Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Louis Aragon[1]
Le livre de poèmes, Les Indes (op. cit.), vise « l’épopée » (p. 127) : six chants proposent une double traversée par-dessus une « mer éternelle » qui fonderait une nouvelle civilisation, celle de « la relation ». Relevons les titres des six « chants » (Glissant signale dans chaque « programme » de présentation qu’il s’agit bien à chaque fois d’un Chant) : « L’Appel ; Le Voyage ; La Conquête ; La Traite ; Les Héros ; la Relation ».
La femme-continent ou la relation-origine : l’Inde dans le mythe
Nous ne lirons pas l’intégralité de cette épopée de la conquête d’un continent par l’Occident, par l’occidental et « son amour si rouge » (p. 99). Nous lirons de près le dernier chant, non seulement parce que son titre nous le demanderait mais parce qu’il constitue le chant final et donc l’ouverture à l’œuvre glissantienne qui va suivre. Toutefois, nous aimerions auparavant fixer un des problèmes de l’écriture épique de Glissant : celui qui concerne l’allégorie qui fait de l’Amérique une femme. C’est « La Conquête » ou « tragique Chant d’amour avec la terre nouvelle » (p. 89) qui nous en donne les éléments essentiels. Dix sections constituent ce chant. On y entend la « parole du capitaine » (p. 91) qui dirige « les amants » de « la vierge » :
Leur langage te sera viril, ô terre, ô femme éblouie, ton sang rouge mêlé à ta glaise rouge. (ibid.)
C’est donc une femme qui symbolise cette Inde nouvelle, si l’on excepte la sixième section (poème XXXVIII, p. 96) qui propose une pluralisation de cette « femme » :
[…] femme des rives, femme des brousses, femme
De terres rouges, de volcans ; et puis sur le Plateau où l’on descend, femme des villes ! (ibid.)
Cette pluralisation est la description d’un corps morcelé qui renforce l’allégorie elle-même. Les valeurs de l’allégorie sont celles que la femme des mythologies prend toujours : figure de l’origine, de l’éternité et donc de l’absence d’histoire que les clausules de sept poèmes sur dix réaffirment :
Mais le rivage sommeillait dans son éternité. (p. 92)
Mais la forêt bruissait dans son éternité. (p. 93)
Et la montagne tressaillait dans son éternité. (p. 94)
Mais la ville pleurait, très douce, dans son éternité. (p. 95)
La femme se taisait, si belle, en son éternité. (p. 97)
Mais la terre gardait, si nue, le vœu de son éternité. (p. 98)
Or la terre pleurait, sachant qu’elle est l’éternité. (p. 100)
La virginité (« la pucelle dénudée », p. 99) et la beauté (ci-dessus, p. 97) font la seconde valeur mythique de la femme-Amérique. La pureté vient évidemment confirmer cette configuration de valeurs qui associe la passivité et la lascivité, la primitivité et la beauté, la nudité et l’éternité… à la femme éternelle. On a donc bien, dans une tentative épique post-coloniale, un retour du schème occidental de base qui associe la femme, le primitif, la terre, le corps dans des dichotomies qu’on ne cesse de décliner pour éviter de penser.
Nous aimerions admettre qu’« avec les Indes, soudain, le poète élève la voix la plus puissante qu’on ait entendue depuis Saint-John Perse » et que « ces six chants, […], marquent une immense métamorphose du langage et de la pensée », ainsi que le dit Jean Paris en quatrième de couverture, mais nous nous permettons de douter qu’une telle reprise des principaux éléments traditionnels du mythe occidental de la femme-nature soit d’augure à métamorphoser le langage et la pensée.
Peut-être que « la mère inaltérable — une Femme fut vue, qui se leva dans l’aube » et qui « traverse la parole », que Glissant fait intervenir dans l’avant-dernier « Chant » (p. 111)— modifie cette allégorie trop caricaturale ? N’est-elle pas l’alba des troubadours ? À l’incipit du « Chant » :
Elle paraît au matin ; […] (p. 113)
Ou alors n’est-elle pas plutôt une de ces Néréides, Vénus en personne, Aphrodite sur les eaux ?
L’homme la presse contre lui, ne voyant d’elle que ce mystère de ses lèvres, jaspes d’écumes. (p. 114)
Et encore ne serait-elle pas la République qui se lève, comme dans un tableau de Delacroix ?
On connaîtra que celle qui éveille est Liberté, douce ou torride, au bas du jour. (p. 116)
« (Mais il est temps de l’avouer déjà.) » (ibid.) : n’est-ce pas la déesse du culte vaudou, ou « la prêtresse » (p. 118) de « la géhenne et la forêt torride » (p. 116) ? Le dernier poème du « Chant » la désigne « Liberté » (p. 121) mais ne serait-ce cette « Inde » que tous les chants évoquent ? Le premier « programme » ne signalait-il pas déjà ce rapport du rêve au réel, de l’homme à son désir :
L’imagination crée à l’homme des Indes toujours suscitées, que l’homme dispute au monde. […] Le rêve s’épuise dans son projet. L’homme a peur de son désir, au moment de le satisfaire. (p. 68)
Et cette déclinaison des Indes nous en apprendrait tout autant[2] :
Les Indes sont éternité. (p. 74)
Mais les Indes sont vérité. (p. 77)
Mais qui peut, ô marins, se déprendre des Indes ? (p. 82)
Inde je te dirai. Inde de l’Ouest : afin que je regagne mon rêve.
Afin que rien ne soit perdu, de ce songe effaré ! L’image est bonne, je la garde. (p. 97)
C’est l’Inde de souffrance après les Indes du rêve. (p. 101)
[…] ces Indes déchirées (p. 111)
L’Inde est imaginaire, mais sa révélation ne l’est pas. (p. 114)
Terre née d’elle-même, pluie des Indes assumées. (p. 119)
Quelles Indes l’appellent ? (p. 123)
L’épopée : légende de la Terre ou de l’Humanité ?
C’est alors le dernier « chant » qui nous livre une nouvelle allégorie : l’Inde est toujours à l’horizon une « image » du désir de l’homme. Entre les deux, « la mer est éternelle » (p. 123), dit Glissant, et c’est la relation. Ce que nous allons vérifier et ce qui met « la relation » dans l’allégorie, dans « l’image » que Glissant va garder pour longtemps.
Le début du dernier « Chant » signale la fin de tout « appel » : « O qu’il tarisse ! ». Le Paradis est bien définitivement perdu puisque le monde serait découvert :
L’appel ! O qu’il tarisse ! Et qu’il ne soit dans le désir ni un atoll ni une baie
[…]
Pour enflammer marins et moines, pèlerins du Jardin d’Or. (p. 125)
C’est un « Chant » profondément nostalgique dont la répétition fatiguée augmente la valeur (« la dernière » ; « ô ma fatigue » ; « pour une fois encore » et surtout la « douve » qui sépare encore le narrateur du vieux continent auquel il accoste lentement) et dont les acteurs sont sans espoir, sans lendemain : « fils de la terre du passé qui jadis fut terre à venir ». Et Gênes, d’où partit le corps de Colomb, répond plus par le « front de [ses] jetées » que dans « la mémoire de [ses] fils » (p. 127). Aussi, le narrateur épique décide-t-il de « cri[er] les Précurseurs » (Polo, Gama, Magellan). Puis il revient à la « Ville », l’interpellant « après la noce d’aventure » pour porter « de partout, cette lamentation du monde » : la fin de ce qui a porté l’espérance :
Et une Inde, laquelle ? en qui le rêve a son limon. (p. 128)
Il y aurait comme une désespérance du chant épique à conserver une « image », à imaginer encore des Indes. Toutefois le narrateur épique n’est pas en peine, semble-t-il, et c’est dans l’enthousiasme qu’il conclut :
C’est épaisseur des cieux et la dernière étoile convoitée,
C’est au coin de la lune l’oasis de l’infini
C’est liberté nourrissant l’homme, c’est la femme aimée
C’est pour un peuple qui gémit, l’écartement de la broussaille,
Pour un qui meurt c’est le silence et la beauté pour un qui vit,
Et c’est au cœur le nœud d’eau grise qui épie.
Là ! plus de plaine ! Où est la ville, ah, convoyez vos armadas sur le nouvel empire,
Frégates ! Une Inde encore, de raison démesurée, a pris le large
Avec ses hommes prévoyants. Ils se souviennent de ceux-là qui tinrent
Sur la première plage l’oraison de gloire et de fragilités.
Voici la plage, la nouvelle. Et elle avance pesamment dans la marée,
La mer ! ô la voici, épouse, à la proue, délaissant l’ancre.
Elle roule, très-unie : sur sa route non-saccagée.
O course ! Ces forêts, ces soleils vierges, ces écumes
Font une seule et même floraison ! Nos Indes sont
Par-delà toute rage et toute acclamation sur le rivage délaissées,
L’aurore, la clarté courant la vague désormais
Son soleil, de splendeur, mystère accoutumé, ô nef,
L’âpre douceur de l’horizon en la rumeur du flot,
Et l’éternelle fixation des jours et des sanglots. (p. 129-130)
Ce « final » montre que Glissant, contre toute déréliction, veut maintenir un « chant » qui prend sa source dans le mythe (« Une Inde encore ») plus que dans l’histoire : la tentative reste donc liée à la tradition qui veut que la poésie soit plus liée au mythe qu’à l’histoire. Nous verrons plus loin que sa définition de la poésie comme ethnotechnique est le maintien de cette fonction dévolue à la poésie ainsi que Ronsard le signalait en son temps, dans l’avis aux lecteurs de sa Franciade (1572)[3] :
L’Histoire reçoit seulement la chose comme elle est, ou fut, sans déguisure ni fard.
Le Poète qui écrit les choses comme elles sont, ne mérite pas tant que celui qui les feint, et se recule le plus qu’il lui est possible de l’historien ; non toutefois pour feindre une poésie fantastique comme celle de l’Arioste, en laquelle les membres sont aucunement beaux, mais le corps est tellement contrefait et monstrueux qu’il ressemble mieux aux rêveries d’un malade de fièvre continue qu’aux inventions d’un homme bien sain.
Ce que Boileau (Art poétique, v. 160-163)[4] confirmera :
D’un air plus grand encor la poésie épique,
Dans le vaste récit d’une longue action,
Se soutient par la fable et vit de fiction.
Reste que le poème épique est d’abord un problème poétique qu’on a intérêt à maintenir ainsi que, peut-être Victor Hugo le suggérait dans sa préface à la Légende des siècles :
L’auteur, sans diminuer la portée de l’histoire, veut constater la portée de la légende.
Le problème poétique est bien celui du rapport du légendaire et de l’historique. La tentative de Glissant est intéressante : ne lit-on pas, dans la litanie des présentatifs, l’alternance de la science et de la rêverie, du politique et de l’amour, du collectif et de l’individuel ? Mais la litanie s’achève sur cette « grise[rie] » : « au cœur le nœud d’eau grise qui épie » ! Aussi pourrait-on considérer cette litanie totalement du côté d’un légendaire qui nie l’historique, tellement elle est prise dans les clichés sans que de nouveaux poncifs soient découverts : « l’oasis de l’infini » fait sourire ; « liberté » — notons l’absence de déterminant — « nourrissant l’homme » est une image que les tyrans déchirent vite certes, mais que nous ne pouvons plus garder quand on sait que ce sont les hommes qui nourrissent la liberté…
La « raison démesurée » de Glissant est un bel oxymoron, quand la valeur cardinale de la virginité de « l’épouse » fait une belle allégorie (« sur sa route non-saccagée » et « ces soleils vierges » où la virginité est en chiasme attribuée aux héros mâles…), mais encore « l’aurore », cette vieille Muse avec sa « clarté », qui court après « son Soleil » : autant de figures qui viennent remplir le théâtre d’un vieux mythe, « l’éternelle fixation des jours et des sanglots ». La poésie qui fixe n’est plus langage mais monument mort : la poésie qui veut rester langage ne doit-elle pas plutôt fixer l’éternité des jours et des sanglots, c’est-à-dire ce qui est éternel dans l’instant, la circonstance ?
Nous pourrions signaler que le mythe est aussi du côté de l’insistance métrique qui bloque le vers de Glissant dans un retour régulier du six-syllabes et du huit-syllabes constituant les deux hémistiches d’un nouveau « vers héroïques »…
Il y a chez Glissant une sacralisation concomitante du mot et de la mesure qui sanctionne ce qu’il suggère lui-même :
[…] cette voix où je m’efforce […] (p. 120)
Tout le travail du poème est dans cet effort rhétorique d’une tenue que Le Sel noir continuera. Effort rhétorique qui pose une force oxymorique au principe du poème ainsi que Jad Hatem le signale[5] :
La noirceur du sel est donc le retournement de la saveur en torture, mortification.
Mais, sortant du détournement (al)chimique, nous lisons aussi, avec Jacques Berque[6], ce « sel de la terre », cette « nature longtemps prisonnière, qui veut renaître au monde » (p. 18). Ce que le spécialiste du monde et de la culture arabes généralise à tous les poètes de l’espace francophone qui entendent bien, selon lui, « servir […] leurs peuples qui ont tellement besoin de re-culturer leur Nature en re-naturant leur culture » (p. 15). Berque ne dit pas autre chose que ce que nous avons voulu suggérer relisant Les Indes : ce qui, des discours du commentaire au discours de l’œuvre, signale une tension si ce n’est une résolution entre « nature » et « culture » s’agissant du langage, du poème… et de l’essai. Nous pensons que Glissant fait entendre le poème épique quand il fait le plus tenir la tension alors qu’il échappe au poème pour le verser complètement dans le mythe quand il croit la résoudre :
Pour une fois encore je salue l’aube naissant sur un poème non connu et un désir ;
Bientôt la plaine aura cerné, d’un seul coup d’ailes, ce qui fut
Montagne et mer de l’espérance, et désirade où la souffrance gît. (Les Indes, p. 126)
[1]. L. Aragon, Les Yeux d’Elsa (1942), Paris, Seghers, 2002, p. 16.
[2]. Les passages en italiques sont de Glissant ils proviennent des « programmes » de chaque « chant ».
[3]. P. de Ronsard, Œuvres complètes, éd. de P. Laumonier, R. Lebègue et I. Silver, STFM, 1914 à 1974, 20 volumes.
[4]. N. Boileau, Œuvres complètes, éd. A. Adam et F. Escal, « Pléiade », Gallimard, 1966.
[5]. J. Hatem, « Glissant ou l’alchimie de la création poétique », dans Notre Librairie, op. cit., p. 54.
[6]. J. Berque, « Préface » dans É. Glissant, Le Sel noir, Paris, Poésie/Gallimard, 1983, p. 7-18.
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