lundi 14 novembre 2011

Fargue-Groethuysen

Le texte qui suit est à paraître dans la revue Ludions n° 13 de la société des lecteurs de Léon-Paul Fargue
 L-P Fargue par Man Ray (ci-dessus) et Gide avec Groethuysen (ci-dessous)

Bernard Groethuysen (1880-1946) un peu plus jeune que Fargue meurt juste avant lui. Si la contemporanéité les a réuni, rien dans leurs parcours respectifs n’aurait dû permettre de les voir si souvent ensemble. L’élève de Dilthey et Simmel, professeur de sociologie à l’Université de Berlin, s’installe toutefois en France en 1932 s’y faisant naturalisé cinq ans plus tard suite aux événements tragiques de la politique allemande. Mais Groethuysen s’est fait depuis longtemps le passeur entre les deux cultures et c’est dès 1921, juste après la grande guerre, qu’il commence sa collaboration avec La Nouvelle Revue française et ce jusqu’en 1940, pour 49 contributions essentiellement consacrées aux cultures étrangères de langue allemande. Mais l’arpenteur des archives nationales qui y a longtemps cherché les Origines de l’esprit bourgeois en France, son maître essai publié dans la « Bibliothèque des idées » en 1927, n’aurait pas dû pour autant se retrouver aux côtés de Fargue si l’un et l’autre n’avaient été les amis proches de Jean Paulhan qui les a considérés comme des revuistes de premier ordre dans ces années surréalistes. C’est d’abord autour de Commerce (1924-1932) dont le trio directeur officiel, Fargue, Larbaud et Valéry, était doublé par un comité officieux autour de Paulhan avec Saint John-Perse et Groethuysen. Si Fargue occupait la position intermédiaire entre ses deux comparses, Groethuysen permettait à Paulhan l’ouverture décisive sur le monde des idées et la littérature de langue allemande. Disons que l’un et l’autre engageaient le commerce littéraire dans un espace à la fois plus vaste et plus protégé des soubresauts de l’époque. La revue de Marguerite Caetani (1880-1963) a scellé les liens autant sinon plus que la NRf puis la revue Mesures d’Henry Church (1880-1947) à partir de 1935 qui voit Fargue et Groethuysen au sommaire du numéro 1, le premier pour ses Réveils et le second pour un compte rendu.
« De tous les hommes que j’ai rencontrés, c’était celui qui imposait le plus certainement l’idée du génie intellectuel. Mais il n’attachait pas d’importance à ce qu’il écrivait. C’est le seul cas que j’ai connu de génie oral. […] Je l’ai rencontré un jour avec Heidegger et quelques farfelus : il dominait de haut ! Socrate avec Platon… C’est peut-être l’homme que j’ai le plus admiré. Autour de lui, on était comme des hannetons, on vrombissait… » Ainsi évoqué par André Malraux en 1972 (Jean Lacouture, André Malraux. Une vie dans le siècle, Seuil, 1973, p. 163), l’ami « Groeth » dont la compagne Alix Guillain s’occupait de publier jusqu’à Moscou les écrits philosophiques de Marx, rejoint-il la ménagerie de Paulhan… Plus certainement peut-il partager une « vie de sauterelle soudanaise » et donc s’entendre avec le « Cascaphore, ce phanodorme des nuits vertes », cher à Fargue. Cette oralité du penseur soulignée par Malraux n’est-elle pas aussi celle du poète Fargue qui ne cesse de « disparaître » – de refuser les assignations.
Le texte de Groethuysen, par son dialogisme subtil, vient dire la complicité des deux hommes exactement au point de rencontre des deux écritures pour défaire le traditionnel rapport des mots et des idées, de l’expression et de la pensée. Les métamorphoses de la confusion proposées par Groethuysen soulignent le travail critique de Fargue, sa « géographie secrète » qui fuit les schémas de l’époque et ses « salles de police tainiennes », pour leur préférer l’invention du « vacarme » poétique, son silence de « haute solitude ». C’est peut-être bien plus par ce point éthique que Groethuysen et Fargue ouvrent leur amitié dans une pensée relationnelle qui continue jusqu’à nous, plus que par les rapports de la « Pouasie » et de la « Filousophie » se partageant « la Cité ». Eux marchent bras dessus bras dessous en « vagabond[s], toujours riche[s] d’une âme de vingt ans » et savent pertinemment que « L’hippocampe suspend comme une anse d’aiguière / Une grimace en fleur à l’oreille de l’eau. » Les « géographies secrètes, par les matières singulières » font la relation jusque dans le poème comme le fiacre « fut à l’hippocampe ce que l’homme fut au singe ». 

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