mercredi 2 janvier 2013

La douleur, la phrase : le poème d'où (avec Caroline Sagot-Duvauroux)






Quand on lit Caroline Sagot-Duvauroux, tous ses livres et celui-ci qui vient de paraître en commençant d’autres (Le livre d’El, d’où, José Corti, octobre 2012), il y a une matière-langage qui ne cesse de croître par le milieu comme par le souffle… comme par le buffre, lequel, « indifférent aux destins mais sensible aux techniques guerrières, aux terrassements, ne commence ni n’achève, il est en route, il croît par le milieu comme les épopées » (p. 14). On y baigne dans un racontage où fourmillent les légendes, s’entrecroisent les mythes, se multiplient les emmêlements et aussi résonnent les douleurs : « La douleur a-t-elle une langue ? Pourquoi volerait-elle une langue ? » (p. 57) ; « Django, Nuage ! La douleur avait vingt ans » (p. 106) ; « La consolation de la douleur ne peut être que dans la douleur, la douleur est partout » (p. 111) – je ne sais pas pourquoi mais tout au long de ce livre, je pense à ce film de Raymond Depardon : Afriques, comment ça va avec la douleur ? : « ma phrase attend la poussée de l’Afrique » (p. 90)…
Cette matière-langage dans l’écriture d’une lecture – combien en faudrait-il car « écrire est dans le livre, dans lire le livre » (p. 42) – inquiète sans cesse un corps-relation dans ses puissances comme dans ses souffrances. Ce corps-relation, ici, a une géographie, une baie et un mont mais toujours d’échange où les dénominations se renversent en multiples réserves vers toujours l’inassignable ou l’entre démesuré : si c’est Tanger, c’est aussi Jaipur et si c’est Rochefourchat au-dessus de Crest, c’est aussi tous les causses… et toutes les expériences picturales, philosophiques, théâtrales, poétiques et encore politiques… et les voix dans la voix.
un trajet
à
quand le cœur à l’ouvrage
jusqu'À
la baie le monde entier (p. 83)
Ce à comme corps-relation, est une recherche relancée sans cesse de la voix, du poème comme « verbe et adresse » (p. 13) : le tu qu’il appelle pour devenir je : parole à n’en plus finir d’amour.
Ce « livre d’El », dans et par sa matière-langage, est d’abord une démesure du temps de vivre-relation : « Il faut du temps pour qu’une voix se lève d’une autre voix qui est sienne pourtant » (p. 85). Oui, « c’est de la voix on n’en doute pas une seconde » (p. 149). Voix de la voix, la relation « fut cet attachement » (p. 66). Le défi de ce livre est alors de tenir des phrases qui jamais ne peuvent lier cet attachement à quoi qui soumettrait son ardeur, maîtriserait sa défaillance. Le défi est tenu sur le ton d’un « Allez tziganes ! » (p. 149).
Attaques et chutes, appels et répons se renversent dans une prosodie relationnelle généralisée. De Michel à Caroline, d’El (finale du prénom mais également initiales de l’imprononçable et donc de la force, en hébreu) à elle, du buffre[1] au beffroi, de à à d’où qu’on peut lire j’ai quand c’est sur le corps ce tatouage qui reste indélébile alors que le corps n’est plus sauf dans la voix qui continue l’appel, l’amour, la vie ; donc de la mort à la vie, c’est un je-tu généralisé que ce livre poursuit renversant les finales en attaques au régime d’un phrasé lançant.
La voix est duelle (duel ?) quand les petites scènes vite traversent la conversation (fin d’une scène : « c’est gratuit la folie d’aimer – et l’orgueil fabuleux d’être aimé », p. 56), quand les grands mythes vite se refont costumes et décor de sang et de sueur (les pré-socratiques et les tragiques grecs mais aussi Racine...), quand les peintures mêlent lumière et poussière (Miquel Barceló), quand la corrida de la vie jette « le taureau dans l’invention de l’écriture » (p. 122) parce que « La victoire c’est le geste », p. 121) ou c’est le court de tennis mais aussi la piste de danse avec José Tomas, Rafaël Nadal, Josef Nadj et combien d’autres nommés ou pas, bref « quand la vie des autres nous marie » (p. 51). Jusqu’à l’insolite quand on découvre Core of soul, groupe pop japonais (p. 99 et p. 148), et bien d’autres qu’on ne connaît pas comme « l’enfant difforme sur le chemin de Galta » (p. 147) – est-ce en Inde ou en Lozère ?


Miquel Barcelo


"Peix Blau", céramique 
sur tombeau de Clément V, 
moulage de plâtre, 1924, 
Palais des Papes, Avignon.
Copyright Miche Barcelo-ADAGP,
 cliché Franck Couvreur.


La voix, c’est-à-dire ce livre avec les autres avant et à venir, est une « leçon de phrase » (p. 99) : tout ce livre pousse la phrase dans ses derniers retranchements ou plutôt sous tension ainsi qu’elle se « noue à l’épitase, quitte à en mourir et la pulvériser » (p. 118). Autrement dit : « défaille en moi que je sois ta voix, je n’entends plus l’oratorio » (ibid.). La pensée de phrase comme un « piétinement effaré » (p. 40) en arrive à ces morceaux de « conjonctions du récit » (p. 36) qui laissent l’entre venir dans « des légendes de bas de page » (p. 44). La phrase par le phrasé fait l’imprécation (voir p. 58) contre « la langue », son « génie à purger d’ambiguïté les choses » (p. 59). Alors « l’attachement prononcé » (p. 66) demande de « libérer la phrase des attributs du pouvoir » (p ; 71) : politique de l’amour à mort jusqu’à ce que « la phrase oublie le mur d’argile, se répète, virevolte et plonge […] ravale tout son su, mais recrache à la gueule des vainqueurs, l’énigme de parler » (p. 80). Écho de Tsvetaieva où « la phrase attend encore de l’intense une aventure » : « Je suis une banlieue de l’être » (p. 89). Je crois sentir dans ce livre une grande défection au « soubassement chosique dont parle Heidegger » (p. 69). Il s’agit alors, comme disait Michaux « d’être » avec « la phrase », « jusqu’à la distraction qui la saisit. Pour que distraite d’elle et du monde, se pose sur le monde sa convulsion » (p. 91). Oui, alors, avec ce livre-ci, « le temps prend » : La phrase bronche à la vie puis s’égare pour un soupir pour que la trouble un soupir de hasard » (p. 93) !
Pas de vision (p. 95) mais c’est sûr : « ça surgit » (p. 94) ! Il suffit de relire ou de voir l’écrire dans le lire : « Nous mangions. On repoussait les oiseaux morts. Les histories closes. On surveillait les cailloux. Caroline cessait. Michel survivait sans cesse. On se couchait tôt. Tu dors ? non. A quoi penses-tu. Je regarde cesser. » (p. 97) L’égarement alors pour aller jusqu’à « la phrase sidérée sur la page. Noyée, immobile, ferme. Patiente ».
Merci CarolineMichel pour cette expérience continuée, pour ce « très pas » (p. 106), cette enfance du cœur de « l’éperdu » (p. 109) : « Puis l’amour blesse où rien ne cesse » (ibid.) parce que « Ta mort me phrase ». Avec ce livre, le lecteur est porté sur des « phrases suspendues chevauchées coupées qui cherchent au large à fuir l’énoncé » (p. 126). La force relationnelle de son phrasé s’y fait entièrement « folie prédatrice de rejoindre » (p. 128). Aucune mise en forme(s) mais un « râle intempestif » (p. 132) : une voix qui ose dire « vrai comme une phrase » (p. 145) où « une survivance sonne sa perpétuelle naissance dans l’instant » (p. 148). Reste « un jour terrible » (p. 155) : « c’était d’où vivre et puis les bras » (p. 156). L’imparfait « dans le muezzin de ton absence » (p. 159). Le lecteur pleure sur le livre : pas de la peine, du passage : « où es-tu ? avec » (p. 19). La douleur, la phrase : le poème d’où.

"L'anguille" de Miquel Barcelo (1993)







[1] C. Sagot-Duvauroux, Le Buffre, Barre-des-Cévennes, éditions Barre parallèle, 2010.

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