Comme une main qui brûle
en écrivant sur les papiers-peintures de Georges
Badin
Les papiers sont toujours
comme tout frais : les gestes les traversent comme si la main, ou c’est
tout le corps, venait de s’y jeter. C’est cela : les papiers sont comme
les draps ou comme les prés ou comme le ciel, on s’y jette pour les embrasser
ou s’y rouler dans l’emmêlement de la vie. C’est même exactement cela : on
y fait l’amour à mort.
Il y a des lignes souvent
rouges, ou c’est la direction des brosses larges aussi, qui orientent mais
toujours dans au moins deux directions et on ne peut choisir rien d’autre que
leur intersection, leur bifurcation, leur façon de défaire les verticales et
les horizontales ; ces lignes ou ces directions dans la couleur, mais je
retiens d’abord ces plus étroites lignes rouges parfois seules aux bords d’un
grand blanc, agissent fortement pour une peinture décentrée comme on dirait une
parole décentrée. Hors rhétorique ou hors époque, hors mouvement ou hors
nomenclature : intempestive, cette peinture ; décentrés, ces papiers.
L’espace est toujours élargi par je ne
sais quel moyen qui est pourtant immédiatement reconnaissable. C’est comme ces
après-midi de beau temps et d’éblouissement ou parfois ces lumières sous la
pluie avec des nuages qui jouent de valeurs fortes, j’ai toujours l’impression
que le pré n’est pas réductible à sa géométrie et pas plus l’horizon à une
ligne : il y a comme un espace démultiplié par l’envol. Est-ce que c’est
la richesse profuse de la matière gestuelle même quand il n’y a presque
rien ? Certainement mais pourquoi est-ce immédiatement là dans un
élargissement que seule la géante de Baudelaire évoque sans coup férir – je ne
retiens que la fin du sonnet : « Parcourir à loisir ses magnifiques formes
; Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les
soleils malsains, Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,
Dormir
nonchalamment à l'ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d'une
montagne ». Ces papiers aiment évidemment ces infinitifs (parcourir,
ramper, s’étendre, dormir), ces soleils (malsains) et cette ombre (ce corps
immense jusque dans la montagne qui l’allonge infiniment).
Ces papiers ne cessent de
résonner un présent dans son intensité : véritable cadeau à jouir en riant
ou pleurant mais à jouir dans l’immédiat sans médiation autre qu’un voir
éperdu. Comme rouler dans l’herbe sans savoir où finira la roulade parce qu’il
n’y a pas d’horizon à cette peinture : elle est dans un enroulement qui
s’étale jusqu’à l’infini d’un faire résonnant. Pas de premier ni de dernier
papier : chacun n’est ni l’élément d’une série, ni le moment d’un parcours
mais dans son nœud de présent tous les autres à la fois les rassemblant et les
appelant. C’est pourquoi, j’ai l’impression passant de l’un à l’autre de me
perdre dans une même jouissance s’irisant des mille feux d’un seul présent.
La jouissance avec ces
papiers – ne devrais-je pas dire peintures – est aussi lourde que légère,
lourde dans le détail de sa matière, parfois même le défait de ses poses,
l’inachevé de ses traces, et légère dans la fulgurance d’une couleur qui prend
toute la lumière ou l’à-peine posé d’un trait qui suggère plus qu’il ne se
montre. Si je parle de lourdeur c’est pour tenter de montrer que le tragique
rôde dans chacun de ces papiers ; que la peinture ici est d’abord écho de
tout ce qui meurtrit, défait, abîme et inéluctablement tue alors même que son
élan n’est que la signifiance du plus vivant y compris de son acte le plus
simple de toucher avec une couleur le blanc du papier, de le salir même.
Paradoxe ? peut-être mais tension qui tire la vue vers le monde le monde,
comme écrivait l’ami Bernard Vargaftig.
Alors oui, on y meurt
comme on y fait l’amour. La peinture est un cimetière de jouissance. L’enfance
qui s’y joue encore et toujours trouve la vue renversée pour que la vie à
contre courant continue sous un soleil, ou c’est parfois une lune, qui pleure
de rayons mortels et immensément jouissifs tout à la fois. Avec ces papiers,
ces peintures, c’est forcément mal barré. Je suis fini, ici là mis en croix et
sans un zeste subliminal de résurrection d’autant que tout est, dans et par
cette peinture, fait corps au sens le plus matérialiste : aucune
incarnation comme on aime à dire trop facilement : rien que du corps non au
sens biologique (le rouge n’est pas du sang…) mais au sens poétique (le rouge est
ce rouge… et donc je est ici
et maintenant par ce rouge… et ainsi de tout ce qui vient
faire mouvement peinture). C’est mal barré – ça barre même souvent – et
pourtant immédiatement dans le même instant cette incorporation que j’ai à
peine évoquée avec ce rouge est une
transe où la barre, le mal barré, fait une danse. Voilà c’est ce mot que je
cherchais : ça danse sur, avec, par ces papiers, ces peintures. Non
seulement les traces mais c’est un mouvement qui fait tout danser : le
papier, la peinture, le regard, la vie et même la mort. La danse macabre est
alors en vie. Ce rouge fait la vie.
Ecrivant ces notes, je ne
sais plus ce que je dis mais je sais qu’avec ces papiers qui deviennent ces
peintures, je suis pris dans un mouvement de parole qui n’a qu’une force, celle
que Ghérasim Luca évoquait en posant moins une question qu’en suggérant une
façon de vivre : « Comment s’en sortir sans sortir ».
Avec les papiers devenus
peintures de Georges Badin, dans et par sa fraicheur, j’ai encore sur les mains
et partout dans le corps – parce qu’on les verrait, ces papiers devenus
peintures et donc toute l’œuvre de Georges Badin, par les mains autant que par
les yeux, par les paroles autant que par le sexe, par la beauté autant que par
les déchets – ce jaune (tout aussi
bien tel trait) comme un pigment de printemps, ou ça peut-être ce rouge comme une matière d’amour à
mort, et c’est donc cette peinture
comme une main qui brûle.
Les photographies qui accompagnent sont prises dans les trois livres réalisés dans la collection "Mémoire" d'Eric Coisel sous le titre : Le Bleu de ta main vire au rose (voir http://martin-ritman-biblio.blogspot.fr/2014/03/le-bleu-de-ta-main-vire-au-rose.html)
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