mardi 17 février 2015

Passer, parler : Yann Miralles dans les passages amoureux du poème.

Lecture de Ô saisons ô, L’Atelier du grand tétras, 2014 (on peut commander ici : http://www.latelierdugrandtetras.fr/parutions.php?livre=154)

Le poète sans poème ( c’est-à-dire la structure spirituelle seulement) n’est pas poète. Le poème sans poète (c’est-à-dire le don verbal pur) n’est que lignes rimées.
Marina Tsvetaieva
Ce livre part bien de Rimbaud, de son « Ô saisons, ô châteaux ! ». Outre le refrain toutefois amputé de ses « châteaux » – ce qui signale une réénonciation forte puisque la rime qui tient la formule est tenue –, l’exergue reprend ce distique : « Que comprendre à ma parole ? / Il fait qu’elle fuie et vole ! ». Le « il » qui, chez Rimbaud, est en relation anaphorique avec « Ce Charme ! », s’indétermine dans le distique isolé et ouvre donc à une parole dont la force est du type « Il pleut », c’est-à-dire dont la source est effectivement indéterminée mais certaine : on ouvre son parapluie ou on prend une douche !  Déjà chez Rimbaud, le sujet de la fuite et de l’envol est bien le carmen, ou « la formule rythmée » : rien moins que la parole comme « puissance magique » qui met tout dans la relation plus que dans les termes (« moi » et « toi » ou « ma parole » et « ta parole » ou encore « mon écriture » et « ta lecture »). Plus encore : « Ce Charme », chez Rimbaud, en relation cataphorique avec le sujet du vers précédent, « Il s’est chargé de ma vie », constituait un opérateur de la subjectivation : c’est le poème, « la formule rythmée », qui porte « ma vie » ! Et, comme on dit qu’il n’y a plus de saisons (décidément, il pleuvrait des cordes !) –, je lis à la dernière page du livre de Miralles : « ils disaient vrai : il n’y a plus de saisons », alors « à quoi s’accrocher » (ibid.) autrement qu’à une « formule rythmée », au poème comme « parole » orientée – autrement dit amoureuse. Alors ce Ô, saisons, ô de Yann Miralles serait bel et bien, non une simple ode aux saisons même si le livre entre deux « poèmes d’un été » pose quatre saisons avec ses « dits de la distance », mais un rythme-relation – vous voyez que les cordes ne sont pas celle de la lyre mais celle qui nous mettent en cordée (vers quel ciel : septième ?), du moins en chemin : lignes d’erre et autres lignes de fuite : lignes de poème, lignes-relations – et je pense à ce  mot de Tsvetaieva à Pasternak : « Vis ton jour, écris, ne compte pas les jours, compte les lignes écrites. » Ce livre compte plus que les jours et les saisons, les lignes écrites comme autant de flèches d’Eros : attirances-poèmes.

Fuite et envol du poème-relation qui porte – fait tenir – la voix et la vie comme flèche : c’est là, outre le départ rimbaldien, la force d’une réflexion tenue in vivo sur le vers projectif d’Olson (p. 48) – voir son Projective verse de 1950. Il ne s’agit pas d’une réflexion formaliste chez Miralles, alors même que l’interaction la plus forte des formes de vie et formes de langage est à l’œuvre (une résidence éloigne et la relation s’augmente en correspondances). Je me contente du problème que pose fortement ce livre : « il n’y a pas de poème d’amour » puisqu’« il y a ce d’ qui est de trop. // il y a ce trait de moi à toi, qui relie / ici / & là-bas. // il y a ce vers projectif, / fil de pêche. // il y a / qu’il n’y a / que des poèmes / amoureux. » C’est le poème qui fait l’amour et l’amour qui fait le poème, ici dans le droit fil (de pêche miraculeuse en poétique du langage) d’un Apollinaire ou encore d’un Nerval, voire d’un Mallarmé, avec cette reprise incessante du mouvement d’amour (je colorise ma pêche miraculeuse) : « de là. dici. je suis (2-2-2) / comme prince d’Aquitaine (3-4) / à ma tour ; se voir en face (3-4) / sur l’autre rive (4) / et levant les yeux (5) / serait abolir (5)/ tout l’ivoire de la situation. (3-5)// mais il le faut pour rester flèche. (4-4) » Qu’est-ce qui fait « rester flèche » si ce n’est la prosodie – d’où la tentative de « chanson d’ici » – dont j’ai souligné quelques aspects en montrant la sémantique sérielle qui fait se tenir ensemble, dans des rapports sans cesse rejoués, un mouvement de la parole dans et par l’écriture, un mouvement amoureux qui va jusqu’à écrire le lien avec l’esperluette : « ce que disent Herv&liette » (comme dans ce poème, j’aime écrire « Clairémoi »). Ce qui défait tous les termes : « le proche/le lointain / ici sont réversibles, échangent leur nom ». Esperluette copule. Il ne s’agit pas de nommer mais de toucher : « flèche qui se donne / sans délai – / se donne ». Le poème fait entièrement relation « s’il porte des semelles / trouées de flèches en tout sens ». Rimbaud « dans tous les sens », pas dans un sens mais « sur le fil. / pas l’avant / pas l’après : dans le / pleinement présent ». La relation-le poème invente sa temporalité et sa spatialité alors que la distance est là entièrement investie par un dire qui ne cesse de « chercher encore comme une manière / de viser, d’aimer, d’emporter / un paysage. » Paysage d’amour qui s’emmêle les langues : « this is my saeta / huei / parce que I think mucho // mucho / à toi. » Pour toucher même « ceux qui sont pris pour cible au sens propre ». Le poème qui fait l’amour engage. Il engage même avec lui le pathos, le moment pathétique : « ton appel et ta voix / vibrent dans ma poche – ouf / enfin : c’est // un peu de là-bas / dans mon ici // un peu d’ici / dans ce là-bas » Le poème fait relation bien plus que le téléphone, parce qu’il reprend l’écriture dans la voix, parle « dans l’invisible / de là-bas », dans la moisson d’esperluettes qui recommence un sans cesse de la relation, comme un encore du poème « dans l’aujourd’hui que toujours / nous passons nous parlons ». Ce livre trouve alors les saisons de ce nous dans chacune de ses inflexions vocales. Saisons d’un vivre poème qui fait l’amour.


Aucun commentaire: