Pierre Bonnard, L'atelier au mimosas
Il oublie souvent la date. Heureusement, elle a une grande
sensibilité météorologique.
Ils s’exercent chaque jour à devenir des guetteurs
attentifs à ce qui vient. Leur
phrase n’a ni jour ni heure mais elle sait parfaitement le temps qu’il fait.
Elle n’a qu’un temps intérieur. Il ne retient rien de ce qui
leur arrive. Elle sait que ce n’est pas une histoire de souvenir. Ils écoutent
ce que peuvent leurs corps.
La phrase se décante dans le poème. Alors elle le voit
parfois rougir. Il a vu que tout recommençait par elle.
Elle a souvent le vertige devant cette énigme de bonheur
qu’il lui propose. Une simple phrase leur suffit pour partir dans le
vacillement.
Dans l’incertain, il multiplie ses expériences. Elle voit
bien que c’est la même phrase mais chaque fois plus singulière. Elle ne s’y
retrouve jamais autrement qu’emmêlée.
Elle n’a de cesse d’augmenter la proximité. Elle l’appelle
souvent par son nom. Il aime ces répétitions de l’appel. Sa phrase gagne alors
tout l’ici et perd de sa distance.
C’est tout ce qui l’entoure et qui pourtant ne semble pas
digne d’intérêt qui compte pour elle. D’abord, l’ombre et la périphérie.
Avec sa phrase, il cherche plus à la sentir qu’à la décrire.
Elle fait la ronde et sur ses bords grossit considérablement
tout ce qui les relie. Une prosodie qui emporte toute la syntaxe.
A deux, ils donnent immédiatement du relief à n’importe quel
tableau et encore plus à la première phrase venue.
Aucun centre, dit-elle, surtout quand il multiplie les
points de vue dans un même refus de la distance.
Les catégories qui découpent sa phrase flottent et chacune
est au présent d’une relation qu’elle tient dans sa voix.
Elle n’a aucune limite autre que de s’arrondir de plus en
plus. Il la laisse lui prendre la main pour guider son énonciation.
Aucun intimisme, pour elle, dans cette sensualité qui prend
le grand air. Il a besoin de respirer son air le plus intime dans chaque
phrase.
Pierre Bonnard, Nu dans le bain
L’un et l’autre se souviennent du saut de la biche
par-dessus leurs ébats dans un creux lumineux de la forêt. Ils n’en reviennent
toujours pas, leur phrasé saute de joie.
Avec les deux pronoms de la réciprocité, elle ne dissocie
pas et raconte sans début ni fin.
Il a appris à la retourner en confondant intérieur et
extérieur. Elle a désormais pris l’habitude de rester sur le pas de la porte et
il lui fait la surprise d’arriver dans son dos.
Elle est incapable de supporter les chevilles ou alors ce
sont elles qui font le sujet : c’est alors qu’il comprend ce qu’est une
ritournelle.
Elle n’a pas d’autre intensité que dans chaque instant. Un
communisme qui n’est pas pour le lendemain. Il se souvient de Ducasse.
La phrase chante de partout. Il ne s’échine à aucun couplet,
tout est refrain pour elle.
Il a parfois peur qu’elle sature. Mais c’est en demandant
toujours plus qu’elle l’amène à considérer ses moindre geste.
Elle lui demande la démarche inverse : ne pas maîtriser
l’éblouissement mais dans l’obscur, voir ses clartés.
Alors elle ouvre ses réflexions autant que ses sensations à
ce qu’il ne nommera jamais au risque de la perdre.
Ils ont appris à renverser le proche en lointain et
l’inverse. Elle obtient alors non une perspective mais un enchantement.
Cette disparition du relief la rend plus souple et sans
bord. Il n’est pas devant. Il en vient à proprement parler.
Il y a de l’affolement qu’il tente de cartographier. Elle ne
sait pas lire les cartes. Ils aiment cette perte de repères pour mieux goûter
ce qui vient.
La rime par les deux bouts c’est la joie. Elle le lui a
écrit un beau matin.
En fin de compte, c’est le fouillis qui règne comme si rien
ne devait être exclu parce que tout y devient sa vie, à elle.
Pierre Bonnard, La Salle à manger à la campagne
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