Note de lecture sur
Antoine Emaz, Jours / Tage, Editions En Forêt / Verlag Im Vald, Collection Sources / Quarante-cinquième volume (traduction en allemand par Anne-Sophie Petit & Rüdiger Fischer, décembre 2009 (www.verlagimwald.de ou info@verlagimwald.de), 12 €
Est-ce un journal qui commence le 17. 03. 07 et s’arrête le 9. 06. 08 passant par le 23. 03. 07, le 26. 05. 07, le 21. 06. 07, le 29. 07. 07, le 4. 08. 07, le 21. 10. 07, le 26. 11. 07, le 17. 01. 08, le 16. 02. 08, le 20. 02. 08, le 2. 03. 08 et le 23. 03. 08 ? Si l’on en croit les « titres » de ce que l’auteur appelle « poèmes » dans son remerciement aux revues qui en ont accueillis certains avant cette publication (p. 135), il faut le croire. Ce journal de poèmes est très intermittent (14 jours sur une année), à moins que cette intermittence ne soit la résultante d’un montage, d’une écriture en livre de poèmes. On put avancer l’hypothèse que ce journal fait poème doublement : ce serait le poème d’un journal et le journal d’un poème au sens encore double que le poème fait la vie et la vie fait le poème et en entendant ces expressions dans tous les sens car avec Antoine Emaz, rien ne peut s’arrêter : ni date qui fixerait tel souvenir ou événement, ni poème qui figerait telle forme ou pensée. Depuis Soirs (Tarabuste, 1999) Antoine Emaz nous offre ces « moments pour tenter d’écrire-vivre », comme il m’écrivait dans une dédicace le 11 novembre 1999…
"On revient"... Il faut recommencer à dire comment l’opérateur pronominal réalise la tenue du plus subjectif à l’impersonnel et donc au plus transsubjectif : le « on » engage le lecteur dans un « je » qui jamais ne peut se réduire à l’exploration solipsiste du « moi » même celui du lecteur et encore moins celui du narrateur si ce n’est de l’auteur ! J’en voudrais pour preuve que le mouvement psittaciste (« on revient / sans envie / ça revient », p. 9) est plus un appel qu’un surplace, une relation qu’une répétition. Si en effet, « la mère » fait peut-être le sujet de ce poème du journal, « momie maman » (p. 9) n’en est pas pour autant l’objet puisque c’est de l’ordre d’un ressouvenir en avant que peut-être seule l’écriture (se mettre / au travail », p. 11) construit un peu comme « en se lavant les mains » (p. 13). Parce que justement si elle est venue dans et par cette activité, c’est que seul le travail du poème, tant dans l’écriture que dans la lecture, oblige d’abord à voir ce « papier-peint de tête » (p. 15) ou cette berceuse « summertime » qui font l’implacable : « la mort » qu’il faut arriver à entendre-vivre comme « une longue note tenue / à n’en plus finir / on » (p. 19). Est-ce à dire que la venue de cet impersonnel fait disparaître l’expérientiel, le sujet ? Ce serait ne rien entendre ou plutôt ne pas rester à l’écoute de ce « et quoi vient » (p. 21) qui ne cesse de tenir tendue la corde de la vie, du poème : ce travail de réduction (« la table c’est bien / tranquille deux mètres carrés », p. 27) pour « fermement / se tenir » jusque dans la force d’un « stoïque toc » (p. 29) qui résonne dans le rire ou dans le délire ou encore dans l’écoute d’une « voix rayée plainte », celle de sa mère ou de n’importe quel instant qui côtoie « toute une envie rance ressort » (p. 41). C’est que « ça continue » (p. 43) et alors « le poème » (p. 49) a à voir avec le réel peut-être même « malgré », c’est-à-dire contre « les siècles d’art / et la composition ordonnée des discours ». Et le poème écrit « non » (p. 49) comme refus de la célébration (du « chant », p. 51) pour faire « bloc » (p. 57). Pour faire du « bloc » comme feraient le cinéma et « son travail de treuil deuil » (p. 61) non pas pour décoller mais bien coller à « aujourd’hui » (p. 63) même avec « un paysage de poche » (p. 67) tout en tenant à la fois au tangage du poème entre « désir de plus loin » et « cette table // une table ancre enclume » (p. 69). C’est le moment de refuser ce qui réduirait le travail d’Emaz à un minimalisme de la voix quand elle est le maximum d’écoute et donc d’appel. Les mots ne disent pas ce qu’ils disent : s’ils font une « valse pauvre » (p. 75), leur « tournis lent » (p. 77) invente une voix qui revient : « on commande encore aux choses » (p. 85) sans pour autant jouer au « théâtre » (p. 89) et « l’infirmière résume la nuit » (p. 91) dans une reprise de voix qui multiplie les résonances au ras du vivant. C’est qu’avec Emaz on cherche de tels résumés jusqu’à « l’énergie froide / de la lumière / sur le jardin » (p. 95) pour forcer le dehors ou le dedans. Mouvement de forçage avec toute l’angoisse qui ne cesse de tenailler pour que les mots « soient / encore en lutte » (p. 103)… C’est à proprement parler paradoxal et on ne peut faire d’Emaz le poète du néant quand cette parole ne cesse de le tirer au poème : « "j’attends / je ne sais quoi de toi / mais j’attends" » (p. 107). Voilà il a trouvé la formule : le poème comme l’écoute « d’un ultra-son de vivre » (p. 109) même si c’est « la peur » qui est son énergie et que la peur ne manque pas de rappeler « que l’on était / poreux » (p. 112) où s’entend « peureux ». C’est que la condition anthropologique se retourne avec la patience mais elle s’y tient : « de toute façon / pas de rechange à vivre » (p. 117). Cette « partie d’échecs » (p. 120) qu’il faut jouer sous « une grande page de ciel sans lignes » (p. 121), c’est un rapport tout contre pour « encore vivre / quoi / vivre » (p. 129) où deux « vivre » se cognent à « quoi » comme condition d’un « encore ». Alors l’appel résonne en douze tercets – il faudrait dire blocs de trois lignes tellement le formel est étranger à cette écriture (je n’ai pas dit la forme car c’est un langage qui comme sa vie ne cesse de travailler à se former) – pour « juste de l’énergie qui vibre éclats » (p. 133). Oui !, « enfin » (ibid.) : « scintillation d’être multiple clignement » (ibid.) comme un dire qui nous traverse multiplement ou qui nous emporte « dedans dehors lavés / à grande eau par la lumière le ciel le calme » (ibid.). Emaz met les Jours à hauteur d’une lessive labiale qui renverse le « passé passé » (p. 89) en présent présent d’une voix-relation pour qu’« on se déplie » (p. 115) infiniment : après ça on n’arrête pas de lire-vivre tout l’inconnu des Jours, de chacun nos jours à hauteur d’un poème-journal dans et par la lecture de ce nouveau livre d’Antoine Emaz.
Merci à Rüdiger Fischer d'avoir publié ce grand livre dans sa belle collection Sources et de l'offrir ainsi aux lecteurs germanophones en même temps qu'aux lecteurs francophones.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire