pour les trente ans de Tarabuste
Il y aurait à observer le nom que la revue Triages donne aux quatre personnes
(Antoine Emaz, Serge Martin, Alexis Pelletier et James Sacré) regroupées dans
ce qu’elle appelle son « comité d’entretien » après qu’elle a donné
le nom de son directeur de publication (obligation légale), Djamel Meskache, et
de sa responsable de rédaction, Tatiana Levy – la responsable de la fabrication
n’est pas à l’ours mais je tiens à la nommer ici : Claudine Martin.
Ailleurs, on lit bien « comité de rédaction » ou « comité
littéraire » mais pas « comité d’entretien ». On peut évidemment
d’abord penser à ces euphémismes coutumiers du management contemporain et, en
particulier, à cette dénomination des services d’entretien ou/et de ménage dont
les personnels exécutants se voient dorénavant appelés « techniciens de
surface »[1].
c’est
toujours un repas pour se voir
et tu
ne comprends pas plus
les
textes ou les lectures mais
les
miettes et les verres qui tentent
de
rire quand je te vois noter
ce
qui ne fera jamais un compte
rendu
de ce qui n’a pas de fin
autrement que
de te voir feuilleter
chaque
année mon cœur brûle
quand
c’est à la bonne page
où
crie la signifiance de nos
relations les
yeux fermés comme
si le poème
nous voyait alors toutes
les miettes
font notre pain de ce jour
Les membres du comité d’entretien de Triages seraient-ils alors des « hommes de ménage » au
sens où Jacques Roubaud emploie ce terme dans son Poésie, etcetera, ménage (Stock, 1995) ? Je ne le crois pas,
d’autant qu’à la formule issue de cet ouvrage, largement répétée depuis lors,
« La poésie dit ce qu’elle dit en le disant » (p. 77,
soulignement de Roubaud), aucun des quatre de la revue ne serait en accord pour
la bonne et simple raison qu’ils ne savent pas ce qu’est ce super-sujet
« la poésie » dont, au demeurant, même Jean-Didier Wagneur qui
chroniquait l’ouvrage dans Libération
du 4 janvier 1996, avec beaucoup d’allant, signalait que ce dernier constituait
pour, ou plutôt par, Roubaud un « dialogue philosophique entre lui et
lui-même ». Où s’aperçoit, par exemple au chapitre 43, que le dialogue que
monte l’essai est bel et bien un monologue (« L’interlocuteur que vous
trouvez en vous-même ») même si, on le sait, le dialogisme est au cœur de
ce que Gabriel Bergounioux évoque avec l’endophasie[2].
Resterait quand même que le monologisme de Roubaud est à contre-entretien assez
régulièrement tout au long du livre : « - C’est votre position ?
/ - Ma position est telle » (p. 134). Je me permets d’ajouter en passant
que « ménage » évoque irrésistiblement par l’ancien verbe manoir, « demeurer », toute
une doxa heideggérienne du « séjour » d’autant que ménager a signifié « habiter »
(1309, selon A. Rey)… et le comité d’entretien n’est pas une famille parce que
ses membres ne sont pas en ménage et qu’ils sont plus habités par le poème qu’ils
n’habitent (sont propriétaires de) quelque lieu que ce soit !
Comme titre James Sacré, les quatre hommes d’entretien de Triages préfèrent « parler avec le
poème[3] »
et donc ils préfèrent à la « composition de poésie et de mathématiques[4] »,
« des écritures qui font signe », « des mots qui donnent la
main », faire attention au fait que « ce qu’on voit nous parle
ainsi », jusqu’aux « langues
du métier : matériaux pour dire », sans compter que « goûter se
dit encore » et qu’on n’en finit pas avec « échos et regards »,
puisqu’ainsi titrent les rubriques de la revue. Mais il me faut aller plus loin
dans cette orientation que semble donner et Triages
et son comité, orientation qui confirmerait le tournant énonciatif de la
poésie, diront certains[5]
à la fois plus attentifs à ce qui n’est pas à proprement parler un retour du
lyrisme même désenchanté, retour bien dans l’air du temps des tournants (linguistic turn, éthic turn and so on[6]),
à ce qui est plus que des retours ou des fins[7]
voire des tournants…
Aussi, je ne peux m’empêcher de penser à cette formule de
Montaigne qui donne le titre aux entretiens de Jean Starobinski avec Gérard
Macé : La Parole est
moitié à celuy qui parle[8]…et dont on connaît la suite : moitié
à celui qui écoute (Les Essais, III, 13, « De
l’expérience »). Ce qui remet
définitivement en cause ce que l’étymologie pourrait motiver quand le tri
(1344) était le déverbal de « trier sur le volet » (expression certes
postérieure, 1580) et donc désignait une élite… Il s’agit en effet, avec
la revue, de poser l’entretien comme orientation décisive des interventions
dans le champ littéraire et poétique et, peut-être, il faudrait l’espérer,
au-delà. S’entretenir ou se tenir dans l’entre
des paroles, voilà peut-être ce qui justifierait qu’un comité d’entretien
veille au théâtre du langage qu’est une revue. Mais il ne peut s’agir seulement
de réduire cet entre, cet entretien,
à des catégories anhistoriques telles que celles de « dialogue »
(Paul Ricœur) ou de « l’agir communicationnel » (Habermas) pour une
« éthique de la discussion » (Karl-Otto Appel). L’entretien dont il
serait question est plutôt à chercher du côté d’un Charles Péguy avec son « éternel
concert » : « comme un peuple de langages, comme un concert de
voix qui souvent concertent et quelques fois dissonent, qui résonnent toujours.
Et qui n’existent et ne méritent que comme donnant une résonance[9] ».
Une telle résonance n’est pas sans remettre en cause les philosophes et les
littéraires adeptes du « dialogue ». Il faut toutefois le
reconnaître, ces derniers ont opéré un véritable tournant subjectif, à la fois
éthique et politique. Toutefois et sauf exception, leur pensée de la
subjectivation réitère l’antinomie de l’individu et de la société. Pour eux,
dialogue et dialogisme se voient confondus. Avec eux, la parole littérarisée
voire institutionnalisée est au fond la seule entendue, avec les effets politiques
désastreux d’une hétérogénéité lissée conduisant à une surdité sociale, en
passant par les effets poétiques d’une autre surdité où la langue comme
super-sujet viendrait rêver d’une culture intégrée quand le commun démocratique
du poème fait entendre les dissonances par l’écoute y compris des sans-voix,
par la pluralité y compris de l’écriture comme historicité de la valeur
sémantique et éthique. Il suffirait de rappeler à ce propos ce qu’écrivait
Virginia Woolf tentant de montrer le moment critique de la fiction moderne
comme force réellement démocratique à l’œuvre : « tolerating the spasmodic, the obscure, the
fragmentary, the failure[10] ».
tu me dis que le tri
c’est loin quand les lettres
allaient sur mon vélo
et je ne t’écris toujours
pas vraiment sauf dans les
rêves
à mon âge j’en tremble encore
mais voilà que celle-ci ira
se perdre dans quel éclair d’œil
ou ce sera ton sourire en
pleurs
pour que s’efface le temps
depuis tes genoux et toutes
mes lettres non distribuées
dans ta boîte à couture
je rapièce nos résonances
Aussi l’entretien
qu’essaie la revue Triages avec son
comité n’est-il ni l’application de théories prescriptives dont on fait croire
souvent à l’épuisement, ni le recours à une vérité organique de l’œuvre que
beaucoup rapportent assez vite à la grandeur de la langue, du moins à son
travail, et par voie de conséquence à une herméneutique du décryptage de
l’opacité qui laisse sans voix, que le texte soit opaque ou pas. L’entretien
est celui de la pluralité poétique, celle du poème, celle des poèmes – y compris
dans des dires non reconnus comme « poétiques » –, comme seul(s) à
pouvoir obliger la critique à se situer, à s’historiciser, à entendre la
critique de la critique que le(s) poème(s) engage(nt).
Comme écrit Antoine
Emaz dans le n° 28 (p. 69), il s’agit d’abord de l’entretien d’une
non-maîtrise : « Le poème va où il veut comme il l’entend pourvu que
je puisse le suivre et qu’il m’amène quelque part dans vivre. » Et Alexis
Pelletier y ajoute un non-savoir : « je ne sais plus qui j’entends
dans le poème » (p. 98). Quant à James Sacré, il n’hésite pas à augmenter
comme une sorte d’impuissance que l’entretien paradoxalement chercherait à
laisser faire parce que, selon lui, « nous restons pris dans ce tourniquet
de l’acceptation et du refus, si vif dans son mouvement que très vite on ne
distingue plus l’une de l’autre » et il conclut ainsi : « si se
donne ainsi le poème ? » (p. 107). L’entretien du don du poème – et
du refus du poème aussi –, telle serait le travail du comité d’entretien de la
revue : mais sans savoir, en guerroyant contre tout pouvoir et en
cherchant, à n’en plus finir, le refus même du poème qu’on ne saurait dire
attendu ou déjà connu mais toujours qu’étrange comme un sourire avec des larmes,
comme une volubilité retenue, toujours du côté de notre inconnu(e).
Pour ne pas
m’arrêter et pour résonner avec ce que bien des lecteurs de la revue évoquent
aussitôt, même si l’éditeur préférerait bien mieux évoquer le tri qui laisse
juste passer ce qu’il faut de lumière, je crois que Triages est une gare de passages, au sens de Walter
Benjamin, où s’affairent – ceci dit par antiphrase ! – quatre hommes
d’entretien. On ne saurait dire si c’est plutôt en dehors ou pendant les heures
d’affluence mais il est avéré que seuls son directeur, sa responsable de la
rédaction et sa responsable de l’édition assurent la permanence. Donc les
quatre agents de surface se retrouvent, non sur les quais ou les postes
d’aiguillage mais dans la salle d’attente, à moins que ce ne soit dans quelque
arrière-bureau introuvable, autour d’une bouteille partagée et dans la fumée
des cigarettes d’un seul, les rires d’un autre et parfois l’absence d’un –
dort-il ou fait-il grève ? la question peut occuper longuement les trois
autres… Mais, avant tout, on se demande de quoi ils s’entretiennent. De la fable
de l’entretien, de son inachèvement de numéro en numéro ? Quoi qu’il en
soit, dans cette salle d’attente, le comité d’entretien qui ne fait pas
grand-chose, augmente l’énigme de la revue. Pendant ce temps, la poésie se fait
distante et cette distance est une parabole où le familier de l’entretien
devient fabuleux pour que la revue laisse passer tout son dire dans un
inachèvement, où la vie s’écrit avant de s’accomplir et où la poésie se voit
malmenée parce qu’elle malmène. Car oui, la revue aurait presque trouvé une
figure avec leur culpabilité : un entretien autour d’événements intérieurs
pendant que ça communique dehors, que ça circule dans les transports, sur les
grandes lignes ou même les petites lignes du territoire littéraire et poétique.
Cette figure trouvée, ils la font ainsi vivre comme une parabole du sujet de la
revue, son poème critique que j’aime appeler une voix-relation où se mêlent le
sens de l’entretien et le sens de la fable. Mais c’est un peu comme à Emmaüs,
chez Rembrandt nous voilà invités à passer du visible au visuel[11], à Triages dans le comité d’entretien nous
voilà invités à passer du ménage à l’entretien, de la composition à l’écoute,
de la poésie au poème, et donc veiller à ce que passe juste un peu de lumière
dans l’obscurité du monde. Le sujet de la revue, c’est ce travail ou plutôt
cette fable de l’entretien.
quel racontage viendrait
pousser
la conversation arrêtée en
plein
soleil quand dans l’ombre
d’un Rembrandt tu vois ma main
elle touche ta peau du soir
pour écrire toute la chaleur
de voir alors tu la prends pour
sentir toutes les fois que je te
touche jusqu’au ciel en creux
de tes genoux et ce jour c’est
leur jardin qui saute dans quelle
rivière ou lumière une romanie
ou une algérie qui nous confondent
avec les livres rangés tout chauds
[1] Copie de Wikipedia : « Un technicien de surface, agent d'entretien,
agent d'entretien et maintenance ou agent de propreté et d’hygiène,
souvent également appelé homme de ménage (ou femme de ménage
si c'est une femme), est un salarié chargé du nettoyage de locaux autres que des logements individuels. Il
peut s'agir de locaux scolaires, d’hôpitaux, de bâtiments publics ou encore des
secteurs tertiaire et industriel. Il joue un rôle particulièrement important dans
le secteur hospitalier, en contribuant à l'hygiène du lieu. » Mais bien plus intéressant que
cette définition assez insipide, la discussion est mille fois plus
passionnante :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Technicien_de_surface (consulté le 7
novembre 2016).
[2] G.
Bergounioux, Le Moyen de parler, Lagrasse, Verdier, 2004.
[3] J.
Sacré, Parler avec le poème, Genève,
La Baconnière, 2013.
[4] Voir la
quatrième de couverture de Poésie,
etcetera : ménage (Paris, Stock, 1995).
[5] Voir, entre autres, Michèle Monte, « Pour une approche énonciative de la
poésie », La Clé des Langues (Lyon : ENS LYON/DGESCO), ISSN 2107-7029. Mis
à jour le 19 avril 2011. Consulté le 8 novembre 2016. Url :
http://cle.ens-lyon.fr/langue/pour-une-approche-enonciative-de-la-poesie-119765.kjsp
[6] Mark
Carrigan relève 47 turns ! (voir : « Can we have a ‘turn’ to end
all turns ? » en ligne : https://markcarrigan.net/2014/07/13/can-we-have-a-turn-to-end-all-turns/)
[7] Voir,
entre autres, L. Demanze, D. Viart, (dir.) Fins
de la littérature, Esthétiques et discours de la fin, Paris, Armand Colin,
2012.
[8] Jean
Starobinski, Entretiens avec Gérard Macé (1999), Paris/Genève,
France-Culture/La Dogana, 2009.
[9] C.
Péguy, Œuvres en prose II, Paris, La
pléiade, Gallimard, p. 659 et 663.
[10] V.
Woolf, « Reviewing » in The
Captain’s Death Bed and Other Essays, London, Hogarth, 1950, p. 131. Je
m’appuie pour cette introduction de Virginia Woolf sur les travaux de Claire
Joubert – voir, entre autres, « Modern Ethics », Etudes britanniques contemporaines, 25, décembre 2003, p. 75-90.
[11] Ainsi
conclut Max Milner relisant Georges Didi-Huberman dans Rembrandt à Emmaüs, Corti, 2015.
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