Frédérique Cosnier, Suzanne et l’influence, roman, La Clé à molette, 2016. `
Frédéric Strauss écrivait que le film de John Cassavetes,
A Woman Under the Influence, « est
un film à cœur ouvert » (Les Cahiers du cinéma, n° 455-456, mai 1992, p. 18-19). Dans ce premier roman, Frédérique Cosnier, qu’on
connaît aussi pour ses poèmes (voir Résonance
générale n° 8) et ses performances, écrit comme Cassavetes filme : en
épousant la folie de son héroïne, cette femme « borderline » (p. 19) –
comme on dit peut-être trop vite, à moins de comprendre que les « dérapages »,
puisque la société et ses institutions de contrôle les qualifient ainsi pour
les soigner ou les réprimer, en disent bien plus sur la violence sociale
quotidienne et quasi invisible sauf par ceux qui deviennent « ingérables »
(p. 49) ! Cette écriture est cinématographique avec plans séquences et surtout
plein corps, comme on aime Gena Rowlands-Mabel dont la liberté intenable est
vraiment filmée par Cassavetes car, oui !, « Peut-être qu’il y a des
corps dans les livres mais alors pas souvent » (p. 97) ! Aussi l’héroïne
que l’écriture de Frédérique Cosnier suit à fleur de corps, avoue-t-elle que
les livres ne l’ont pas sauvée, peut-être consolée, mais « la musique est
arrivée d’un coup et elle a tout happé. Je ne connais pas de force plus
puissante. A part l’alcool. » (p. 98). Ce roman fait tout comme : ce
sont au fil d’une course de vitesse des morceaux de transe. Et ça commence
aussitôt entre un lancer de concombre que Suzanne a oublié de bipper à la
caisse de « Gééaaantkâââzinôôô » (p. 14) et un meurtre à la clé à
molette à un feu rouge (p. 24-26) jusqu’à une scène époustouflante (p. 75-77)
dans un café où un macho est baptisé avec un signe de croix à la bouteille de
bière cassée sur la bouche...
Alors tout va lentement mais sûrement, et tout
dérape dans une logique du racontage qui épouse au plus près des airs de
chanson comme In a manner of speaking,
comme dit l’héroïne, regardant sa compagne pédaler sur son vélo d’appartement
en plein air au bord de la rivière avec rien d’autre sur le corps qu’un « Passionata
pigeonnant couleur lavande de dentelle » : « une vraie scène de bonheur
totale comme dans ces livres que j’avais lus ». Cette manière de dire, c’est
« sa chanson préférée, car les scènes qui ressemblent à celles des vieux
livres se retrouvent aussi dans des airs très récents » (p. 65). Je dirais
que la vitesse de cette écriture vient de ces télescopages mais d’abord de cet
amour, même sur sa fin, et toujours comme les yeux fermés, de Suzanne pour
Mable (tiens ! c’est presque le nom de Gena Rowlands chez Cassavetes !
de ma belle à presque aimable ?) à qui elle demande : « Est-ce
que tu crois que les révolutions vont s’étendre ? » (ibid.).
Mais, j’allais oublier de dire que le prénom de l’héroïne
n’est pas sans évoquer tout du long la chanson de Leonard Cohen qu’on connaît
certainement peut-être plus avec la reprise de Graeme Allwright, la demi-folle
avec qui on voudrait passer une nuit entière et voyager… Oui, ce roman fait Suzanne en la transformant de « star »
en « artiste » (p. 114) puisque l’écriture nous emporte dans sa voix –
ce qui est bien autre chose que de nous faire assister à son spectacle ! Ceci
dit, c’est l’impossible qui est maintenu tout du long et pour chaque morceau…
Ce roman est donc bel et bien comme le premier disque de Cohen jusqu’à
écrire dans un bel accord : « nous ne trouverons jamais les mots pour
bien décrire notre chagrin » (p. 121). Frédérique Cosnier en a trouvé le
phrasé : « Tu as vu le tableau. Des fois, on sent si bien l’odeur du
carnage que c’est comme si on était déjà au beau milieu et c’est à peine s’il y
a une différence entre ce qu’on imagine et la réalité. De toute façon, le
carnage, tout le monde l’a vécu à l’origine. Il n’y a rien de plus originel que
ça dans nos vies. Et il faut bien courir comme on peut après l’oubli. Simplement,
certains courent plus ou moins dans le bon sens. » (p. 134). Je ne sais
dans quel sens court Frédérique Cosnier mais elle court un peu comme Georges
Bataille dans le bleu du ciel… avec
certainement un zeste d’humour décapant en plus, ou plutôt, déroutant : « le
besoin d’aller courir ailleurs » car « vous comprenez que vous n’êtes
pas de ceux qui demeurent quelque part » (p. 158). Frédérique Cosnier ne va pas de sitôt arrêter de nous surprendre, étant donné le degré d'énergie et de justesse de cc premier roman.
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