Ne me parlez pas de ce que vous dites. Je ne vous demande pas ce que vous dites. Je vous demande comment vous le dites. Cela seul est intéressant. Cela seul intéresse. Parlez-moi de comment vous le dites. Cela seul prouve. Cela seul apporte et peut apporter une preuve. […] Et alors je vous écoute. C’est cela, c’et le ton, c’est le style, c’est la résonance de ce que vous dites, que j’attends, et alors que j’entends, que j’écoute. […] C’est là seul qu’il faut attendre tout un chacun. Cela seul pouvait le prouver, apportait une preuve. Cela seul n’était plus une opération, une affaire d’Histoire, de science, de corbillard, d’enregistrement et de cimetière.
Charles Péguy, Un poète l’a dit, 1907.
Une œuvre résonne toujours d’une autre œuvre. La notion d’intertextualité ne peut rendre compte de cette résonance car elle réduit la relation au rhétorique et au culturel quand la résonance est toujours pour le moins un approfondissement et donc un recommencement y compris des termes et réseaux d’écriture : une aventure et non l’établissement de faits, l’inconnu et non le connu. La relation résonnante fait d’une œuvre une autre œuvre ou si l’on préfère met l’œuvre à l’œuvre.
Hyponymes l’un de l’autre, l’un par l’autre
Si Proust écrit avant la Recherche un Contre Sainte-Beuve en lisant Nerval, Balzac, Baudelaire et Flaubert autrement que le critique éponyme, on sait que son livre est publié à titre posthume en 1954. Dans cette période, de 1951 à 1957, Francis Ponge écrit son Pour un Malherbe publié en 1965[1]. Deux ans plus tard, naissent Les Cahiers du chemin de Georges Lambrichs dont deux collaborateurs importants publient dans la foulée leur « relation critique[2] ». C’est Michel Deguy avec son Tombeau de Du Bellay[3] puis Henri Meschonnic avec son Écrire Hugo[4]. Il y a certainement des filiations et des contemporanéités, il y a d’abord des spécificités. Aussi on peut observer que ces « relations critiques » en actes impliquent très précisément ce que Paul Valéry notait : « Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même[5] ». De Proust à Meschonnic en passant par Ponge et Deguy, ces vérités sont des noms propres qui constituent autant d’opérateurs de transformation et donc s’ils sont certes les étiquettes d’œuvres-vies, ils sont davantage que du passé, un présent et un avenir, du moins le présent et l’avenir de ce passé, d’un vivre dans et par le langage où le biographique n’est plus ni une « matière énoncée » ni « une manière énonciative[6] », contenu et forme forcément arrimés à une modélisation qu’elle soit du côté de la fiction ou de l’histoire, qu’elle soit autographique ou hétérographique, qu’elle soit même « créolisée » la constituant comme « circulation » entre un « dedans » et un « dehors » selon les mots de Pierre Bergounioux[7]. Et ainsi s’est engagée et s’engage à nouveaux frais ce que j’appelle ici une hypothèse, comme aventure de la pensée qu’ouvre Henri Meschonnic avec son Écrire Hugo :
Ce qui est visé, pour la poétique, est un écrire, entendant par là une activité, faite par un sujet dans une histoire, un passage de la subjectivité dans le langage, qui transforme le langage et la subjectivité, l’écriture et la lecture, subjectif collectif ensemble. D’où le titre de ce livre, parce que Hugo n’est plus, comme tout nom propre d’écrivain – mais comme on dit un Renoir –, que l’indice de reconnaissance pour un agir spécifique, qui inclut nécessairement la collectivité par l’action qu’il exerce sur la syntaxe et sur l’histoire, l’interaction du dit et du dire qui modifie le dire lui-même. Le nom de l’écrivain confond alors les catégories grammaticales, c’est une étiquette, – adjectif du verbe : Écrire Hugo. Le terme simple dit les choses qui n’ont pas de fin. (EH1, 15)
L’hypothèse à vérifier date du début des années soixante-dix car la date de publication peut tromper. Elle situe son auteur « à contretemps[8] » de ses contemporains tout en étant partie prenante des formes de réflexion de l’époque. Elle constitue un réactif au structuralisme appliqué à la littérature, à l’« anti-humanisme théorique qui (…) mène à une vue non dialectique et stérilisante de son objet-sujet[9] ». L’hypothèse vise à tenir ensemble « le rythme et la prosodie dans leur rapport avec un vivre particulier » à rebours d’habitudes qui préfèrent les « universaux tels que le genre ou la rhétorique[10] ». Ce « vivre » est ici stratégique quant au biographique car s’il spécifie, il ne réhabilite pas une sortie du langage à laquelle le psychologisme ou le sociologisme avaient habituée sous les formes variées d’une vie-une œuvre ou du mouvement, de l’école c’est-à-dire des sources et des influences, de l’œuvre et de son contexte… Mais qu’est-ce que cette spécificité ?
L’hypothèse Meschonnic du début des années soixante-dix peut d’abord se résumer ainsi :
La recherche entreprise se situe comme la tentative de dialectiser ce qui a été jusqu’ici pensé de façon non dialectique. Cette recherche ne peut pas ne pas être un itinéraire, abordant les problèmes par la pratique et par la théorie. Il s’agit d’un dire et non d’un dit, d’un vivre et non d’un vécu, de l’écrire et du traduire comme transformation, de la valeur non séparée de la signification. Le vivre est indispensable à cette dialectisation[11].
Dans une proximité certaine avec les préoccupations contemporaines d’un Jean Starobinski et en particulier avec sa notion de « trajet critique[12] », une telle « recherche » est un « itinéraire ». Elle vise la dialectisation de l’écrire et du vivre en passant par une critique des confusions habituelles qui réduisent l’expérience littéraire soit au « dit » soit au « vécu ». De ce point de vue, on ne peut parler d’une sortie du structuralisme sous la forme d’un retour à ce qui le précédait. L’écrire comme dire, énonciation toujours énonciation, engage un vivre par l’écrire et un écrire par un vivre qui ne s’arrête pas à un vécu, à un énoncé… On voit aussitôt que le biographique qui semble convoqué est révoqué. Aussi, faudrait-il entendre cette hypothèse comme la tentative d’invention non seulement d’une « relation critique » à hauteur de ses sujets-objets (auteur, lecteur, critique…) mais aussi d’une relation poétique à hauteur d’un passage de sujet, d’une poétique de la relation comme relation dans et par le poème, le poème-relation incluant l’œuvre et sa critique, la critique comme œuvre et les deux comme faisant la vie d’un vivre-écrire toujours recommencé. C’est ici l’hypothèse continuée dans ce travail.
Cet « itinéraire » dans le prolongement de Pour la poétique[13] convoque « l’expérimentation dans le traduire, que sont Les Cinq Rouleaux . Il n’est pas séparable des poèmes dans Dédicaces proverbes. Ni de la lecture de Hugo, dans Écrire Hugo » (PPII, 11). Lequel n’est pas séparable d’« un ensemble d’approches partielles de lecture et d’écriture, présenté dans Pour la Poétique III » (PPII, 14[14]). Si dans ce dernier ouvrage, Meschonnic cherchait chaque fois « la forme-sens d’un vivre, et non une poétique formelle » (PPII, 14), avec Hugo, dont on voit dans l’enchaînement des expérimentations la place stratégique, l’enjeu semble encore plus fort ou comme le palier auquel les autres conduisent, du moins avec lequel les autres résonnent. Et tous ces livres n’en font qu’un, ne font qu’une aventure.
Actualité de l’inactuel : la biographie dans l’intempestif
Écrire Hugo tient entre deux énoncés qui font une seule énonciation par la notion d’actualité. De « l’actualité de Hugo, comme écriture, comme poème » (EH I, 11) jusqu’à « indéfiniment, son actualité recommence » (EH II, 214), c’est le parcours d’un écrire avec et par cette « actualité » qui est engagé. Réactif à d’autres actualités qu’elles soient commémoratives ou irrévérencieuses, ce parcours est paradoxal puisque, pour Meschonnic au moment du centenaire de sa mort en 1985 à Cerisy, certainement comme depuis la vingtaine d’années qu’il travaille avec Hugo :
Hugo n’est pas actuel au sens où on peut en faire une lecture actuelle selon les concepts du jour (…). Hugo est actuel parce qu’il expose des questions plus fortes que les réponses que lui-même a pu leur donner. Elles restent sans réponse. (HP, 19)
La preuve la plus forte, en serait la situation de Hugo dans le champ de la poésie contemporaine après que « les surréalistes ont vu en lui un surréaliste aussi » (HP, 18) : « L’histoire de la poésie française récente est telle que justement là où elle est d’avant-garde elle se détourne de Hugo ». C’est pourquoi, « Hugo reste célèbre et méconnu ». Alors « c’est ce qui fait de Hugo un test, au-delà des lectures datées » (ibid.). Mais plus qu’à la simple prise qu’engagent les paradoxes de la situation de Hugo depuis les années soixante jusqu’à aujourd’hui, il y a de Hugo à Meschonnic et de Meschonnic à Hugo un rapport d’homologie, mieux, une continuité dans les deux sens et pas seulement en suivant la ligne d’un historicisme, que résumerait ce qui est bien autre chose qu’un bon mot, « Hugo-utopie » (HP, 21), un « en avant » comme programme de recherche dans une époque qui a oublié la question de l’éthique par l’attention au langage, la théorie du langage comme pratique généralisée de cette attention. Mais il faut aller droit au problème comme le fait Meschonnic toujours à Cerisy en 1985 :
C’est la lignée Flaubert-Mallarmé, qui a orienté la modernité et l’oriente encore en France. « Art = onanisme », écrivait Saint-John Perse. Une déshistoricisation du poème, du sujet de l’écriture, et du langage. D’où à mon sens, la perte d’historicité de toute une poésie française moderne. Son isolement n’est que l’aspect sociologique, et historique, de sa théorie de l’homme ordinaire, du langage ordinaire. Elle paye sa propre histoire. L’actualité de Hugo, pour la poétique, est qu’il expose l’historicité nécessaire de l’écriture, maintenant et pour tout moment, ici et partout. Et cette historicité est imprédictible, invisible, hors du formel, et du délibéré. (HP, 23)
Aucune visée ne peut arrêter un tel parcours puisque « men(ant) à ses propres découvertes », cette écriture est « d’abord activité de transformation d’elle-même » (ibid.). Écrire Hugo est publié en 1977 bien qu’écrit sur une période de dix ans, depuis au moins le milieu des années soixante, et pratiquement achevé dans le prolongement de Pour la poétique 1 dans lequel il est annoncé sous le titre La Poésie Hugo[15] ; aussi est-il intéressant d’observer cette « activité de transformation » dans l’homologie des deux écritures. Le phrasé de l’incipit d’Écrire Hugo est tout entier cet engagement : « Hugo est une écriture combattante » (EH1,7). Si elle ne réduit pas l’œuvre-vie à une histoire passée, la copule ne met pas pour autant la définition dans l’intemporel : la rafale de la dentale[16] ouvre avec elle à l’invention conceptuelle pratique de ce que la clausule vient signer : « L’historicité est critique » (ibid.). Aussi faut-il entendre que si « Hugo est une écriture combattante », la critique par et dans l’historicité « est une écriture combattante ».
Et plus généralement, avec ce livre écrit donc dans les années soixante pour l’essentiel, et donc avec Hugo, Meschonnic construit un parcours qui est « l’approfondissement pensif[17] » de l’œuvre-vie de Hugo, de son vivre-écrire, jusque dans ce qu’il serait erroné d’appeler une imitation qui est une réénonciation. On peut appliquer et vérifier à l’écrire Meschonnic ce qu’il dit de l’écrire Hugo :
Il y a pour lui continuité non seulement du métalangage au langage, mais du discours de la fiction et du poème au discours critique. (EH,2, 155)
C’est dans et par cette continuité redoublée, approfondie, qu’on peut penser ce que le biographique devient, sa transformation. Prendre Hugo au sérieux quand d’autres « sont dans la lignée de Gide, du Hugo hélas » (EH1, 12) demande de prendre au sérieux le fait que « l’actualité de Hugo est double. Elle est son écriture. Elle est notre écriture » (ibid.). Et ailleurs, à l’autre bout du tome 1 : « un écrire, le sien, donc le nôtre » (EH1, 299).
La biographie d’un auteur qui participe des « grandes inventions de la pensée » (ibid.) est inepte s’il s’agit d’en concevoir la vie dans la tenue d’un récit arrimé à une conception narratologique ou à une visée herméneutique puisque le sens de la vie comme aventure de pensée ne peut s’arrêter à une séquence événementielle ou à une logique compréhensive ou interprétative. Ce serait mettre une activité au régime d’un arrêt, réduire une relation à ses termes. La biographie comme relation est un écrire en cours, activité radicalement historique, transformation de formes de vie en formes de langage et de formes de langage en formes de vie, poème donc selon la formulation trouvée plus tard par Meschonnic mais déjà active quand il titre le second moment de son Hugo d’abord par « Recommencements de l’inachevable » puis « Vers le roman poème », « La poésie des Misérables » et enfin, paradoxe qui fait toute la force de l’intempestif : « Le poème Hugo » pour les romans de Hugo après Les Misérables qui « s’enfoncent dans une exploration prévue » (EH2, 129). Mais ce destin « poème » de l’œuvre-vie Hugo passe par un sommet, placé au centre des études d’Écrire Hugo et génétiquement le dernier écrit, qui est « Poétique politique dans Châtiments » comme, pour Meschonnic, Châtiments est un sommet de Hugo. Sommet, dirais-je, de la métaphore apposition qui invente et formule en même temps la définition-valeur de l’écrire Hugo : « poétique politique » où les renversements opèrent : des substantifs aux adjectifs, du masculin au féminin et l’inverse et surtout où le conceptuel est orienté puisque « Hugo fait tendre la politique vers le politique » (EH2, 190). Ce qui serait résumé par ce passage qui est un passage de la politique au politique par la poétique que le poétique a engagée. Une dramaturgie de la pensée :
Châtiments a agi comme un tract. Mais la transformation de son propre langage est l’acte le plus historique que le poème accomplit. C’est par là qu’il a été et qu’il continue d’être poétique-politique. (EH1, 286)
Le premier énoncé fait dans le biographique historique. Le second renverse ce que le premier supposait puisque le plus historique n’est pas l’événementiel attendu. Le troisième construit une temporalité et une analytique qui ne sont pas tenues par leurs termes mais entièrement relation et plus que relation biographique, relation poétique si ce n’est prophétique.
C’est d’ailleurs par ce point que le dernier chantier biographique, celui de Jean-Marc Hovasse[18], inabouti à ce jour – et le bonheur de sa lecture tient peut-être à cet inachèvement –, commençait quand il citait[19] ce mot de Hugo en préambule à la Première série de La Légende des siècles :
Ce livre est-il donc un fragment ? Non. Il existe à part. Il a, comme on le verra, son exposition, son milieu et sa fin.
Mais en même temps, il est, pour ainsi dire, la première page d’un autre livre.
Un commencement peut-il être un tout ? Sans doute. Un péristyle est un édifice.
Hovasse en réduisait toutefois la portée au fait qu’il projetait, ce « 26 mai 2001[20] », d’éditer trois volumes, certes considérables, pour constituer un tout et donc achever ce que Hugo justement ne considère nullement comme achevable, me semble-t-il, puisque c’est ce régime du « commencement » qui engage tout livre comme « première page d’un autre livre » et donc comme commencement à réitérer indéfiniment comme autant de réénonciations. De ce point de vue, la « relation biographique » n’engage pas un sujet et un objet comme la définit Martine Boyer-Weinmann :
Par relation biographique, on tâchera de montrer en quoi, et dans quelle visée, un biographe contemporain se relie (relatio1) à son objet (l’écrivain biographié), mais aussi produit un récit (relatio 2) de cette relation : un récit de pensée biographique en somme, qu’un siècle de théorie a nécessairement traversé, en y laissant des traces, mais aussi ses impensés[21].
La relation biographique engage bien plutôt une relation de sujet à sujet étant entendu que peut-être comme pour toute relation inter-subjective l’enjeu est de la transformer en relation trans-subjective. Un geste et une geste continués. Ce que j’ai appelé ailleurs un poème-relation. Quoiqu’il en soit, plutôt que de faire osciller la relation biographique entre le duel (sujet-objet) et le ternaire qui voit intervenir le lecteur dans le couple initial (biographé, biographe)[22], il semble préférable d’observer le travail d’une « accentuation de la relation discursive[23] » dans et par une activité continuée et continue de lecture-écriture.
Yves Baudelle concernant ce qu’il appelle « le vécu dans le roman[24] », esquisse « une poétique de la transposition » qui « consiste d’abord à décanter, élaguer les données du réel, pour ensuite en accentuer les contours et les mettre en relief », jusqu’à « stylise[r] l’expérience pour la repeindre aux couleurs du roman ». Apparaît bien dans cette proposition ce que Claude Simon cité par Baudelle signalait comme « la dynamique » de l’écriture où « nous sommes pour le moins autant conduits par notre langage que nous le conduisons[25] ». Mais Baudelle maintient ce qu’on peut appeler la fiction du signe, c’est-à-dire le fait que c’est « l’écrivain » qui mettrait en œuvre une « matière référentielle » quand c’est l’écriture qui l’invente. Aussi plus que de transposition c’est pour le moins de transformation qu’il faudrait parler et même d’invention dans tous les sens du terme : vision-audition de ce qui vient comme inconnu. « Écrire l’abîme avant de le vivre », titre Meschonnic pour lire les six premiers livres de poèmes de Hugo et il commence ainsi :
Un poète écrit sa vie avant de la vivre, prophète de lui-même sinon des autres, c’est-à-dire non un devin mais une écoute qui fonde un langage et une vision. (EH1, 21)
La relation biographique perdue dans une historicité rêvée par son écriture même
Il s’agit de reconnaître cette fondation. D’en répondre jusque dans l’écrire et donc de mettre l’écrire Hugo à hauteur de ce que Hugo a engagé. Ce que Meschonnic note in fine pour Quatre-vingt-treize vaut pour tout le reste :
Il n’y a plus du biographique. Hugo s’écrit, comme un dire et un vivre homogènes et historiques par l’écriture. La discursivité métaphorique, montagne, tempête, aventure, écrit l’histoire de famille d’un sujet symbolique, en amenant la matière Bretagne, quie st la Vendée et la mère, à la révolution, – une historicité rêvée. L’écriture est un onirisme politique, dont le sujet est le héros de l’aventure. (EH2, 211-212)
Cette « historicité rêvée » est d’abord le travail des mots valeurs qui ne cessent de poser un en avant à l’œuvre. En observant seulement les « Odes et ballades » : « Ce son qu’on reconnaît déjà comme celui de la maturité de Hugo » (32) lance les formules répétitives telles que « c’est déjà » (32, 35) et sa variante « la dimension épique de sa poésie est déjà là ». Bref, le travail des jeunes années est « un entraînement à l’exploration d’un univers » (33) où « le terrain est préparé aux grands poèmes » (34). Et « le travail de fabulation a commencé qui le pousse à traquer l’informe, l’informulé » (43). Alors, Meschonnic emploie le futur : « les mots serviront à contourner ce qui n’a pas de sens, le monstrueux, l’indicible » (43).
Mais il ne s’agit pas seulement d’un commencement toujours recommencé, il s’agit d’établir avec Hugo non seulement cet en avant de l’œuvre que permettra exemplairement « la prosodisation généralisée qui fait que la désignation entre dans la signification » à partir de Châtiments (EH1,218), mais cet universel poétique :
Une sémantisation radicale est une historicité radicale : tout y est valeur dans un système qui est dans et par la langue, mais n’est pas la langue. Au contraire, la langue devient elle-même par et dans le texte, autant que le texte par la langue. La référence y est non plus seulement chose dite, mais le dire lui-même. Le langage système montre une performativité qui n’est pas référée à une nature, mais produite dans la transformation de l’extra-linguistique en langage. (EH1, 218)
Et Meschonnic de poser les fondements de ce qui ensuite ne sera plus qu’approfondissement jusqu’à ses derniers ouvrages. Les trois régimes d’historicité qui s’incluent de manière gigogne : celle de la situation portée par l’historicité radicale du langage, elle-même emportée dans l’historicité de l’énonciation et exemplairement avec Hugo où la vision-écoute porte tout l’en-avant prophétique de la lecture-écriture de Meschonnic :
Hugo compose, distribue, sature, détruit le vers pour faire le poème, atteindre un parlé en vers qu’on n’avait jamais parlé. (219)
C’est l’interaction forte et même la plus forte possible d’une historicité et d’une oralité qui fait l’œuvre comme relation, la relation comme œuvre. Au point que « l’hypermotivation fait du référentiel même un élément poétique. Elle porte à sa signification la plus grande tout ce qui est dit » (234). Aussi, le parlé qui « semble une trouvaille, la créativité propre du livre » puisqu’y « tient le travail, qu’aucune théorie ne comprend encore, de l’écriture sur l’idéologie » (247), est homologiquement ce qui porte la relation critique et son écriture pensive. Travail qui lie une pratique du sujet à ce que je ne peux appeler autrement qu’une pratique du rythme-relation.
Je me contente d’un relevé dans les manuscrits pour montrer cette pratique qui fait une théorie. Quand Meschonnic écrit à propos du mot de la préface du Dernier jour qui vise à l’anonymat d’une « poésie de tous les jours », « d’une poésie de tous les hommes », « qui n’a fait ou rêvé dans son esprit Le Dernier jour d’un condamné ? » : « Ce n’est pas une modestie (qui serait une ironie), c’est la conscience qu’il est pleinement poète, c’est-à-dire d’abord homme ». Il biffe cette dernière glose et la remplace par « un passeur de langage[26] » (EH1, 65). Belle définition-valeur du biographe en poète…
On peut donc conclure ainsi : ce que fait Écrire Hugo à la pratique et à la théorie du biographique c’est de répondre au passage par un passage, c’est de porter l’énonciation au-devant de l’énoncé : « C’est lui, c’est son écrire, […] » (EH2, 112) où la reprise du présentatif est une reprise d’appel, un passage de vivre dans et par l’écrire. Avec un ton prophétique qui dramatise ce théâtre de la relation poétique d’un continu qui n’en finit pas de recommencer jusque dans le rire homérique qui résonne comme un refus du monde tel qu’il est, en 1970 ou aujourd’hui :
Mais Hugo voit la voix. Paronomase ou imagination auditive, ou les deux. Le son est une matière qui a pour lui épaisseur, visibilité. Il est « perdu dans cette voix comme dans une mer ». (EH1, 82).
Et nous alors ! restons perdus éperdument dans et par notre Écrire Hugo. C’est la meilleure preuve de notre écoute, comme demandait Péguy.
(Un grand merci à Jérôme Roger pour m'avoir rappelé la citation de Péguy qui porte ce travail)
[1] F. Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard, 1965.
[2] J. Starobinski, La Relation critique, Gallimard, Le Chemin, 1970. Sur cet ouvrage, je renvoie à L’Amour en fragments, Artois Presses Université, 2004, p. 323-331.
[3] M. Deguy, Tombeau de Du Bellay, Gallimard, Le Chemin, 1973.
[4] H. Meschonnic, Pour la poétique IV, Écrire Hugo, 2 tomes, Gallimard, Le Chemin, 1977 (dorénavant j’indique EH suivi du tome et de la page).
[5] P. Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), Gallimard (1957), Folio essais, 1992. Cité par Ponge (op. cit., p. 293).
[6] Je réfère ici aux réflexions de Dominique Viart introduisant le n° 263 (« Paradoxes du biographique » de la Revue des Sciences Humaines, Université Charles de Gaule, Lille III, 2001, p. 24-25.
[7] P. Bergounioux, « Dedans, dehors » dans Revue des Sciences Humaines, n° 263, op. cit., p. 35-42.
[8] Titre de la première partie de Hugo, la poésie contre le maintien de l’ordre, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 9 (dorénavant HP).
[9] H. Meschonnic, Pour la poétique III. Une parole écriture, Gallimard, Le Chemin, 1973, p. 337.
[10] Ibid., p. 11.
[11] Ibid., p. 337.
[12] « Il n’est pas de notion à laquelle je tienne plus que celle de trajet critique » (J. Starobinski, La Relation critique, op. cit., p. 13). Toutefois le méthodologisme de Starobinski empêche de concevoir la relation critique comme un travail des historicités continué
[13] H. Meschonnic, Pour la poétique (qui deviendra dans les réimpression Pour la poétique I), Gallimard, Le Chemin, 1970.
[14] Ces « approches partielles » concernent successivement Nerval (1958), Apollinaire (1966), Kafka (1969), Eluard (1962 et 1970), Spire (1968) et Baudelaire (nd), le tout repris dans l’ouvrage publié en 1973.
[15] H. Meschonnic, Pour la poétique I, op. cit., p. 7 : « lecture de Hugo, dans Poésie Hugo ». La consultation des manuscrit confirme ce titre qui sera biffé et remplacé par Écrire Hugo. Outre des modifications quantitativement mineures mais certainement décisives du point de vue de l’approfondissement conceptuel – j’y reviens plus loin, seules l’introduction et la conclusion vont être modifiées profondément et l’importante étude concernant Châtiments rajoutée.
[16] Il faudrait suivre cette « rafale » dans le paragraphe-introduction du livre : « activité » ; je relève dans l’ordre en sus des phrases incipit et clausule : « interaction », « poétique », « politique », « écriture », « neutralise », « particulier », « théorie », « théorise », rejette », « pratiquées », « texte », « système » (2 fois) et « histoire » (2 fois).
[17] « Gwynplaine descendait les spirales sépulcrales de l’approfondissement pensif » (L’Homme qui rit, II, IX, 2) – cité par H. Meschonnic (EH2, 182).
[18] J.-M. Hovasse, Victor Hugo, tome I, Avant l’exil (1802-1851), Fayard, 2001, 1366 p. Depuis est paru le Tome II. Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2008, 1285 p.
[19] J.-M. Hovasse, Victor Hugo, tome I, op. cit., p. I.
[20] Ibid., p. VIII.
[21] M. Boyer-Weinmann, La Relation biographique. Enjeux contemporains, Seyssel, Champ Vallon, « Essais », 2005, p. 72.
[22] Voir M. Boyer-Weinmann : « Si le biographe contracte un pacte (explicite ou non) avec son objet, il programme aussi (explicitement ou non) un effet contractuel de lecture. La relation biographique est toujours triangulaire ; le couple central biographe-biographié ne saurait oblitérer l’existence d’autres couples : biographe-lecteur, biographié-lecteur » (La Relation biographique, op. cit., p. 106). Non seulement on voit l’hésitation de Boyer-Weinmann qui passe de l’« objet » du biographe au « biographié » mais la relation triangulaire suppose un arraisonnement modélisant de l’empirique puisque « le lecteur » n’existe pas autrement qu’à considérer le lecteur modèle sous la forme d’un lecteur moyen ou d’un lecteur savant maître du sens…
[23] Selon l’expression d’Émile Benveniste qui définissait ainsi l’énonciation (Problèmes de lingusitique générale, 2, Paris, Gallimard, « Tel », 1980. Voir « « Émile Benveniste, aujourd’hui : la relation dans et par le langage » dans S. Martin (dir.), Émile Benveniste pour vivre langage, Mont-de-Laval, L’Atelier du grand tétras, « Résonance générale : essais pour la poétique », 2009, p. 91-103.
[24] Y. Baudelle, « Du vécu dans le roman : esquisse d’une poétique de la transposition », dans Revue des Sciences Humaines, n° 263, op. cit., p. 75-101.
[25] « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », dans Marcel Séguier (éd.), Entretiens. Claude Simon, Rodez, Subervie, 1972, p. 23. Cité dans Y. Baudelle, art. cit., p. 97.
[26] IMEC, fonds « Meschonnic », boîte MCM16, chemise « Dactylographies pour épreuves, 1 sur 2 »
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