Mettant de l'ordre, on retrouve des liens, des signes de vie et comme il y a bien longtemps que je voulais dire combien le travail, l'écriture, les livres de Yannick Torlini sont une grande découverte de ces dernières années, je veux lui faire signe en publiant ce beau texte qu'il m'avait adressé - ce texte a été publié sur son blog Tapages qui, me semble-t-il, étant donné toutes ses activités, est au repos...
Je n'oublie donc pas ses livres et tout le reste qu'on peut retrouver ici : http://yannicktorlini.wixsite.com/yannick-torlini
Yannick
Torlini sur Claire la nuit (L’atelier
du grand tétras, 2011)
Il
y a des livres qui ne se laissent pas saisir
puisqu’ils sont tout entiers construits sur un refus. Claire la nuit de Serge Ritman fait partie de ces refus : de
la langue qui n’est pas geste amoureux, du dualisme de la relation et du
dualisme du signe, d’un quotidien qui ne serait pas habité par la parole. Mais
aussi : refus d’un refus qui ne serait qu’un simple acte négatif, creux,
qui ne changerait pas tout non en oui.
Le
livre de Serge Ritman a quelque chose d’insaisissable, ne serait-ce que dans la
formulation oxymorique du titre : Claire
la nuit, oxymore qui ne demeure que si l’on ne perçoit que le mot et non
une individualité dans l’expression. Le mouvement est perpétuel, insaisissable,
une volonté de « s’asseoir sans chaise », pour reprendre la citation
de Ghérasim Luca, chère à Serge Ritman, et que ce dernier garde lui-même
souvent à l’esprit, et à la bouche de l’esprit. Tout lecteur désireux d’être
pris par la main sera déçu : Claire
la nuit ne propose qu’une absence d’assises, au profit d’un mouvement de va
et vient entre les contraires, mouvement qui cherche le mélange de ces
contraires.
Il
y a des opposés, certes, et d’ailleurs le livre de Serge Ritman se construit
véritablement comme un dialogue entre ces opposés (entre le je et le tu, le
clair et l’obscur, la voix du poète et les voix des poètes). Mais l’œuvre n’en
reste pas là : plus qu’une dualité, c’est une fusion des opposés qui est
recherchée – des mélanges, comme le
rappelle le sous-titre. Encore une fois, le titre Claire la nuit illustre l’entreprise : fusion de l’ombre et de
la lumière, mais également fusion de la fusion dans la femme aimée, Claire,
l’écriture du clair-obscur :
profondeur du profond le noir
de ton nom illumine l’ombre
ma voix s’enfouit au plus
loin de ta proximité appelée quand
soudain l’éclair montre toutes nos nuits dans
ton envol
(p 16)
La fusion, le mélange ne peut s’opérer, on le voit, que par la voix et la parole,
qui transforment chaque acte de langage en acte amoureux, chaque bonjour en je t’aime (pour citer Langage
et relation : et même dans Claire
la nuit, ces bonjours reviennent ça et là) : le livre se fait tout entier geste, geste désirant, geste érotique. Dans la continuité des
questionnements de Serge Martin (le véritable patronyme du poète), Claire la nuit est une poésie qui
cherche – et trouve ! – la relation dans le langage : c’est bel et
bien une écriture de l’amour que nous propose le poète, une écriture de l’amour
qui ne tiendrait que par une écriture du corps-langage, car tout corps est fait
de mot, et toute parole faite de chair :
nous nous faisons un
je-tu autour du corps
tes pieds dans ma
tête dans tes jambes
je te prends dans ta prise
enroulée tu me
prends me renverse
au cœur de ta lumière
(p 14)
Le corps permet le dialogue (et le
mélange amoureux) de je-tu, ce jeu de
questions-réponses qui aboutit nécessairement dans l’acte érotique au
quotidien, en refusant que tout énoncé ne soit pas incarné et mouvant.
C’est que Claire la nuit propose tout un réseau d’échos : échos, bien
sûr, entre je et tu, mais également entre Martin et Ritman, et aussi et
surtout : entre Serge Ritman et les écrivains qui sont sans cesse
cités : Bernanos, Ingeborg Bachman, Celan, Hugo, Kafka, etc. Le poème
réécrit, fusionne et mélange : mélange les voix dans la voix, la voix dans
les voix, les corps dans le corps, pour atteindre au final, non pas une
unicité, mais une unité :
Il n’y avait plus qu’à se
répéter. Quelques bonnes paroles toutes faites. Quelques citations à
comparaître. Paroles toutes faites. Comme celles qu’on chante. Sans plus savoir
ce qu’on dit. Alors quand les marionnettes de l’histoire. Quand les idées de
ceux qui savent qu’ils sont. Dans le courant de l’histoire. Quand elles ont
fait leur petit tour. Et puis s’en vont. On entend l’inattendue. La parole qu’on
n’attendait pas. La contre-parole. La parole libre. Celle qui ne nomme pas. Ni
ne correspond à ce qu’on voit. Perçoit. Conçoit. Oui. (p 44)
Et
cette parole est là, toujours hantée par Ghérasim Luca, et son poème
« Prendre corps » :
Renversée je
te corps d’amour, je te sueur mon frère mon poème mon amant de nuit
Renversée je
te cri d’amour, je te double mon lit mon nuit des tous les jours bonjour très
suant à travers ma fourrure tes étoiles
À la renverse
de mon soulèvement je te fais la vie dans les poèmes je t’aime (p 22)
Le livre de Serge Ritman se place au
cœur du langage, pour atteindre le cœur de la relation amoureuse, dans
l’écriture d’un je-tu qui devient mélange habité par la question du temps
(« Seulement ce sable qui coule me fait aussi voir que le temps change
l’espace : que ton corps emporte avec lui tous les airs qu’il a respiré et
que je ne peux me contenter d’un ici : tu es pleine d’ailleurs. » p
62). Cette question du temps semble contrebalancée par une écriture du contraste (déjà présente dans le titre),
contraste lui-même amené par le thème de la photographie, qui parcourt toute
l’œuvre, la photographie comme acceptation et refus du temps qui change le
tu :
il prend les corps dans son
objectif
la révélation vient toujours
après
alors que l’œil les a déjà
pénétrés
son appareil fait une prothèse
réglable
ses objectifs réglés le cadrage
capte
l’invisible comme un déshabillage
met à nu
[…]
oui on ne voit que ce qu’on nous
montre
à moins d’aiguiser la vue jusqu’à
voir
ce qui ne peut être montré mais
deviné
non on ne capte pas l’instant
autrement
qu’en l’inventant dans son
érotique furtive
et en l’approchant jusqu’à la
stupeur (p 110)
Il faut retenir cette idée
d’invention : Claire ne cherche
pas le ressassement, mais une langue chargée érotiquement par le corps qui
s’écrit sans cesse, le corps qui parle et fait le geste, au quotidien, le corps
qui mélange et se mélange, se
réinvente.
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