à cet autre album d’Éluard et Man Ray qui date de 1937.

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